Sur la corruption des élus, il connaît toutes les statistiques. Chef du Service central de prévention de la corruption (SCPC) au ministère de la justice, François Badie sait que trois élus locaux sont poursuivis chaque semaine en France, qu’aucune peine de prison ferme n’a été prononcée pour « favoritisme » en 2012 (sur 34 condamnations), que 51 affaires de « détournements de fonds publics » ont été poursuivies par les procureurs en 2013 (contre 207 arrivées dans les tribunaux), etc. Bref, il sait que la France doit mieux faire.
Dans un entretien à Mediapart, ce magistrat (dont le statut contraint en partie la parole) livre ses préconisations pour mieux prévenir et sanctionner les atteintes à la probité chez les élus. Ce mercredi 7 janvier, François Hollande attend également les recommandations de Jean-Louis Nadal, le président de la Haute autorité pour la transparence (HAT), qui doit lui remettre un rapport sur « l’exemplarité » des responsables publics. Un an après les lois « post-Cahuzac », le chef de l’État prétend en effet franchir une nouvelle étape dans la moralisation de la vie publique. Mais comment faire ?
Vous recommandez de créer une infraction d’« enrichissement illicite » dans le code pénal, qui viserait les élus et les milliers de personnes publiques remplissant une déclaration de patrimoine. Pourquoi est-ce nécessaire ?
Il arrive que la justice ait des soupçons sur un élu parce qu'il mène un train de vie incompatible avec ce que sont a priori ses revenus (par exemple un député qui jouit d’une maison sous les tropiques valant plusieurs millions d’euros...). Il arrive que la distorsion entre ces revenus et le patrimoine accumulé apparaisse évidente. Mais il est souvent difficile pour le procureur de la République d’apporter la preuve de l’origine illicite du patrimoine.
Il s’agirait, avec cette nouvelle infraction, de renverser la charge de la preuve en matière de corruption : ce serait à l’élu de prouver l’origine licite des biens dont il dispose. Ce renversement de la charge de la preuve existe déjà dans le code pénal pour les trafiquants de drogue et les proxénètes, ça n’est pas nouveau. Pourquoi ne pas l’appliquer aux atteintes à la probité (favoritisme, prise illégale d’intérêt, trafic d’influence, etc.) ? Cette infraction pourrait être punie de trois ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende.
Certains députés l’ont proposé en 2013 lors de l’examen des lois sur la transparence, sans succès. Le gouvernement s’y est opposé…
Ce principe existe en France pour d’autres formes de délinquance sans que cela heurte le principe de présomption d’innocence. Il existe à l’étranger, au Royaume-Uni, dans certains pays du continent africain… C’est un sujet dont on discute dans le cadre du groupe de travail anti-corruption du G20, auquel je participe pour la France. Ce délit « d’enrichissement illicite » compte parmi les prescriptions, certes facultatives, de la Convention des Nations unies contre la corruption (dite de Mérida), ratifiée par la France. Je crois que ce serait à la fois très efficace dans la répression et très dissuasif.
Prévoir l’inéligibilité à vie pour les élus condamnés dans les affaires les plus graves, ne serait-ce pas la meilleure dissuasion possible? Après les aveux de Jérôme Cahuzac, le président de la République l’avait d’ailleurs annoncée (« Les élus condamnés pénalement pour fraude fiscale ou pour corruption seront interdits de tout mandat public »), avant que les députés y renoncent…
Les parlementaires ont préféré porter de cinq à dix ans la peine maximale d’inéligibilité (une peine complémentaire et non automatique qui reste à l’appréciation des tribunaux). Alors sans doute faut-il aller plus loin pour restaurer la confiance des citoyens envers la classe politique. Mais l’inéligibilité à vie me semble un peu extrême, il ne faut pas non plus en arriver à la mort civile des individus. Nous proposons donc un autre dispositif, qui revient un peu au même : tous les candidats à une élection locale ou nationale devraient présenter un casier judiciaire vierge, au moins vierge de certains types d’infractions comme les atteintes à la probité – une affaire bénigne dans votre jeunesse ne doit évidemment pas vous priver de vous présenter. C’est parfaitement envisageable puisque les candidats à un concours de la fonction publique sont déjà tenus de présenter un casier vierge (l’extrait B2 pour être précis). Ce serait plus équitable.
En attendant, les tribunaux ne devraient-ils pas condamner plus souvent à des peines d'inéligibilité ? Les procureurs en requérir plus souvent ?
Il est certain que l’inéligibilité est une sanction beaucoup plus dissuasive pour l’homme politique, dont c’est toute la vie, qu’une peine d’amende ou même de prison avec sursis. Les tribunaux sont indépendants bien sûr, mais ils devraient, à mon avis, considérer la question de manière un peu plus systématique.
Ne faudrait-il pas, pour mieux sanctionner la corruption chez nos élus, instaurer surtout l’indépendance du parquet, c'est-à-dire des procureurs ? Aujourd'hui, les procureurs peuvent classer une affaire ou bien la confier à un juge d’instruction indépendant, élargir le périmètre de ses investigations ou le circonscrire, recommander telle ou telle peine au tribunal, alors même qu'ils sont soumis hiérarchiquement au ministre de la justice...
Affirmer que « le parquet est à la solde du pouvoir », c’est globalement faux et c'est un peu tarte à la crème. Il ne faut pas s’imaginer non plus que les procureurs détournent les yeux dès qu’un élu commet une infraction ! Mais tant que la suspicion demeure, il y a un problème. Cela dit, ce problème est globalement résolu depuis qu'une loi de 2013 a interdit au garde des Sceaux d'adresser des instructions aux procureurs dans des dossiers individuels. Et surtout, en matière de corruption, depuis que la possibilité a été donnée à des associations agréées de se constituer partie civile dans les dossiers. Elles sont au nombre de deux pour l'instant : Transparency international et Sherpa.
Ces associations peuvent désormais déclencher l'action publique : en cas d'inertie d'un procureur, elles peuvent passer outre en saisissant un juge d'instruction directement. Cette avancée adoptée en 2013, que l'on n’a pas saluée à sa juste valeur, contrebalance le soupçon d’inertie ou de mauvaise foi du parquet. Honnêtement, ça rend le débat sur l’indépendance des procureurs un peu théorique.
Je vous rappelle par ailleurs la création en 2013 du procureur national financier (qui se saisit des atteintes à la probité particulièrement complexes, ndlr), d'une chambre correctionnelle qui lui sera dédiée au tribunal de Paris pour accélérer le jugement de ses affaires, ou encore d’un office central anti-corruption doté de plus de 80 enquêteurs (policiers, gendarmes, etc.). Tout cela va dans le bon sens.
Vous pointez tout de même des insuffisances dans les lois de 2013, au moins vis-à-vis des lanceurs d'alerte ?
Dans les affaires de corruption, où la victime c'est la collectivité, c'est tout le monde, c'est-à-dire personne, où il n'existe aucune victime directe, il est capital que l'infraction puisse être détectée. Pour cela, il faut améliorer la protection des lanceurs d'alerte.
Or si la réforme de 2013 constitue une avancée, elle n’est pas aboutie. Elle a certes confirmé une certaine protection des lanceurs d’alerte du secteur privé contre les risques de licenciement, pour en faire un peu des salariés protégés (tels les délégués syndicaux). Elle a introduit une protection similaire dans le secteur public, où ça n'existait pas. Mais il faut encore améliorer les modalités de protection, car il y a mille manières de casser les pieds à un lanceur d'alerte « nuisible » : la placardisation, le harcèlement moral, etc.
La réforme n'est pas allée au bout. Par exemple, la loi prévoit que les lanceurs d'alerte qui ont signalé une infraction peuvent entrer en contact avec le SCPC. Mais elle ne dit pas ce que peut faire le SCPC pour les aider ! Il nous faudrait des pouvoirs de communication, c'est-à-dire qu'on puisse entrer en contact avec l'entreprise ou l'administration concernée, faire une petite enquête administrative, leur rappeler le droit, etc. Un rappel à la loi pourrait suffire dans certains cas pour éviter la maltraitance. Or pour l'instant, nous avons une mission mais pas les moyens de l’accomplir.
Dans votre dernier rapport, vous pointez particulièrement les risques de corruption au sein des collectivités locales. Vous recommandez de limiter encore le cumul des mandats, facteur de risques. Vous évoquez aussi les chambres régionales des comptes, ces juridictions financières chargées de contrôler la gestion des collectivités, qui ont vu leurs moyens réduits. Sept ont été supprimées sous le mandat de Nicolas Sarkozy. À quoi bon de nouvelles infractions dans le code pénal, si on crée un contexte aussi favorable à la corruption des élus ?
Le contrôle des chambres régionales des comptes fonctionne encore très bien. Quand elles examinent les budgets des collectivités, elles sont parmi les autorités qui font le plus de signalements aux procureurs de la République sur des atteintes à la probité (29 signalements en 2013 pour toute la France, ndlr). Le problème, c’est que ça vient tard, puisque c’est après l'exécution des budgets. Par ailleurs, les chambres régionales des comptes ne contrôlent évidemment pas toutes les collectivités tous les ans, donc des secteurs entiers restent à l'abri pendant des années. Et c’est vrai que leurs effectifs sont un peu diminués.
Vous regrettez aussi l'affaiblissement du contrôle exercé sur les actes des collectivités par les préfectures (en matière de marchés publics, d'urbanisme, etc.). Jadis très étendu, ce contrôle de légalité en amont est devenu une passoire. N'est-ce pas un facteur structurel de corruption, totalement ignoré par les politiques et les médias ?
C'est un vrai problème. Avec la décentralisation, les collectivités ont été dotées de plus en plus de compétences. Or dans le même temps, on constate que le contrôle de légalité effectué dans les préfectures s'est réduit comme peau de chagrin, à sa plus simple expression. Le contrôle a été « simplifié » (on a augmenté le champ des actes non soumis à transmission, par exemple pour les marchés publics, ndlr). On a supprimé des services et des fonctionnaires chargés de ce contrôle en amont (les effectifs ont diminué de 20 % en trois ans avec la révision générale des politiques publiques entreprise sous Nicolas Sarkozy, ndlr). Ce contrôle de légalité est maintenant de pure forme, et il concerne le plus souvent des irrégularités mineures. Il faut en refaire une priorité.
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