Le trafic de migrants n’a jamais été aussi florissant. En raison de l’afflux de personnes fuyant leur pays aux frontières de l’Europe, ce business mortifère s’est développé le long des routes migratoires, en particulier en Turquie et en Libye, là où la traversée de la Méditerranée impose le recours à des passeurs.
Générant des milliards d’euros de bénéfice chaque année, cette économie illégale a changé d’échelle. Ses acteurs se sont multipliés et professionnalisés. Ils font prendre plus de risques à des candidats au départ prêts à tout pour échapper à la guerre. Cet hiver, contrairement aux années précédentes, ils n'observent pas de trêve, malgré les mauvaises conditions de navigation. Quittant les rives libyennes et turques, des bateaux surchargés prennent la mer avec à leur bord des familles entières risquant le naufrage. Selon le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), plus de 207 000 personnes ont traversé la Méditerranée depuis début janvier. Un record : presque trois fois plus qu’en 2011, année qui avait pourtant connu une accélération à la suite de la révolution tunisienne. Cet itinéraire a été le plus meurtrier au monde : 3 419 personnes au moins y ont laissé la vie en 2014.
Pour la première fois cette année, note le HCR, les personnes originaires de pays ravagés par les conflits, Syrie et Érythrée en tête, sont devenues majoritaires sur les bateaux. La misère qui jette sur les routes des générations d’Africains subsahariens n’est plus le principal pourvoyeur d’exilés. Autre changement : les Syriens fuyant les bombes partent avec femmes et enfants (regarder le reportage diffusé par le Corriere Della Sera le 23 septembre 2014, montrant une opération de sauvetage). Issus des classes moyennes, ils disposent de ressources financières plus importantes que les autres migrants. Médecins, ingénieurs, commerçants, ils refusent d’être enrôlés dans l’armée de Bachar al-Assad ou de rejoindre les troupes de l’État islamique. Les passeurs en profitent pour augmenter les tarifs. En échange de milliers d’euros, voire de dizaines de milliers d’euros, ils leur font miroiter un transfert vers l’Allemagne, la Suède ou les Pays-Bas, les trois destinations les plus en vue.
Selon les estimations de Frontex, l’agence européenne chargée du contrôle des frontières extérieures de l’UE, un convoi maritime entre la Libye et l’Italie rapporte jusqu’à un million d’euros aux organisateurs, sachant qu’une place à bord se négocie de 1 500 à 2 000 euros pour 450 passagers. Avec 4 000 tentatives de passage par semaine, les gains potentiels sont gigantesques. Pour l’ensemble de l’année, ils s’élèvent à plusieurs milliards d’euros : le responsable de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNOCD), Yury Fedotov, a récemment évoqué le chiffre de 7 milliards de dollars (5,7 milliards d’euros) tirés en un an du trafic de migrants.
L’illégalité de la traversée rend ce moment difficile à documenter. Confessions de trafiquants, témoignages de migrants, analyses d’ONG ou d’institutions internationales : les sources sont rares. Ces derniers mois, à l’occasion de leur procès, des personnes poursuivies comme passeurs ont été amenées à décrire leurs activités. C’est le cas d’un Tunisien de 33 ans, Karim El-Hamdi, qui a été interpellé en Sicile au port de Pozzallo, après s’être improvisé commandant d’un navire chargé de migrants. Son témoignage, publié sur le site d’information américain The Daily Beast, montre comment le système s’est restructuré avec l’arrivée des Syriens.
« Les Syriens achètent tout. Cela pousse les trafiquants à proposer plus », a-t-il indiqué aux autorités italiennes. Il liste l’ensemble des « services » que les passeurs font payer. Le tarif de base varie entre 1 000 et 2 500 dollars. Tout le reste vient en plus : 200 dollars pour un gilet de sauvetage ; 100 dollars pour des bouteilles d’eau et des boîtes de conserve de thon ; 200 dollars pour une couverture ou un vêtement de pluie ; 200 à 300 dollars pour une place, qualifiée de « première classe », sur le pont du bateau – les soutes sont la « troisième classe » ; 300 dollars pour un appel sur le téléphone satellite Thuraya ; plusieurs centaines de dollars pour obtenir un contact en Italie susceptible de vous conduire à destination.
Les filières s’organisent en fonction de cette nouvelle « demande ». Frontex estime que la Libye est l’une des plaques tournantes : les « gangs criminels » quadrillent le pays, au point qu’il n’est pas possible de se déplacer sans eux. Ils recrutent, selon l’agence, d’anciens migrants, s’appuyant sur leurs connaissances linguistiques, pour les mettre en lien avec les candidats au passage. Ce business alimente tout un commerce, à Tripoli ainsi que dans les villes côtières de départ : les migrants paient cher pour loger dans des maisons en ruine, des hôtels pourris ou des hangars décrépis, pour se nourrir et pour leurs achats du voyage.
Les têtes de réseaux recherchent les intermédiaires susceptibles d’assurer le transport. Les passeurs poursuivis devant les tribunaux italiens sont ainsi souvent des seconds couteaux. Karim El-Hamdi affirme qu’il est devenu trafiquant accidentellement. Migrant lui-même, et cherchant à rejoindre l’Europe, il s’est vu proposer 1 500 dollars pour conduire un bateau alors qu’il se trouvait dans un café en Libye. Comme lui, beaucoup d’exilés monnaient leur savoir-faire en cours de route. Plus le risque est grand, plus il est rémunérateur. À Calais, ouvrir et fermer les portes des camions rapporte quelques euros ; de même, à Paris, acheter les billets de train à la place de ses compatriotes est considéré comme un moyen de gagner un peu d’argent. Parfois cela se termine au poste de police – et le cas échéant par des condamnations pour aide au passage.
En mer, les passeurs ont plusieurs options pour éviter de se faire arrêter : soit abandonner leur bateau avant qu’il ne soit intercepté en fuyant sur un canot de sauvetage, soit faire passer pour des trafiquants des migrants ordinaires. C’est ce qu’a tenté de faire, en vain, un autre passeur, nommé Khaled Ben Salem, Tunisien de Sfax, accusé d’avoir été le capitaine du navire qui a coulé au large de Lampedusa le 3 octobre 2013, causant la mort de 363 personnes. Un voyage qui, selon les calculs du journaliste de L’Espresso Fabrizio Gatti, a rapporté 790 000 dollars (environ 646 000 euros) aux trafiquants, une fois déduits l’ensemble des « frais », à savoir le chalutier, les réserves de fioul, le transport en camion des passagers et la rémunération des hommes à la barre. Des mineurs seraient aussi de plus en plus souvent aux manettes, pour réduire les peines de prison encourues.
Le trafiquant qui a reçu le Guardian au cours de l’été 2014 dans son appartement de Zouara, ville libyenne située à proximité de la frontière tunisienne d’où partent la plupart des embarcations, est d’un autre calibre. Lui ne navigue pas : il reste à terre pour organiser les voyages à destination de Lampedusa, l’île italienne la plus proche. Encore en activité, il explique la « rationalité » d’une affaire qui lui rapporte au moins un million de dollars par semaine. Sa fortune, il assure la devoir au chaos politique dans son pays. Depuis la mort de Mouammar Kadhafi, l’effondrement de l’État laisse les frontières maritimes – mais aussi terrestres – sans surveillance.
« Jusqu’à présent, aucun des bateaux que j’ai rempli de migrants n’a fait naufrage », se vante-t-il, estimant que cela « lui garantit un bon crédit » auprès des personnes qui font appel à lui. « Je ne suis pas un criminel, j’offre un service », insiste-t-il. Cette industrie est pourtant impitoyable. Frontex observe que la multiplication des traversées s’est accompagnée d’une brutalité accrue des passeurs. Un navire aurait ainsi été coulé délibérément au large de Malte début septembre, après que les passagers – des Syriens, des Palestiniens, des Égyptiens et des Soudanais – ont refusé d’être transférés sur des embarcations plus petites. 500 personnes se sont noyées. Les migrants disent fréquemment être battus – le cas d’un homme poignardé à mort a été signalé. Il arrive selon les témoignages qu’ils se fassent tirer dessus et que les corps soient jetés par-dessus bord.
La Libye n’est pas la seule voie d’entrée dans l’UE. La Turquie est tout aussi empruntée. Elle l'est même de plus en plus selon Frontex, qui observe que ce pays est désormais préféré à la Libye où la traversée est jugée trop dangereuse. Plus de 815 000 Syriens y ont trouvé refuge depuis le début de la guerre. Certains y restent, d’autres poursuivent leur chemin au bénéfice des passeurs. Des quartiers d’Istanbul, comme Aksaray et Tarlabasi, s’organisent autour de ce commerce (chambres d’hôtel, travail au noir, etc.). Depuis qu’un mur sépare la Turquie de la Grèce le long de la rivière Evros, la route s’est réorientée vers la mer Égée. Les départs se font depuis Izmir ou Marmaris, à bord de bateaux pneumatiques. La traversée étant plus courte et moins risquée qu’à partir de la Libye, les tarifs sont plus élevés : entre 2 000 et 3 000 euros par personne, selon un reportage du site d’information basé à Bruxelles Equal Times.
Depuis quelques semaines, les passeurs ont changé de stratégie selon Frontex : ils utilisent de vieux cargos au départ du port de Mersin, au sud-est de la Turquie, encore relié par ferry au port syrien de Lattaquié. Sur ces plates-formes de 75 mètres de long, ils entassent des réfugiés qu’ils laissent dériver jusqu’à ce que d’éventuels secours arrivent. 800 migrants ont été repêchés samedi 20 décembre, au large de la Sicile, après que l’équipage a enclenché le pilote automatique et abandonné le navire. Le profit des trafiquants se compte en millions, car ce passage coûterait au minimum 6 000 euros par personne, sans les « extras », notamment les 16 grammes d'or par personne à verser aux milices pour sortir de Syrie. Avec en moyenne 600 réfugiés par cargo, une traversée rapporte environ 3,6 millions d'euros. « Ces bateaux – parfois pourvus d'équipage russe – sont chers et difficiles à trouver, mais la demande est tellement élevée qu'elle rend cette méthode avantageuse », selon Antonio Saccone, responsable des études à Frontex. « Cela montre à quel point ces filières sont devenues puissantes et sophistiquées », estime-t-il.
Turquie, Libye : les trafics se concentrent autour des portes d’entrée de l’Europe. Mais les passeurs commencent leur office dès la sortie de la Syrie, les postes frontières étant régulièrement fermés, et se poursuivent à l’intérieur de l’espace Schengen pour permettre aux personnes d’atteindre leur destination finale. Il n’existe pas une filière unique qui prendrait en charge les réfugiés tout le long du chemin : les passeurs se partagent les tronçons au gré de leur nationalité, des langues qu’ils parlent, de leurs réseaux, de leur expérience. Le périple au total peut durer des mois, voire des années : à chaque arrêt, les migrants se débrouillent pour gagner de l’argent. Ils se déplacent à pied, en camion, en bateau et même par les voies aériennes pour ceux qui ont les moyens de payer de faux papiers d’identité assortis d’autorisations de séjour.
En famille, ils ne se déplacent pas forcément à la même vitesse : certains ouvrent la voie, attendent leurs proches qui les rejoignent. Un reportage du New York Times, daté du 29 novembre 2013, décrit l’épopée d’une Syrienne, partie avec 11 000 dollars en poche, confrontée à chaque étape de son parcours aussi bien aux exigences des législations des pays traversés qu’à celles des passeurs. Passée par l’Égypte, elle a atteint la Suède. Dans une enquête d’août 2014, Newsweek retrace de son côté la trajectoire via les Balkans d’un certain Murat, arrivé en Autriche après avoir franchi à pied les frontières de Macédoine, du Kosovo, de Serbie et de Hongrie.
Pourquoi les Syriens prennent-ils tant de risques avec leurs familles ? Parce qu’ils sont en danger de mort dans leur pays d’origine. Parce que les voix légales sont peu accessibles. Les visas des pays d’Europe de l’Ouest se distribuent au compte-gouttes, malgré la gravité de la situation. Parce qu'à force, les pays voisins deviennent moins accueillants : au Liban et en Jordanie, les réfugiés sont si nombreux que les nouveaux venus ont tendance à poursuivre leur route. En Égypte, ils sont découragés de rester.
Plus les frontières se ferment, plus elles font l’objet de contournements, selon l'analyse des ONG de défense des droits des étrangers. Plus les murs s’élèvent, plus les migrants prennent des risques. Frontex estime que les brèches ne sont pas non plus sans effets pervers. Selon l’agence, l’opération de sauvetage lancée par la marine italienne, Mare Nostrum, a incité les passeurs à surcharger les bateaux sachant que de l’aide viendrait. Il n’est toutefois pas certain que l'arrêt de ce programme, remplacé par l'opération Triton, de moindre envergure, opérée par Frontex, modifie les comportements des trafiquants.
Ceux-ci, au total, ont bénéficié en 2014 de l’absence de solidarité européenne, les pays membres de l’UE ayant laissé l’Italie en première ligne. Ils ont aussi profité de l’absence de réglementation commune. S’abstenant de prendre les empreintes digitales des exilés, Rome les a par exemple poussés à continuer leur périple, les abandonnant aux mains des passeurs.
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