Emmanuel Macron imaginait sans doute que la privatisation de l’aéroport de Toulouse-Blagnac, ne nécessitant pas le vote d’une loi à la différence des privatisations futures des aéroports de Nice et de Lyon, serait une simple formalité. Erreur ! L’affaire fait de plus en plus de vagues. Après de très violentes polémiques à l’Assemblée nationale, le ministre de l'économie va devoir affronter une nouvelle épreuve, judiciaire celle-là, puisque le Conseil d’État examinera lundi un recours en référé pour excès de pouvoir.
Il faut dire que l’histoire de cette privatisation a commencé par un grave faux pas du ministre, pris en flagrant délit de mensonge. Annonçant début décembre au journal La Dépêche que l’aéroport de Toulouse-Blagnac allait être vendu au groupe chinois Symbiose, composé du Shandong Hi Speed Group et Friedmann Pacific Investment Group (FPIG), allié au groupe canadien SNC Lavalin, Emmanuel Macron avait fait ces commentaires : « Je tiens à préciser qu’il ne s’agit pas d’une privatisation mais bien d’une ouverture de capital dans laquelle les collectivités locales et l’État restent majoritaires avec 50,01 % du capital. On ne vend pas l’aéroport, on ne vend pas les pistes ni les bâtiments qui restent propriété de l’État. [...] Nous avons cédé cette participation pour un montant de 308 millions d’euros », avait dit le ministre de l’économie.
« Celles et ceux que j'ai pu entendre, qui s'indignent de cette cession minoritaire de la société de gestion de l'aéroport de Toulouse, ont pour profession d'une part d'invectiver le gouvernement et d'autre part d'inquiéter les Français », avait-il aussi déclaré dans la foulée, en marge du congrès de l'Union nationale des professions libérales.
Or, Mediapart a révélé le 7 décembre, en publiant les fac-similés du pacte d’actionnaires conclu à l’occasion de cette privatisation, qu’Emmanuel Macron avait menti (lire Aéroport de Toulouse : les preuves du mensonge). En effet, ce pacte ne lie pas l’État à la Région, au département et à la ville de Toulouse, pour former une majorité de 50,1 % au sein du capital de la société ; mais il lie l’État au groupe chinois Symbiose. Ce pacte d’actionnaires précise de plus que les trois membres du directoire de la société seront désormais désignés par l’investisseur chinois. Au terme d’une clause stupéfiante, l’État a même accepté d’abdiquer tous ses pouvoirs : « L’État s’engage d’ores et déjà à ne pas faire obstacle à l’adoption des décisions prises en conformité avec le projet industriel tel que développé par l’acquéreur dans son offre et notamment les investissements et budgets conformes avec les lignes directrices de cette offre », précise la clause 2.2.2.
Le mensonge du ministre lui a donc valu d’abord d’être très vivement interpellé à l’Assemblée nationale, dès le 9 décembre. C’est l'écologiste Noël Mamère qui a mené la charge en brandissant les clauses de ce contrat que Mediapart avait mises en ligne, en reprochant au ministre de l’économie d’avoir travesti la vérité.
Dans une réponse pour le moins maladroite, Emmanuel Macron – qui a toujours refusé de parler à Mediapart (lire notre « boîte noire ») – a été contraint de confirmer la plupart de nos informations. Il a admis que le groupe chinois était domicilié dans un paradis fiscal ; et il n’a pas nié que son allié canadien, SNC Lavalin, venait d’être radié pour dix ans par la Banque mondiale pour des faits graves de corruption.
Somme toute, sa seule défense, en recul, a été de faire valoir que le pacte d’actionnaires garantissait aux collectivités locales une… minorité de blocage au sein du capital de la société Aéroport de Toulouse. Ce qui n’a évidemment plus rien à voir : au début le ministre voulait faire croire à l’opinion que les actionnaires publics restaient majoritaires ; et le voilà contraint d’avouer que ces actionnaires publics ne disposent plus que d’une... minorité de blocage !
Ce mensonge public du ministre a ainsi donné des armes aux détracteurs de ce projet de privatisation. Et dans la région de Toulouse, ils sont très nombreux. Sous la coordination d’un avocat, Christophe Lèguevaques, un collectif d’élus et de citoyens de tous les courants de la gauche (PS, Front de gauche, Europe Écologie-Les Verts…) et de toutes les collectivités concernées (Région, département et ville de Toulouse) s’est donc formé pour faire échec à cette privatisation. Ce collectif comprend également l’Union syndicale Solidaires de Haute-Garonne, la FSU du même département et deux associations de riverains, le collectif contre les nuisances aériennes, et le collectif Francazal. Nos abonnés connaissent Christophe Lèguevaques, puisqu’il dispose de son propre site Internet (il est ici) mais il tient aussi depuis longtemps son blog sur Mediapart (il est là).
Ce collectif a donc pris la décision de déposer un recours pour excès de pouvoir qui sera examiné lundi matin par le Conseil d’État. Voici ce texte :
Dans leur recours pour excès de pouvoir, les requérants observent que le cahier des charges établi pour cette privatisation a été bafoué. Ce cahier des charges édicte en effet que la qualité de chef de file d’un consortium en lice pour la privatisation ne peut être modifié au cours de la procédure. Or, il semble que ce fut le cas. Dans un premier temps, le chef de file aurait pu être le canadien SNC Lavalin, mais quand sa lourde condamnation par la Banque mondiale a commencé à être connue et à faire scandale, il semble que les investisseurs chinois aient subrepticement hérité de cette qualité de chef de file.
Les requérants relèvent également l’omission de toute consultation relative aux bruits et aux nuisances, en violation des obligations légales édictées par la Charte de l’environnement, de même que l’omission de toutes études d’impact. Ils font aussi valoir que « plusieurs membres du consortium Symbiose sont situés dans des paradis fiscaux, ce qui rend impossible le respect des obligations sociales et fiscales ».
Les requérants évoquent aussi le pacte d’actionnaires secret révélé par Mediapart en faisant ces constats : « La procédure ne respecte pas le principe de transparence puisque, même après le choix du repreneur, l’État refuse de communiquer le pacte d’actionnaires avec l’acquéreur rendant ainsi impossible tout contrôle. En effet, il existe un doute que le pacte d’actionnaires négocié avec le consortium Symbiose soit différent de celui proposé aux autres candidats. » Pour eux, « chacun de ces faits constitue un manquement à un principe général communautaire ou un principe général du droit français des appels d’offres ».
En prévision de l’examen, lundi, de ce recours par le Conseil d’État, l’Agence des participations de l’État (APE), qui est la direction du ministère des finances en charge des entreprises publiques ou des actifs détenus par l’État, a donc, elle-même, présenté un mémoire en défense. Le voici :
Dans ce mémoire, assez laconique, plusieurs constats sautent aux yeux. D’abord, l’APE admet, à sa façon, que la procédure n’a pas été totalement transparente et qu’il s’est bien passé quelque chose dans la répartition des rôles entre les canadiens de SNC Lavalin et les chinois de Symbiose. La version de l’APE est que Symbiose a d’abord déposé une offre en faisant savoir que « SNC Lavalin pourrait y participer à un niveau très minoritaire (10 %) » ; et puis finalement Symbiose aurait déposé « une offre ferme sans participation de SNC Lavalin, qui apportera seulement une assistance technique au consortium ».
Si tel est vraiment le cas, pourquoi cela n’a-t-il pas été connu aux moments opportuns ? Pourquoi faut-il un recours pour que l’APE admette que l’alliance sino-canadienne a changé en cours de route ? Cette franchise tardive apporte assurément de l’eau aux moulins des requérants, qui pointent l’opacité de la procédure.
Pour le reste, le mémoire en défense de Bercy s’en tient à des arguments surtout de forme et non de fond, estimant par exemple qu’aucun requérant ne démontre son intérêt à agir ou que l’urgence alléguée par les requérants fait défaut.
L’APE écarte également d’un revers de main le débat sur l’honorabilité de SNC Lavalin au motif qu’il n’est pas (ou plus !) membre du consortium Symbiose. Sous-entendu : le groupe a peut-être été sanctionné gravement par la Banque mondiale, mais puisque finalement il va jouer les seconds rôles… il n’est plus opportun de s’en offusquer. Et dans le cas de la domiciliation de Symbiose dans un paradis fiscal, on retiendra que cela ne choque pas vraiment le ministère des finances : « Sauf à démontrer une infraction, la résidence fiscale n’est pas un critère de recevabilité (moyen infondé) ; au demeurant, le véhicule d’acquisition qui serait mis en place par le consortium Symbiose serait localisé en France et soumis à la fiscalité française », lit-on dans le mémoire.
En somme, un groupe localisé aux îles Vierges britanniques ou aux îles Caïmans, pour y profiter de la totale opacité qu’autorisent ces paradis fiscaux, n’en est pas moins le bienvenu en France, pour peu qu’il se donne la peine de créer une coquille financière ad hoc. Assurément, ce précepte édicté par le ministère des finances sera étudié de près par le monde des affaires, en espérant qu’il puisse faire jurisprudence. Vivent les paradis fiscaux, à la condition qu'ils se cachent derrière d'honorables cache-sexes ! Puisque c'est le ministère des finances qui, très officiellement, l'affirme, il faut bien en prendre note.
En réplique aux arguments de l'APE, Me Christophe Lèguevaques a adressé au Conseil d'État le mémoire complémentaire que l'on peut consulter ici sur son blog sur Mediapart ou alors ci-dessous :
Quel que soit le contenu de l’ordonnance que prendra le Conseil d’État, soit dès lundi, soit dans les jours suivants, la controverse autour de la privatisation de l’aéroport de Toulouse est donc loin d’être close. Car qu’il y ait eu ou non, en droit, excès de pouvoir, il est en tout cas assuré qu’Emmanuel Macron a géré ce dossier comme s’il était non pas un ministre de la République mais toujours l’associé gérant d’une grande banque d’affaires, avec deux seuls soucis, celui du culte du secret et de l’opacité ; et la meilleure bonne fortune possible pour les heureux actionnaires. Alors que les principes d’une véritable démocratie reposent sur le respect des citoyens, le souci de la vérité et celui de la transparence…
BOITE NOIREJ'ai eu l'occasion de rencontrer Emmanuel Macron avant l'élection présidentielle. Sitôt après l'alternance, il n'a plus jamais donné suite à de nombreuses demandes de rendez-vous. Encore ces derniers jours, j'ai cherché à entrer en contact avec lui, mais il n'a donné aucune suite à mes démarches. Par téléphone et par mail, j'ai cherché à de nombreuses reprises ces trois dernières semaines à joindre également sa collaboratrice en charge de sa communication, mais elle n'a retourné aucun de mes appels ou messages. Ma consœur Martine Orange, de Mediapart, est dans la même situation.
En fait, depuis le début des années 1980, c'est la première fois au ministère des finances ou de l'économie que je trouve totalement porte close.
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