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Y aura-t-il des médecins généralistes à Noël ?

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Ils ont moins de 40 ans, des opportunités professionnelles presque illimitées. Ils travaillent où et comme ils le souhaitent. Leurs revenus, confortables, sont assurés. C’est le sort enviable des jeunes médecins généralistes. Mais cette liberté est source de vives inquiétudes dans les campagnes isolées, dans les périphéries défavorisées des grandes villes, qu’ils désertent. Elle fait aussi le lit d’un profond malaise chez les médecins généralistes eux-mêmes. Il s’exprime actuellement dans un mouvement de protestation très suivi contre le projet de loi de santé : entre 40 et 80 % des cabinets de médecine générale ont fait grève, mercredi 23 décembre, selon le syndicat MG France. Cet accès de mauvaise humeur se cristallise sur la question du tiers payant généralisé, la montée en compétence des infirmières ou la supposée « étatisation » du système de santé. Mais ces motifs paraissent en décalage avec les profondes mutations à l’œuvre dans cette profession.

Par rapport à d’autres pays comparables, la France ne manque pas de médecins généralistes : elle en compte 132 pour 100 000 habitants, un peu moins qu’en Allemagne et en Autriche, un peu plus qu’en Belgique, deux fois plus qu’au Royaume-Uni. Mais ils sont très inégalement répartis sur le territoire, car les syndicats de médecins libéraux ont toujours refusé, avec virulence, toute entrave à leur liberté d’installation. Selon le dernier Atlas démographique du conseil de l’Ordre des médecins, il y a plus de 200 médecins généralistes pour 100 000 habitants à Paris, mais seulement 98 dans l’Eure. Les médecins qui exercent dans les zones désertées voient leurs conditions de travail se dégrader à grande vitesse, ce qui décourage ceux qui envisageraient de leur succéder. C’est un cercle vicieux. Dans un contexte de baisse générale des effectifs de médecins généralistes (-6,5 % entre 2007 et 2014), certains départements assistent à un véritable effondrement de : -21,4 % à Paris entre 2007 et 2014, pour des raisons immobilières, -18,1 % dans l’Aisne, -17,9 % dans la Nièvre et le Val-de-Marne. Seuls quelques départements attirent suffisamment de jeunes professionnels pour voir augmenter le nombre de leurs médecins généralistes, le long de la façade atlantique et dans le quart sud-est de la France.

En prime, les jeunes médecins rejettent le modèle de leurs aînés : l’exercice de la médecine générale dans un cabinet libéral solitaire, sans perspectives d’évolution ou de mobilité, pendant une trentaine d’années. La sociologue Géraldine Bloy a suivi le parcours de 51 jeunes médecins généralistes pendant plusieurs années : « La moitié s’évapore de l’exercice de la médecine générale classique. Aucun n’a choisi de s’installer en cabinet libéral, seul, ou dans une zone totalement désertifiée. Le phénomène générationnel majeur est l’attirance pour le salariat, surtout chez les femmes : plusieurs exercent à l’hôpital, comme gériatres, urgentistes, ou faisant fonction de médecine interne. Tous aspirent à une diversité dans leurs parcours professionnels et au travail d’équipe. Les femmes sont souvent en couple avec des cadres supérieurs : elles veulent travailler en ville et rester mobiles. »

Alors qu'à l'appel du premier syndicat de généralistes MG France, plus de 70 % des membres de cette profession sont en grève depuis le début de la semaine, trois médecins généralistes de moins de 40 ans nous ont livré leur vision de leur métier. Deux femmes et un homme, car cette répartition reflète exactement la féminisation en cours de la profession. Au cours de ces entretiens, il a été un peu question du tiers payant, très peu d’argent, mais beaucoup des besoins de santé de la population, de la meilleure manière d’y répondre, des conditions de travail et des risques professionnels de cette profession.

  • Le choix de la médecine générale

Chaque année, environ la moitié des postes de médecins sont réservés à la spécialité de médecine générale. Mais tous ne sont pas pourvus à l’issue des “épreuves classantes nationales”, qui répartissent les étudiants à leur entrée en internat, au moment du choix de leurs spécialités. « Les spécialités les plus rares, notamment chirurgicales, sont les plus chères », explique Géraldine Bloy. Mais les jeunes médecins ne se détournent pas pour autant de la médecine générale : « C’est le 4e choix des jeunes médecins hommes et le 2e des femmes, poursuit la sociologue. Et chaque année, des étudiants très bien classés optent pour cette spécialité. »

Pour Delphine P., 37 ans, c’est une vocation : « J’ai toujours voulu être médecin de famille. J’ai fait mes études dans une faculté parisienne très élitiste, et portée vers l’hôpital. La médecine générale était encore considérée comme une non-spécialité. Dans ma promo, nous étions peut-être 5 sur 80 à revendiquer notre envie d’être généraliste. » L’expérience de l’hôpital l’a renforcée dans son choix : « J’ai fait tous mes stages à l’hôpital. Cela a été une énorme déception : j’ai découvert un univers très cloisonné, très hiérarchisé. Humainement, j’ai trouvé ça difficile. »

Sébastien Moine, 39 ans, renchérit : « J’ai été confrontée à la violence de l’hôpital vis-à-vis des patients. Pour certains médecins, ils sont une entrave. Leur parcours de vie n’est jamais pris en compte. »

Sébastien MoineSébastien Moine © CCC / MP


  • La découverte de l’exercice

Comme 80 % des jeunes diplômés en médecine générale, ces trois médecins ont alterné pendant quelques années des remplacements en médecine libérale et des postes salariés. Delphine P. ne se sentait pas « tout de suite capable de gérer seule une patientèle ». « J’ai remplacé pendant six ans, au Pays basque et dans les Landes, essentiellement des médecins libéraux, raconte Haude Lasserre, 36 ans. J’ai quelques fois travaillé dans des cliniques, des maisons de repos. » Sébastien Moine a, lui, décidé de s’orienter vers la médecine générale « au départ pour faire de l’humanitaire. Avec Médecins du monde, je suis parti en Afghanistan, en Haïti. Puis j’ai rencontré ma femme et décidé de me poser à Paris, où j’ai commencé à faire des remplacements. »

Tous ont découvert des pratiques très différentes selon les lieux d’exercice, et le statut, libéral ou salarié. « J’ai commencé à travailler à Paris, où l’on soigne beaucoup de personnes âgées, raconte Delphine P. Puis l’exercice en banlieue m’a rapidement attirée : les patients y sont plus jeunes, et j’adore la pédiatrie. » La jeune femme a pleinement profité de cette période de liberté : « Pendant cinq ans, j’ai alterné les périodes de travail et les voyages. C’est l’intérêt des remplacements en médecine générale : nous avons la liberté de travailler où on le souhaite, au rythme que l'on souhaite. » Mais elle n’en a pas moins ressenti la « responsabilité écrasante » du médecin généraliste, seul face à ses patients : « En cabinet libéral, j’avais une vraie difficulté à gérer mon temps de travail et le flot des patients. J’acceptais toutes les urgences, toutes les demandes, il n’était pas rare que je rentre chez moi à 23 heures. Et je me demandais sans cesse si je n’étais pas passée à côté de quelque chose. »

Au cours de ses remplacements, Haude Lasserre prend goût au contraire à « la liberté du statut libéral ». Et ce qu’elle préfère, à rebours d’une grande partie de sa génération, c’est « la diversité de l’exercice à la campagne. Ici, il n’y a pas SOS médecins, les urgences et les spécialistes sont loin. Je fais des gardes, de la petite chirurgie. Les médecins généralistes sont vraiment le premier recours ».

  • L’heure du choix

« Après six ans de remplacement, j’ai ressenti le besoin de me poser, de m’installer », explique Haude Lasserre. Elle est la seule à avoir fait le choix, de plus en plus rare, de s’installer « seule dans un cabinet, à la campagne ». Mais le gros village rural de Saint-Martin-de-Seignanx, dans les Landes, est situé à seulement 10 minutes du nord de Bayonne, où elle habite : « Je suis célibataire, je ne voulais pas vivre loin d’une ville, de sa vie sociale. » Professionnellement, elle ne veut pas non plus « rester seule dans [s]on coin ». « L’idéal serait de créer une maison de santé pluridisciplinaire. Je cherche à rencontrer les autres professionnels de santé du territoire, à travailler en réseau avec eux. »

Delphine P. a cherché « un cadre de travail. J’ai pensé aux centres de santé. J’avais une vision négative d’un exercice à la chaîne, sans âme. J’ai commencé par un remplacement en banlieue parisienne. Cela a été un coup de foudre total. J’ai découvert le travail en équipe, qui permet une prise en charge globale du patient. Nous travaillons presque en binôme avec les infirmières, en lien avec les travailleurs sociaux de la ville. Quand je suis face à une femme battue, je sais désormais quoi faire. Je suis un rouage d’un projet santé global, au service de la population, c’est très stimulant ». Elle est à mi-temps dans un centre de santé d’une ville de Seine-Saint-Denis, et fait un autre mi-temps dans une Protection maternelle infantile (PMI), du même département.

L’installation en Picardie de Sébastien Moine tient du hasard d’un remplacement : « En 2008, je tombe sur un médecin de famille rural : depuis 30 ans, il était de garde jour et nuit, voyait 60 patients par jour, faisait ses visites à domicile en pleine nuit. Il a tiré sur la corde physiquement, psychiquement. Il a commencé à en avoir marre, il a eu un pépin de santé et décidé d’arrêter plus tôt. » La Picardie est une des régions où la densité de médecins généralistes est la plus faible (116 médecins pour 100 000 habitants). « Dans dix ans, la moitié des médecins seront partis à la retraite, raconte Sébastien Moine. Quand un médecin s’arrête, le volume des patients des autres médecins augmente et devient impossible à gérer. On m’a prié de reprendre son cabinet, j’ai refusé : je vis à Paris, ma femme y travaille. »

Mais il est prêt à participer à la création d’une maison de santé pluriprofessionnelle, à Saint-Just-en-Chaussée, et à y travailler à temps partiel. « Nous nous sommes livrés à une analyse de santé publique. C’est une zone rurale où la population est vieillissante. Il y a beaucoup de malades chroniques, polypathologiques, dont les problèmes s’entassent comme dans un mille-feuilles. La seule manière de ne pas être trop mauvais est de travailler en groupe. On est aujourd’hui sept médecins généralistes, quatre infirmières, deux kinésithérapeutes, une sage-femme et un psychologue. Des médecins spécialistes de l’hôpital voisin y tiennent des consultations. On a de vraies réunions d’équipe, une gouvernance collégiale. »

  • Le rythme de travail et la rémunération

Entre les consultations et leur travail administratif, les médecins généralistes travaillent « globalement entre 52 et 60 heures par semaine », selon une étude de l’Irdes, parfois moins, notamment les femmes médecins à temps partiel, et d’autres fois beaucoup plus. Au cours de ses remplacements, Haude Lasserre a constaté que « les médecins n’étaient pas usés, même dans des zones rurales très isolées, lorsqu’ils se sont organisés pour pouvoir souffler ». Si elle ne compte pas ses heures, elle veut du temps pour elle : « Mon cabinet est ouvert 4,5 jours par semaine : je prends mon mercredi et je travaille le samedi matin. Je commence à 8 h, j’accepte les derniers rendez-vous à 19 h, je termine donc ma journée vers 20 h ou 20 h 30. Mais à 19 h, je ferme, et à 13 h, sauf urgence, je mange. Je vois 20 à 25 patients par jour, je leur consacre en moyenne 20 minutes chacun, plus si c’est nécessaire. Pendant mes gardes, je refuse de me déplacer pour des motifs futiles. Je n’ai eu aucun mal à me constituer une patientèle. Je gagne 4 500 à 5 000 euros net par mois. »

En tant que remplaçant, Sébastien Moine travaille deux jours par semaine dans la maison de santé de Saint-Just-en-Chaussée, et voit environ 30 patients par jour. Il écrit en parallèle une thèse de santé publique à partir de cette expérience. Un à deux autres jours par semaine, il est salarié dans une équipe mobile de soins palliatifs à Compiègne. Cette compétence lui permet de travailler pour la maison de santé sur le suivi à domicile des patients en fin de vie. Il construit ainsi des « ponts » entre les différents versants de sa pratique professionnelle. Elle est peu lucrative : « Je gagne 3 000 euros par mois en ce moment, c’est un peu juste. Les revenus d’un médecin généraliste sont globalement bons. Mais à nos longues journées de consultations et de visites se rajoute un volume non négligeable de tâches administratives chronophages et non rémunérées. Au final, au tarif horaire, nous ne sommes pas loin des enseignants. »

Delphine P. partage depuis deux ans et demi son temps entre le centre de santé et la PMI. Elle travaille 36 heures par semaine, mais elle « déborde beaucoup : j’ai du mal à tenir le rythme de 15 minutes par patient, imposé par le centre de santé et la PMI. Je gagne 4 000 euros net par mois ».

  • Le burn out du médecin libéral

C’est un quasi-tabou, peu étudié, mais les risques psychosociaux sont très élevés chez les médecins. Ces jeunes praticiens ont tous trois remplacé ou rencontré des praticiens « usés ». « Certains médecins acceptent tout, sont débordés par leurs patientèles, font jusqu’à 40 consultations par jour, travaillent plus de cinq jours par semaine, prennent peu de vacances. Ceux-là risquent le burn out », explique Haude Lasserre. Un remplacement a particulièrement « secoué » Sébastien Moine. De retour d’expéditions humanitaires éprouvantes, il vit sa première expérience marquante en tant que médecin généraliste dans le XVIIe arrondissement à Paris. « Je remplaçais un médecin tombé malade d’un cancer soudainement. Sa charge de travail était énorme : 10 à 12 heures par jour, 6 à 7 jours par semaine. Si la lumière était allumée, les gens pouvaient se présenter jusqu’à 23 heures. J’ai assisté à ses dernières semaines de vie. Je me suis demandé pourquoi il était mort, et comment je pourrais concilier ma vie professionnelle et ma vie privée. C’est très important pour un médecin de différencier l’empathie avec ses patients et la contagion émotionnelle, qui mène au burn out. »

Haude LasserreHaude Lasserre © CCC / MP
  • La nouvelle génération de jeunes médecins

Delphine P. « ne connaît pas de médecin généraliste qui se soit installé seul. Un médecin plus âgé m’a un jour dit que nous manquions de courage : ils en ont bavé, il faut qu’on en bave nous aussi ! Mais à leur époque, il y avait beaucoup de médecins, c’était difficile de se faire une patientèle. Aujourd’hui, la demande est telle qu’on est obligés de s’organiser, de fixer des limites pour se préserver ».

Les maisons de santé, bientôt au nombre de 1 000 en France, sont souvent portées par des médecins militants, majoritairement âgés. « L’enjeu est de parvenir à pérenniser ces structures en fidélisant de jeunes professionnels de santé, explique Sébastien Moine. En Picardie, l’Agence régionale de santé accorde une bourse à de jeunes étudiants en médecine de la région, qui s’engagent en contrepartie à travailler quelques années sur le territoire. On les prend en stage, et ils veulent rester. »

Haude Lasserre se sait en léger décalage avec sa génération, « surtout parce que je participe aux gardes. Cela fait partie de notre travail et ce n’est pas très contraignant : je dois être joignable un week-end sur neuf et deux ou trois nuits par mois. Beaucoup de jeunes médecins refusent, je ne comprends pas très bien pourquoi. Je suis aussi très choquée par la pratique des dépassements d’honoraires. Certains patients reculent des opérations à cause de leur coût, ou se retrouvent devant le fait accompli, je trouve cela scandaleux ».

  • Le tiers payant

Delphine P. n’est pas concernée par le débat actuel sur le tiers payant : elle est salariée, et tous les centres de santé ne demandent aucune avance de frais aux patients. En revanche, si Haude Lasserre ne « fera pas grève à Noël, pour ne pas pénaliser les patients », elle est « à fond contre le tiers payant. Cela va nous faire une paperasse énorme. Le côté administratif de notre métier est déjà très lourd, surtout lorsqu’on est installés, comme moi, à l’ancienne, sans secrétariat. Et j’estime que cela dévalorise notre travail : en payant, les patients ont conscience du travail accompli ». Sébastien Moine ne fera pas grève non plus. Il trouve « difficile d’avoir un avis tranché sur le sujet. Nous pouvons observer à notre niveau que les fins de mois de certains foyers sont difficiles. Par contre, il n’est pas admissible que cette généralisation du tiers payant s’accompagne d’un surplus de travail administratif ».

« Deux questions » lui paraissent en revanche « déterminantes : celle des nouveaux modes de rémunération, qui permettent de pérenniser le travail en équipes interprofessionnelles de soins primaires, et celle des partages de tâches et des transferts de compétences entre professionnels de santé ». Haude Lasserre et Delphine P. aspirent elles aussi au travail d’équipe, en particulier avec les infirmières. « C’est une différence avec les médecins plus âgés, explique la première, on sait qu’on ne voit pas tout, qu’on ne sait pas tout. »

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