C'est un petit alinéa caché dans les centaines d'amendements du projet de loi sur la transparence de la vie publique, qui sera discuté la semaine prochaine à l'Assemblée. Mais il fait beaucoup parler au Palais-Bourbon. En plus de leurs activités ou rémunérations annexes (un sujet déjà très sensible), les députés pourraient être contraints d'indiquer « les noms », et peut-être les « activités professionnelles » de leurs collaborateurs. Du jamais vu au Parlement, où les assistants parlementaires sont aussi indispensables au quotidien qu'inexistants aux yeux de l'institution.
« Les 2 400 assistants et collaborateurs de l'Assemblée nationale sont un objet caché de la République », résume Jean-Jacques Urvoas, rapporteur PS du texte sur la transparence. Qui entend bien profiter du débat de la semaine prochaine pour les sortir des oubliettes. En posant, aussi, la question qui fâche : certains assistants, qui rédigent souvent les amendements de leurs élus, ne seraient-ils pas aussi d'efficaces agents de lobbying installés au cœur même du Parlement ?
Très bon connaisseur de l'Assemblée, le député PS René Dosière estime que « 30 à 40 % » des collaborateurs parlementaires de l'Assemblée seraient « employés par des entreprises privées ». Un chiffre sans doute exagéré, et qui recouvre d'ailleurs des réalités fort différentes : certains assistants sont ainsi chargés de cours à l'université, ce qui n'est guère répréhensible.
Reste une réalité, connue de tous à l'Assemblée mais dont l'ampleur exacte est ignorée : certains assistants complètent leurs revenus par des activités qui peuvent être assimilées à du lobbying. Dans un récent rapport sur les conflits d'intérêts à l'Assemblée nationale, le vice-président de l'Assemblée nationale, Christophe Sirugue, s'interroge sur « la déontologie des personnes assistant les parlementaires, qu’ils soient collaborateurs ou fonctionnaires. Il peut ainsi arriver qu’un collaborateur exerce, à côté de son contrat de collaborateur, une fonction rémunérée par des représentants d’intérêts. De même, les collaborateurs, comme les fonctionnaires, sont parfois sollicités pour assister à des présentations par des lobbies, sans être suffisamment alertés de la teneur des intérêts qui y sont défendus ».
Dans la foulée de ce rapport, une mission a été confiée à la déontologue de l'Assemblée. Mais certains, comme Urvoas, aimeraient profiter de la discussion sur la transparence des élus pour aller plus vite. Car ce mélange des genres est aussi la conséquence d'une autre réalité souvent ignorée au Palais-Bourbon : l'absence de statut des 2 400 assistants parlementaires (les deux tiers sont en région, dans les circonscriptions), la précarité de leur contrat et leur faible rémunération. Hommes ou femmes à tout faire ou de confiance, parfois confidents de leur élu qui est aussi leur unique employeur, ils naviguent dans un no man's land juridique, dérogatoire au code du travail, contre lequel n'importe quel député aurait des raisons de légiférer.
Ils n'ont « ni annuaire, ni grille indiciaire, ni convention collective », rappelle Jean-Jacques Urvoas. Leur contrat de travail, sommaire, ne dit rien en matière de RTT, de congés payés ou de paiement des heures sup. Ils n'ont « même pas d'assurance responsabilité professionnelle », déplore Jean-François Cassant, secrétaire général du syndicat UNCP-UNSA. Directement employés par le député et non par l'Assemblée, ils exercent dans des conditions parfois très difficiles. Les syndicats relaient nombre d'histoires de harcèlement moral, qui ne finissent pas toutes aux prud'hommes car les assistants, qui aspirent souvent à faire de la politique, craignent d'être blacklistés.
« Beaucoup d’entre eux sont dans une précarité imposée par l’employeur. Depuis quarante ans que la fonction existe, il n’y a eu aucun progrès », déplore Urvoas. Chaque député dispose d'un crédit collaborateur de 9 138 euros brut. Avec cette enveloppe, il peut recruter jusqu'à cinq personnes. Certains assistants sont donc évidemment employés à temps très partiels ou payés au lance-pierre, surtout quand il s'agit de stagiaires de Sciences-Po, une pratique habituelle pour ces députés peu présents à Paris qui préfèrent passer leur semaine à ratisser leur circonscription.
Depuis un an, les députés n'ont toutefois plus le droit de piocher dans ce crédit « collaborateurs » pour abonder leur indemnité de frais de mandat (IRFM), cette enveloppe qu'ils utilisent comme bon leur semble pour acheter des costumes ou payer des invitations au restaurant.
Bernard Roman, député PS et questeur de l'Assemblée nationale (sorte de super-intendant qui gère les cordons de la bourse de l'Assemblée), est en train de dresser un état des lieux. D'après lui, seul un assistant sur 2 400 touche l'intégralité du crédit collaborateur de son député ! Sinon, « une bonne majorité des assistants sont à temps complet. Certains sont correctement payés, d'autres au Smic. ». Plusieurs dizaines d'assistants « sont employés par plusieurs employeurs, parfois trois ou quatre », estime Roman. Ils seraient exactement 66 à cumuler ainsi les temps partiels.
Les lobbies l'ont bien compris : « Ils ciblent les plus cupides et les plus précaires », dixit un collaborateur parlementaire qui tient à rester anonyme. Certains peuvent être tentés d'arrondir les fins de mois en faisant de la « veille parlementaire », pour tel ou tel lobby, fédération professionnelle, association, etc. Un terme pudique pour décrire une réalité parfois moins avouable. Ces assistants vont ainsi « organiser des rendez-vous avec des élus pour leur employeur extérieur, ce qui permettra à ce dernier de sensibiliser les députés, de créer une dépendance relationnelle. Certains se chargent de trouver des députés pour signer des amendements pré-rédigés ». Les élus ferment souvent les yeux parce qu'ils y trouvent leur compte ou ne veulent pas savoir.
Mediapart a repéré quelques-uns de ces assistants parlementaires à double casquette (les exemples cités travaillent tous pour des parlementaires de droite, ce qui ne signifie pas qu'il n'y en a pas aussi à gauche). Comme Catherine Lossois, à l'Assemblée depuis 1986. La moitié de la semaine, elle planche pour Jean-Pierre Vigier (apparenté UMP). Le reste du temps, elle fait de la « veille parlementaire » pour l’ordre des pharmaciens. Catherine Lossois, qui ne cache pas vraiment sa double activité, se défend de faire du lobbying. « Je ne travaille pas pour une entreprise ou pour un syndicat ! L'ordre des pharmaciens, ça a quand même été créé par l’État. » Ne porte-t-elle pas des intérêts particuliers, dans une maison où se discute l’intérêt général ? « Les intérêts des pharmaciens sont liés à la santé publique », répond-elle.
Son travail ? Il consiste à alerter l'ordre des pharmaciens du contenu des textes qui le concernent, par exemple la proposition de loi sur la biologie médicale, mais surtout les projets de loi de financement de la sécurité sociale, chaque automne. « Au nom de l’ordre, je contacte des députés qui s’intéressent à la pharmacie ou aux questions de santé. Je ne rédige pas d’amendements, j’en diffuse au nom de l’ordre. En particulier aux élus membres des commissions des affaires sociales de l’Assemblée ou du Sénat. Mais ce n’est pas moi qui défends la position de l’ordre auprès des députés… C’est toujours le secrétaire général ou la présidente de l’ordre. » Elle assure utiliser deux boîtes mail séparées, « ne jamais mélanger (s)es deux activités ». Catherine Lossois n'aimerait pas devoir remplir une déclaration d'intérêts. « Je ne suis pas pour la transparence, ça ne regarde absolument pas les gens ; en plus, quand les gens déclarent, ils peuvent mentir. »
Assistant à mi-temps de l'UMP Yves Albarello, Roger Pécout, ancien journaliste toujours détenteur de la carte de presse, confirme lui aussi faire de la « veille parlementaire». Pour qui ? Il refuse de répondre : « J’ai deux métiers, voilà. » On retrouve sur internet la trace de l'un de ses employeurs, Com'Médias, une association qui rassemble des acteurs de la communication. Impossible d'en savoir plus.
Collaboratrice à mi-temps de Lionnel Luca (UMP), Geneviève Salsat a même monté son propre cabinet en 2008, baptisé Public conseil. Objet de sa société : le « conseil en relations institutionnelles auprès des entreprises », « l’activité d’apporteur d’affaires auprès des entreprises pour les opérations de fusions/acquisitions, de transactions immobilières, de recherches d’investisseurs ». En 2011, Public Conseil a tout de même dégagé un chiffre d'affaires de 221 000 euros, réalisé un bénéfice de 65 000 euros, versé 60 000 euros de salaires (à sa patronne) et 22 000 de dividendes. Geneviève Salsat, elle aussi, refuse de fournir la liste de ses clients (« Je la communiquerai au bureau de l'Assemblée si un jour le règlement l'impose »). Hier rémunérée par la Saur (géant privé de l'eau et de la propreté dont elle affirme ne plus être « salariée »), elle travaille en tout cas pour l'AGEFOS, un organisme privé qui gère les fonds de PME destinés à la formation professionnelle.
Geneviève Salsat s'est ainsi retrouvée dans une situation pour le moins étrange, puisqu'on déniche son nom dans la liste des personnes auditionnées en février dernier par les députés de la mission d'information sur Pôle emploi, en compagnie du directeur général de l'AGEFOS. « Je n'étais pas vraiment auditionnée, réplique-t-elle. J'étais simplement présente, parce que c'est moi qui ai organisé le rendez-vous. » Décrocher une audition au bénéfice de l'AGEFOS, c'est bien du lobbying, non ? « Mon rôle, c'est de faire que les députés de la mission d'information y pensent...» Son métier de conseil n'entrerait-il pas en conflit avec sa déontologie de collaboratrice parlementaire ? « Il faut arrêter de jeter la suspicion sur tout le monde, balaye Salsat. Je ne parle jamais de formation professionnelle avec Lionnel Luca. De toutes façons, les assistants n'ont aucun pouvoir, sinon de proposition. Celui qui dépose un amendement, c'est le député. C'est faire injure aux élus que de penser qu'on décide à leur place !»
Dans un autre genre, certains assistants sont aussi avocats (comme le sont plusieurs dizaines de députés du reste). Un risque potentiel de conflit d'intérêts, si une loi en discussion concerne de près ou de loin un de leurs clients.
C'est par exemple le cas de Luc Gras, assistant parlementaire de l'UMP Élie Aboud. Mais lui dit s'être « omis du barreau » dès qu'il a été embauché par son député. « En fait, je n’ai jamais pratiqué ! » Dans le projet de loi sur la transparence, il n'est de toutes façons plus prévu d'interdire la profession d'avocat aux députés, même si cette possibilité sera encadrée pour restreindre les conflits d'intérêts.
Parce qu'elle « fait passer les assistants pour des boucs émissaires », dixit le questeur Bernard Roman (PS), la proposition d'intégrer leur déclaration d'intérêts dans celle de leur élu a peu de chances d'être votée. Mais le nom des collaborateurs, lui, pourrait être publié. Claude Bartolone, le président de l'Assemblée nationale, a d'ailleurs l'intention de les mettre en ligne sur le site de l'Assemblée nationale. Cette transparence pourrait clarifier quelques situations : « Si on connaît leur nom, on les identifiera plus facilement quand, par exemple, ils participent à des colloques organisés par des lobbyistes », plaide Bartolone.
À condition que soient aussi publiés les noms d'une autre catégorie de collaborateurs : les « bénévoles », qui disposent d'un badge leur permettant de circuler assez librement dans l'Assemblée. Selon le rapport Sirugue, « cette facilité est utilisée par des lobbyistes (...) pour obtenir, avec l’accord du député dont ils dépendent, un droit d’accès privilégié. Ce dévoiement du badge de collaborateur bénévole relève de ce qu’il y a de plus détestable dans la pratique du lobbying et il est impératif d'y mettre fin. »
L'Assemblée nationale est de toute façon une véritable passoire. Récemment, un visiteur régulier de l'Assemblée, connu de tous depuis des lustres comme journaliste, s'est révélé être un lobbyiste qui travaillait pour Suez. La présidence l'a prié de déguerpir. « Il y a deux-trois cas comme ça », soupire Bartolone. Le rapport Sirugue a proposé d'encadrer ces dérives. Bartolone assure que les propositions seront suivies d'effets.
Surtout, la publicité des noms pourrait sinon proscrire, du moins révéler, une autre forme d'abus : la fâcheuse habitude qu'ont prise certains parlementaires d'embaucher leurs proches. Dans L’État au régime, son dernier livre paru en 2012, le député socialiste René Dosière estimait à 79 le nombre de ces « contrats familiaux », soit 13 % des députés. « Ils ne concernent que 3,9 % », argue au contraire la présidence de l'Assemblée nationale, qui dit s'appuyer sur un chiffre de la direction des ressources humaines – sans fournir de document.
Par nature, le caractère réel de certains de ces emplois peut être mis en doute. La part de l'enveloppe collaborateurs (9 100 euros) disponible pour la famille est certes plafonnée, mais à hauteur de 4 500 euros, ce qui laisse une marge confortable. Et la définition de la “famille” s'avère de toute façon trop resserrée. « Le népotisme dans cette baraque s'accentue avec le chômage et la crise, s'énerve un collaborateur de groupe. Des gens recrutent leur femme, leur conjoint, leur fils. Il faut que ça se sache. » (Voir notre enquête : Au Sénat, les parlementaires abusent des « emplois familiaux ».)
Pour en finir avec la précarité des assistants parlementaires, les syndicats plaident depuis des années pour une convention collective, ce qui reviendrait à reconnaître qu'ils ne sont pas simplement employés par leur député, mais que l'Assemblée nationale est aussi gestionnaire – c'est déjà le cas au Sénat. Mais les questeurs ne veulent pas que l'Assemblée devienne l'employeur unique des collaborateurs parlementaires. Pas question, objectent-ils, d'« organiser tous les cinq ans, à la fin de chaque législature, le plus grand plan social de toute l'administration », proteste Bernard Roman.
Celui-ci annonce en revanche des mesures à venir pour améliorer la situation des assistants : la création de deux grilles de salaires distinctes, le cumul de l'ancienneté, des avancées en matière de protection sociale (notamment les congés maternité) et l'interdiction des temps partiels en dessous du mi-temps. Reste encore à faire accepter ces propositions par les députés et surtout à en organiser le contrôle. Mais il n'est pas sûr que tout cela réduirait effectivement la précarité. « Certains assistants sont rémunérés 500 euros par mois pour un mi-temps », rappelle Jean-Jacques Urvoas.
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