Cette fois-ci serait la bonne. Cent fois annoncée, la réforme des tribunaux de commerce allait enfin voir le jour, avait promis le gouvernement. À peine installés, la ministre de la justice, Christiane Taubira, et le ministre du redressement productif, Arnaud Montebourg, avaient déclaré vouloir s’attaquer promptement à ce dossier, enlisé depuis plus vingt ans. Depuis, tout semble avancer à pas de fourmi.
Sans attendre, tous les édiles consulaires se sont mobilisés pour qu’on ne touche surtout pas à la vieille juridiction commerciale, qui, jurent-ils, a fait ses preuves. À les entendre, les multiples scandales et les dérives qui ont émaillé l’histoire des tribunaux de commerce au cours de ces trente dernières années ne relèveraient plus que du passé. Les condamnations par la justice et les avertissements auraient porté leurs fruits : tout serait rentré dans l’ordre. Et pourtant, les années passent, et le même type de scandales, souvent avec les mêmes noms, resurgit, dans l’indifférence générale en dépit des centaines d’emplois sacrifiées à chaque fois.
Jeudi 6 juin, la cour d’appel de Paris s’est à nouveau penchée sur les pratiques d’une société qui s’est fait une spécialité de reprendre des entreprises à la barre des tribunaux de commerce : Krief Group – autrefois Bernard Krief consulting –, dirigée par l’homme d’affaires Louis Petiet. Un homme qui s’est fait connaître du grand public lors de la reprise ratée du carrossier automobile Heuliez en 2009. Il avait alors multiplié les promesses pour la reprise de l’entreprise et s’était montré incapable d’en tenir la moindre. Depuis cet épisode, les élus locaux de la région Poitou-Charentes, furieux d’avoir été dupés, le surnomment le « Tapie au petit pied ».
Cette fois, la société était convoquée pour une autre entreprise reprise en 2008 : DMC (Dolfus Mieg & compagnie). De restructurations en faillites successives, l’ancien empire textile se résume aujourd'hui à une activité de fil à broder en Alsace. Un de ses principaux créanciers et fournisseurs, une petite PME textile ardéchoise, Blanchard, a porté devant la cour d’appel le dossier afin d’obliger Krief Group à respecter les engagements qu’il avait pris devant le tribunal de commerce de Paris. Il avait notamment annoncé son intention de recapitaliser la société exsangue, en lui apportant 8 millions d’euros, afin de la redresser et de rembourser les créanciers. Ce qu’il n’a jamais fait.
D’arguments en réfutations, la procédure dure depuis plus de trois ans. De curieux obstacles surgissent, obligeant à chaque étape – que ce soit la communication des pièces ou l’exécution des dispositions – à recourir à la justice ordinaire pour obtenir ce que les tribunaux de commerce ne veulent pas accorder. Mais la société Blanchard s’accroche. Car il en va de sa survie.
Quand DMC est tombée en faillite, Blanchard, qui lui fournissait des fils très élaborés, réalisait près d’un million d’euros de chiffre d’affaires avec elle, soit près de 35 % de son chiffre d’affaires. Elle avait une créance sur DMC de 260 000 euros. Elle s’était portée candidate à la reprise. Mais le tribunal de commerce de Paris lui avait préféré l’offre de Krief Group, un « groupe solide et renommé avec un patron charismatique », bien connu des milieux consulaires.
Lors de la procédure d’attribution, Louis Petiet, son président, avait été brillant. Conseiller en stratégie et en communication, repreneur déjà de plusieurs sociétés en faillite, il avait déroulé avec brio tout le plan de redémarrage de DMC. Il allait en faire un succès mondial.
Désormais réduite, son activité de fil à broder est alors encore très solide. Sa marque est connue et recherchée mondialement : la société exporte plus de 90 % de son chiffre d’affaires dans une centaine de pays. Les marges nettes y étaient très confortables : elles dépassaient les 15 %. Grâce à son savoir-faire, Louis Petiet avait promis qu’il allait remettre sur rail l’entreprise et effacer les années de mauvaise gestion. Un partenaire chinois, Li& Fung, allait même venir l’épauler dans cette reprise.
Neuf mois plus tard, Blanchard avait vu son chiffre d’affaires s’effondrer de près de moitié avec DMC. L’entreprise ne parvenait pas à se faire payer ses commandes et encore moins ses créances passées. Étranglée, elle a dû se séparer d’une partie de ses salariés – elle en compte 57 aujourd’hui –, rechercher de nouveaux clients et surtout demander auprès de la justice le respect des engagements pris par Krief Group.
Krief Group, qui n’a pas voulu répondre à nos questions ni autorisé ses avocats à le faire (voir notre boîte noire), soutient que la société Blanchard se livre à des vraies manœuvres de déstabilisation à son encontre. Toute l’action de son adversaire, selon le groupe, est motivée par le dépit de ne pas avoir obtenu gain de cause et emporté DMC en 2008. Depuis sa reprise, il assure que DMC va beaucoup mieux.
Devant un auditoire d’étudiants de l’Institut supérieur de gestion (une école de commerce privée), en mars 2010, Louis Petiet, invité à disserter sur les miracles de la stratégie low cost, avait ridiculisé les juges et leur incompétence. « Un procureur à la con de Mulhouse arrive dans ses fonctions. Il y a une mauvaise âme qui lui dit, là-dedans, chez DMC, il y a 400 000 euros de fonds propres, il avait promis (sous-entendu lui Louis Petiet) d’apporter en 2 ans 8 millions de financement ? Expertise judiciaire du tribunal de commerce de Paris. Excusez la différence: 6,4 millions de fonds propres. Il s’est trompé de 6 millions. Que des vrais fonds propres, du cash de trésorerie lié à l’exploitation et au résultat d’exploitation dès la première année », s’exclamait-il alors, manifestement très content de lui, en soulignant le mauvais procès qu’on lui faisait.
Pourtant, selon les chiffres déposés au greffe, DMC ne se porte pas si bien que cela. Le partenaire chinois annoncé n’est jamais venu et Krief Consultant a cédé plus de la moitié du capital (57 %) à des actionnaires alsaciens regroupés dans un fonds et à d’anciens cadres de la société. Mais l’entreprise manque toujours de fonds propres. Son chiffre d’affaires est passé de 63 à 40 millions d’euros entre 2008 et 2011. Si elle dégage un bénéfice d’exploitation, son bénéfice net apparaît essentiellement réalisé grâce à des artifices comptables. Sa trésorerie, qui était de 3,1 millions d’euros, est tombée à 900 000 euros entre 2009 et 2011, l’endettement net est monté de 3,9 à 5,3 millions d’euros sur la même période.
Surtout, toute une partie des ressources de l’entreprise a disparu. Ainsi, l’administrateur judiciaire, en dépit du jugement qui ordonnait leur conservation dans l’entreprise, a accepté que quelque onze millions et demi d’euros de créances financières et commerciales soient transférées pour un euro symbolique au repreneur. Où est passé l’argent ? Pas dans l’entreprise, semble-t-il.
Saisi à la suite d’une plainte pénale pour escroquerie au jugement et détournement de fonds déposée par l’entreprise Blanchard, le juge d’instruction René Grouman a commencé à enquêter sur cette question. Le 6 juin également, il a mené une réquisition auprès du mandataire judiciaire, Gérard Philippot, chargé du dossier depuis 2008, afin d’obtenir les documents qu’il ne parvenait pas à avoir en dépit de ses demandes. Plusieurs auditions de responsables et de témoins devraient avoir lieu dans les semaines qui viennent.
Pendant ce temps, les 400 salariés de DMC s’inquiètent de leur avenir. Ils voient arriver de nouveaux actionnaires dans l’entreprise – les financiers alsaciens et anciens cadres de la société – mais sans qu'un centime n'arrive à la société, tout ayant été capté par la maison mère. Les fournisseurs leur refusent le moindre crédit. Les stocks de matières premières sont au plus bas, les projets ne voient jamais le jour. Des rumeurs récurrentes circulent sur un possible rachat par le principal concurrent de DMC, le groupe Coats. Mais celui-ci ne serait intéressé que par la marque. La production, les salariés, tout cela ne le concerne pas. Ainsi pourrait disparaître le dernier fabricant de fil français, reconnu dans le monde entier. Mais tout cela n’est qu’une question d’habitude.
Pour tous ceux qui connaissent Krief Group, DMC n’est qu’un épisode de plus dans la longue série des manquements qu’il a commis.
À l’origine, Bernard Krief Consulting est une société spécialisée dans la stratégie d’entreprise, la communication, et est proche des milieux politiques. Après 1981, Jean-Pierre Raffarin, qui n’a plus de mandat électif, y trouve refuge et y fait carrière avant de revenir en politique. À l’époque, on voit beaucoup la société intervenir dans les dossiers complexes de restructuration industrielle avec de lourdes implications sociales. En 1996, Louis Petiet, qui a été consultant dans cette entreprise avant de créer dans sa propre entreprise, Concord Consulting Group, la rachète.
À cette période, le baron Louis, comme il aime se faire appeler – il est issu de cette famille de noblesse d’empire – a porte ouverte dans les milieux d’affaires. Originaire de Neuilly, il connaît tous les réseaux qui comptent. Il commence à s’intéresser à l’immobilier d’entreprise. En parallèle, il a commencé une petite carrière politique, en se faisant élire maire de Verneuil-sur-Avre (Eure) et conseiller général du département sous l’étiquette UMP. Il se fait exclure momentanément du mouvement pour s’être présenté aux élections législatives de 2007 face à Bruno Le Maire, candidat désigné par l’UMP. Le Conseil constitutionnel l’a condamné un an plus tard à un an d’inéligibilité pour financement illégal de campagne.
Ce n’est qu’à partir de 2007 que Louis Petiet commence à s’intéresser à la reprise d’entreprise. À l’entendre, il ne fait que renouer avec la tradition familiale : son grand-père, Charles Petiet, industriel, a fait partie des 200 familles, grandes fortunes françaises du début de XIXe siècle.
Mais il a théorisé son aventure industrielle, en s’inspirant manifestement des précédents des années 1980 et 1990 : toutes les grandes fortunes récentes – Pinault, Arnault, Bolloré – ont commencé à la barre des tribunaux de commerce. « Il faut prendre des groupes industriels pourris, si possible pourris, parce qu’on ne les paye pas et ne pas payer c’est le seul moyen de ne pas surpayer, ce qui est un avantage. (…) Vous savez dans une opération, on dit toujours qu’on fait l’affaire à l'achat. Si on ne paye pas, on ne surpaye pas », plastronne-t-il toujours devant les étudiants de l’Institut supérieur de gestion (voir l'édifiante vidéo ci-dessus). D’autant plus, comme il le dit par la suite, que les politiques sont prêts à tout pour maintenir l’emploi. Il convient donc de faire payer les pouvoirs publics, puisqu’il s’agit « d’aménagement du territoire ».
Tout paraît l’intéresser, l’industrie, la distribution, le conseil, à la condition que les sociétés aient des actifs importants ou des marques. Il sillonne ainsi les tribunaux de commerce de la France entière à la recherche de PME en déroute, qu’il a souvent conseillées auparavant. Dans plusieurs cas, il proposera d’apporter en capital les créances de ses consultations antérieures : ses conseils se chiffrent entre 500 000 et plus de 600 000 euros comme dans le cas d’Heuliez.
Il reprend ainsi Walor (décolletage), Gema (mécanique), OPR (mécanique), Spiral (aéronautique), Isotherma (isolation), Isotec (environnement), Ernault services (maintenance), Saic Velcorex (ex-DMC tissus, textile), DMC, Montaigne Fashion (prêt-à-porter), Soho (distribution de gadgets), Logiconfort (distribution ameublement), Entheus et Apache (conseil), Orléans Télé et Cap 24 (chaînes régionales dans la TNT qu’il fera diriger par Xavier Gouyou-Beauchamps). Sans parler d’Heuliez. En moins de deux ans, il acquiert ainsi une bonne vingtaine d’entreprises.
A-t-il bénéficié de soutiens ? En tout cas, face à ce bateleur, les juges consulaires semblent séduits. Louis Petiet connaît de fait toutes les astuces pour emporter un dossier à la barre d’un tribunal de commerce. S’il est face à un autre candidat, il demande toujours de passer en dernier afin de pouvoir surenchérir. Il promet des capitaux, et surtout des partenaires étrangers. Il annonce ainsi l’arrivée d’un associé pakistanais (DMC Tissus), d’associés chinois (DMC et Heuliez), d’investisseurs de Dubaï (Heuliez et entreprises de conseil). Ces annonces font toujours grande impression. À chaque fois, il a de grands projets de relance, d’investissements. Surtout, il s’engage à ne pas licencier pendant plusieurs années. « Trente ans après Bernard Tapie, je ne pensais pas que de telles méthodes et de telles gesticulations pouvaient encore fonctionner », dit un observateur attentif, en se rappelant avoir été stupéfait par les facilités obtenues par Louis Petiet, surtout au moment de la reprise d’Heuliez.
La presse a beau s’interroger sur cette étrange boulimie (ici et là), sur les capacités financières et industrielles de Krief Group et de son patron, rien ne semble devoir faire obstacle. « Vous ne pouvez pas imaginer les pressions qui s’exercent. Quand il est question d’emploi, les politiques sont prêts à tout, même s’ils savent que ce n’est pas une solution pérenne », soupire un administrateur judiciaire.
Grâce à l’énorme publicité autour de la reprise d’Heuliez, Krief Group s’introduit en Bourse sur le marché libre. Dans son rapport d’introduction, la petite société de conseil Opale Finance émet plus que des réserves sur la solidité de la société. Après avoir souligné tous les documents auxquels elle n’avait pas eu accès – titres de propriétés, contrats, détail des dettes, situation de la trésorerie, bilan intermédiaire (rien que cela) –, elle poursuit : « Opale finance ne dispose donc pas d’historique financier ni d’éléments ni de situation intermédiaire lui permettant de porter un quelconque jugement sur la fiabilité des éléments prévisionnels qui lui ont été indiqués. » Elle ajoute par la suite qu’elle a visité plusieurs filiales et s’est entretenue avec les dirigeants. « Il ressort de ces entretiens que la trésorerie est tendue dans la plupart des filiales. Le dirigeant de Krief Group a également confirmé à Opale finance que la société Krief Group a fait l’objet d’incidents de paiement au cours des derniers mois qui provenaient de l’une de ses filiales et souffre d’une cotation Banque de France dégradée. Opale finance ne peut donc exclure des difficultés financières au niveau du groupe et ce, à un terme non défini. »
En dépit de cet avertissement normalement rédhibitoire, le groupe bancaire Philippe Hottinguer – une discrète banque dont le siège est en Suisse, spécialisée dans la gestion de fortune et ayant de puissants réseaux en France – maintient le projet d’entrée en Bourse de Krief. L’autorité des marchés financiers ne va rien trouver à y redire : le marché libre est par définition libre, donc sans obligation d’informations fiables : aux investisseurs de prendre leurs risques ! Krief Group est introduit le 19 février 2010. Ce sera un flop.
Car entre-temps, les choses ont commencé à mal tourner pour Louis Petiet. Le tribunal de commerce de Niort s’énerve de ne pas voir arriver les 15 millions d’euros promis pour la reprise d’Heuliez et finit par annuler l'opération. À partir de mars 2010, les faillites s’enchaînent en cascade. En mars, Saic Velcorex (DMC tissus) est liquidé et 210 emplois disparaissent. En avril, Soho (distribution) est à son tour fermé et 142 salariés perdent leur emploi. En mai, c’est au tour d’Isotherma (isolation) de s’écrouler, 422 salariés sont licenciés. En juin, les sociétés Gema, OPR, Valor, Spirale Concorde, disparaissent à leur tour, 185 salariés sont à la rue. En août, la partie audiovisuelle (Orléans Télé puis Cap 24) est de surcroît liquidée et 60 emplois sont perdus.
Il faudrait raconter l'histoire de chaque entreprise, ponctuée de drames et de dilapidation. Mais la trame du scénario est identique. Chaque fois, les salariés découvrent le même champ de ruine : des salaires impayés, des dettes sociales et fiscales qui ne sont plus honorées depuis des mois, des factures impayées, des stocks qui ont disparu, des machines achetées pour rien mais revendues à d’autres filiales pour plusieurs millions d’euros dans une cavalerie financière qui ne dit pas son nom. Tous les actifs, toutes les réserves se sont envolés. Plus rien ne reste pour honorer les obligations, ne serait-ce que le paiement des licenciements. Ceux-ci ont été pris en charge par la collectivité par le biais du fonds de garantie des salaires, AGS, géré par l’Unedic.
« Il nous avait promis de remettre de l’argent dans l’entreprise. Il nous a montré des chèques. Il s’est engagé à ne faire aucun licenciement pendant trois ans. Il n’a tenu aucun de ses engagements. Pendant ce temps, les deux dirigeants qu’il avait envoyés ont mené grand train. Le PDG, Pascal Houssard, touchait un salaire de 17 000 euros par mois, plus un autre de 14 000 euros par mois en tant que secrétaire d’Isotech, qui avait fusionné avec nous. Il y avait des voitures haut de gamme pour l’encadrement. Ils louaient des loges pour les matchs de l’OM ou du Paris Saint-Germain, un yacht à Marseille. Tout cela, soi-disant pour trouver des clients », raconte André Fouque, ancien secrétaire du CCE d’Isotherma, une PME de Montvilliers (Seine-Maritime). « Mais nous, on a découvert l’essentiel que plus tard », ajoute-t-il, encore troublé par un événement dramatique dans l’entreprise. Quand les difficultés se sont aggravées, le comptable de l’entreprise a disparu. Il a été retrouvé trois semaines plus tard dans un champ, à quelques centaines de mètres de sa voiture. La police a conclu à un suicide. Entre-temps, elle avait commencé à regarder les comptes et à fouiller les ordinateurs, et découvert bien des choses.
Les salariés d’Isotherma ont déposé plainte pour détournement de fonds et abus de biens sociaux contre les deux dirigeants. Les salariés de plusieurs entreprises ont saisi les prud’hommes pour obtenir des dommages et intérêts pour leur licenciement. D’autres procédures ont été engagées pour forcer Krief Group à payer une partie des sommes dues. Louis Petiet a été mis en examen en octobre 2010 par un juge d’instruction de Mulhouse dans le cadre d’une information pour abus de bien social, malversations et présentation de compte inexacte dans la gestion de Saic Velcorex.
De toute façon, Krief Group et son dirigeant, Louis Petiet, sont insolvables. Krief Group, lui-même, a été placé en redressement judiciaire en mai 2012. Ce qu’il s’est gardé de signaler à ses actionnaires, l’AMF ne trouvant là non plus rien à redire. Mais l’action, qui parfois ne fait l’objet d’aucune transaction dans une journée, vaut encore plus de 6 euros quand elle en valait 4 à son introduction. La main invisible du marché, dans sa grande prescience, continue de frapper.
C’est Gérard Philippot à nouveau, le mandataire judiciaire qui avait été chargé de gérer la reprise de DMC, qui s’est vu confier le dossier. Le tribunal de commerce a jugé qu’il n’y avait manifestement pas de conflit d’intérêts. Au bout d’un an, le mandataire judiciaire a décidé d’accorder à Krief Group quatre mois supplémentaires. Dans l’espoir peut-être d’un retour à meilleure fortune ?
« Je ne suis pas parano, et je ne suis pas un adepte de la théorie du complot. Mais dans le dossier Krief, je ne peux que me poser des questions. Il y a manifestement des pressions et des protections. Louis Petiet a un certain savoir-faire avec les politiques. Est-ce seulement cela ? Y a-t-il d’autres ressorts au niveau des tribunaux de commerce, de la franc-maçonnerie ? Tout est possible. En tout cas, je suis étonné des soutiens qu’il a pu obtenir », concède un mandataire de justice, chargé d’un des nombreux dossiers de faillite de Krief Group.
Plusieurs personnes ont évoqué ces soutiens pendant notre enquête : Krief Group a, semble-t-il, été un havre de repos pour politiques en difficulté, pendant des années. Le groupe lui-même met en exergue ses relations suivies avec le monde politique et son activité de lobbying efficace. « Krief Consulting s’est tissé un réseau de personnalités politiques auxquelles nous demandons de soutenir le projet de nos clients. Elles le font volontiers parce qu’elles nous font confiance, tout simplement », explique la société sur son site.
Mais qui sont ces personnalités politiques dont Louis Petiet se vante d’avoir le soutien. Le nom de Jean-Pierre Raffarin, qui fut autrefois son directeur, est souvent cité parmi les proches de Louis Petiet. Interrogé par Mediapart, il prend ses distances : « J’ai connu Louis Petiet au début des années 1980. C’était un élève brillant à Sciences-Po. Il travaillait sur les présidents de la Ve République. Il est entré chez Bernard Krief quand j’y étais. Nous avons travaillé ensemble. Mais j’en suis parti en 1988 », dit-il. « Plus tard, il a racheté la société, mais il n’a racheté que la marque. Il s’est lancé dans l’immobilier d’entreprise, a eu des contrats avec des gouvernements étrangers, en Amérique du Sud , je crois (en Argentine, après vérification - ndlr). Je n’ai plus eu de contact avec lui. » L’ancien premier ministre poursuit : « Quand j’ai vu ce qu’il en faisait, j’ai pris mes distances. » Avant d’ajouter : « Je l’ai vu deux à trois fois pour lui dire que les choses étaient bien séparées. De toute façon, au cours des dernières années, il était devenu un proche de Villepin. Vous savez notre proximité : il voulait ma place. Quant au dossier Heuliez, c’est Ségolène Royal qui l’a amené. Je n’ai pas besoin d’épiloguer. J’ai fait savoir tout de suite aux syndicats que c’était une erreur », dit-il. Mais ne lui a-t-il pas remis la Légion d’honneur en 2003, lorsqu’il était premier ministre ? « Je n’en ai aucun souvenir. J’ai tellement remis de légions d’honneur dans ma vie politique... », explique-t-il.
Les relations politiques de Louis Petiet ne s’arrêtent pas là. Dès 2007, il gravite autour de Nicolas Sarkozy. « Louis Petiet était mobilisé à Alger lors de la visite de Nicolas Sarkozy », écrit début décembre 2007 Maghreb confidentiel. « Bernard Krief Consulting Algérie, créé début 2007, vient de lancer Bernard Krief Developpement, un fonds d’investissement qui va prendre des parts dans des projets locaux. BK Consulting Algérie a décroché auprès de la Commission européenne le contrat du processus de privatisation d’une cinquantaine d’entreprises publiques dans le cadre du programme Meda. » (Le texte entier de cette dépêche a disparu d’internet depuis le moment où nous avons commencé cette enquête, notre lien ne renvoie qu’à quelques mots payants.) Après quelques annonces, le projet s’est évanoui comme les autres. Mais entre-temps, des fonds européens ont été peut-être versés...
« Il y avait des pressions tout le temps. Un membre du CE, représentant les salariés, a même été exclu du tribunal du commerce lors d’une audience », se souvient André Fouque. « Tout cela, c’est politique », poursuit-il avant de raconter une anecdote qui l’a frappé. « Le 26 janvier 2010, Christine Lagarde a appelé Pascal Houssard pour lui souhaiter une bonne année. Je m’en souviens très bien. J’étais à côté de lui. Six mois après, on était radiés », précise-t-il, étonné qu’un ministre des finances puisse connaître le PDG de la PME Isotherma. De fait, celui-ci semble à l’époque avoir ses entrées auprès du gouvernement. Dans la même période, il est invité par le ministre du plan de relance, Patrick Devedjian, pour participer à une réunion sur la relance énergétique aux côtés de... Total, GDF Suez, Veolia ou le CEA. C’était manifestement à l’époque un homme sur lequel il fallait compter.
Aujourd’hui, les soutiens de Louis Petiet semblent plus mesurés ou en tout cas se faire plus discrets. À voir les ménagements pris pour cet homme d’affaires, qui a mis plus de quinze sociétés en faillite, amené plus de 1 000 personnes à perdre leur emploi, dilapidé des millions d’euros d’actifs, il semble, cependant, qu’il conserve quelques appuis. Personne ne paraît avoir envie de bousculer la donne, jouant la montre et la procédure jusqu'à la Cour de cassation. Dans quinze ans, comme dans l’affaire Tapie, tout le monde aura oublié. Louis Petiet peut se rassurer, il a encore des amis.
BOITE NOIREEn dépit de nombreuse relances, Louis Petiet n'a pas donné suite à nos appels. Ses avocats du cabinet Olivier Pardo nous ont rappelé pour nous informer qu'ils « n'avaient pas été autorisés par leur client à communiquer ». Gérard Philippot, chargé en tant qu'administrateur judiciaire de surveiller le redressement judiciaire de Krief Group, n'a pas non plus retourné nos appels.
Plusieurs personnes, interrogées dans le cadre de cette enquête, nous ont demandé l'anonymat, soit en raison de leur fonction, soit par crainte d'éventuelles représailles. Nous avons respecté leur désir.
Enfin, les extraits vidéo que nous mettons en ligne sont tirés d'une conférence donnée par Louis Petiet à l'institut supérieur de gestion en mars 2010. Cette vidéo de 1 h 20 avait été mise sur Dailymotion mais a par la suite été retirée. Nous en avons malgré tout obtenu une copie et l'avons remontée pour n'en garder que les passages qui nous semblaient significatifs.
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