Ce sont des conférences en or dont le contenu sonne comme du toc. Depuis son départ de l’Élysée, Nicolas Sarkozy parcourt le monde pour livrer ses précieux conseils d’ancien président devant des salles ultra privilégiées. Ses hôtes – le plus souvent des banquiers – n’hésitent pas à débourser entre 80 000 et 150 000 euros par prestation, ce qui a permis au patron de l’UMP d’engranger environ 2 millions d’euros en l’espace de deux ans et demi. Il entend bien poursuivre cet exercice lucratif, malgré ses nouvelles fonctions, ses ambitions pour 2017 et le mélange des genres qui accompagne le tout.
« Nicolas Sarkozy va poursuivre ses conférences et moi, je suis fier qu'il y ait un Français qui en fasse, comme Tony Blair et Bill Clinton », justifie son fidèle Brice Hortefeux, qui estime que « le prix auquel (l’ex-chef de l’État) est payé est un instrument de mesure de sa valeur ». Sur le site de la Washington Speakers Bureau, l’agence qui gère les conférences de luxe de l’ancien président, ce dernier est présenté comme « largement reconnu pour son pragmatisme et son approche directe dans des problématiques les plus importantes de notre temps ».
Mais que peut bien raconter Nicolas Sarkozy de si décisif et de si spirituel pour être aussi grassement rémunéré ? Que dit-il au reste du monde, lui qui ne dit pas grand-chose aux Français ? Les équipes du président de l’UMP font tout pour garder le contenu de ses conférences secret. Les verbatims sont rares, les enregistrements encore plus. La magie de Noël étant ce qu’elle est, Mediapart s’en est pourtant procuré un. Et en propose l’écoute et la lecture au long cours (à partir de la page 2), sans être obligé de débourser des milliers d’euros.
Cet enregistrement a été réalisé le 14 octobre, en pleine campagne pour la présidence de l'UMP, à l’occasion du World Knowledge Forum, une conférence internationale qui accueille chaque année, à Séoul (Corée du Sud), la crème du monde politique et économique. C’est là que Dominique Strauss-Kahn avait fait son retour médiatique il y a deux ans. Parmi les invités de la cuvée 2014 : Nicolas Sarkozy, donc, mais aussi l’économiste français Thomas Piketty et l’ex-président de la BCE, Jean-Claude Trichet. « Pour ce forum de Séoul, les prestations se chiffreraient jusqu’à 100 000 dollars selon les invités », explique Libération.
Pendant une petite heure, on y entend l’ex-chef de l’État répondre (en français) aux questions (posées en coréen) de Chang Dae-whan, un homme d’affaires sud-coréen, un temps pressenti pour devenir premier ministre. Censé exposer ses idées pour « revigorer l’économie mondiale » – le thème de la conférence –, Nicolas Sarkozy livre en réalité une prestation décousue, qui oscille entre inconsistance et grand n’importe quoi. Le tout, devant ce que Libération a décrit comme « un parterre de près de 900 invités du monde des affaires et de la politique triés sur le volet ».
Qu’apprend-on dans cet enregistrement ? Rien, sinon que le patron de l’UMP a une vision pour le moins brouillonne des enjeux internationaux en général, et de ceux du continent asiatique en particulier. Certains passages de sa prestation confinent à la gêne absolue, comme lorsqu’il digresse sur la liberté des femmes, en prenant l’exemple de la sienne, ou encore lorsqu’il lâche, toute honte bue : « Quand l’Europe regarde l’Asie, les Européens disent : “C’est tous les mêmes.” » Son interlocuteur, Chang Dae-whan, semble avoir bien du mal à cacher son embarras, entre rires étouffés et « OK… » évocateurs.
Nicolas Sarkozy prodigue donc ses conseils. Voici la Corée du Sud presque sommée d'organiser l'Asie en prenant l'initiative de créer une organisation régionale. « Imaginer une structure régionale, c’est ce qu’il y a de plus important. Et vous, les Coréens, vous êtes mieux placés que les autres pour l’imaginer », assure-t-il. Oubli de l'ancien président : la Corée du Sud est déjà membre de la puissante Asean (Association des nations de l'Asie du Sud-Est) et les structures de ce type pullulent dans la région (pour ne citer que l'Apta et l'Apec).
Ignorant des structures de coordination en Asie, Nicolas Sarkozy l'est tout autant de celles existant en Amérique latine, et le voici soudain asséner que « le Mercosur, ça ne suffit pas ». Effectivement, ça ne suffit pas et une demi-douzaine d'organisations régionales existent aujourd'hui, la dernière née étant, en 2010, la Communauté des États de l’Amérique latine et des Caraïbes (CELAC). Sarkozy aurait pu utilement parcourir cette brochure de l'Agence française du développement sur les dynamiques et enjeux de développement en Amérique latine : elle est ici.
Plus fort encore ! L'ex-chef de l'État affirme avoir créé le G20, pour mieux bousculer les conservatismes du monde. C'est ce qu'il explique à ses auditeurs fortunés : « Quand j’ai créé le G20, M. Ban Ki-moon m’a demandé : “Pourquoi crées-tu une organisation concurrente aux Nations unies ?” » Problème : le G20 a été créé dès 1999, à l'initiative non pas de Sarkozy – qui n'était alors que maire de Neuilly et député – mais du ministre canadien de l'économie de l'époque, Paul Martin.
S’en prenant directement à un autre invité du forum, Thomas Piketty, et moquant sa proposition de taxer les hauts revenus à 80 %, Nicolas Sarkozy joue les grands guignols en dénigrant ces « intellectuels », « très importants, selon lui, pour comprendre après ce qu’il s’est passé avant ». « Quand vous êtes chef de l’État et qu’il y a une crise, faut prendre des décisions, faut être rapide, dit-il. Bon, peut-être que parfois quand on est trop intelligent, c’est un problème. » Le reste de son propos n’est qu’une resucée du verbiage déjà entendu à Monaco, lors d’une précédente conférence dont Nice-Matin avait révélé la teneur. Il est vrai que les hommes d'affaires sud-coréens ne lisent pas, a priori, Nice-Matin.
Voici la retranscription intégrale de la conférence de Nicolas Sarkozy :
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« Mesdames et Messieurs, juste quelques mots brefs d’introduction avant de répondre à vos questions pour dire d’abord combien je suis heureux d’être ici, à Séoul, en Corée, au cœur de cette Asie dont on parle tant et qu’au final on connaît si mal. J’y retrouve d’anciens amis, avec qui j’ai eu l’occasion de travailler, comme Carl Bildt, cette Asie qui représente un peu plus de la moitié des habitants de la planète, quatre milliards d’habitants, qui est un géant, une addition de géants économiques, et qui en même temps ne joue pas encore dans l’organisation du monde et la résolution des grands problèmes du monde, le rôle politique à l’image de son rôle économique. Et particulièrement en Corée.
S’il est un pays qui a eu à souffrir du XXe siècle, c’est bien le vôtre. Connaissant une occupation, la division due au lendemain de la guerre froide et malgré tout, devenu la quinzième puissance économique du monde. Et lorsque nous avons créé le G20, la question de la présence de la Corée du Sud dans le G20 ne s’est pas posée et pour la première fois, la Corée qui n’appartient… la Corée du Sud qui n’appartient à aucune organisation régionale devenait membre du club fermé du G20. Ce qui était une reconnaissance de votre rôle politique.
Je suis persuadé que s’il y a bien une région du monde où il va y avoir des changements d’organisation, c’est bien l’Asie. Et peut-être en conclusion, c’est ce que je voudrais vous dire, tous les continents dans le monde sont obligés de s’organiser. Nous l’avons fait en Europe, et les problèmes que nous connaissons ne sont pas dus à notre organisation, mais à notre difficulté à imaginer une nouvelle organisation. Mais regardez l’Afrique et ses 58 pays, elle n’a pas le rôle politique qu’elle devrait avoir parce qu’elle n’a pas d’organisation digne de ce nom. Regardez l’Amérique du Sud et ses dix-huit pays, elle n’a pas le rôle politique qu’elle devrait avoir, bien qu’elle compte des géants comme le Brésil ou des pays comme la Colombie qui marchent très bien, parce qu’il n’y a pas d’organisation régionale digne de ce nom. Je ne veux pas critiquer le Mercosur, mais ce n’est pas suffisant.
Et la question se posera en Asie, naturellement. Même si les différences de tailles entre vous, avec des géants comme la Chine et l’Inde, posent question. Je suis persuadé que la Corée, qui est trop grande pour être petite, et pas assez grande pour être un vrai grand, a un rôle leader à engager pour fédérer les pays d’Asie autour d’elle. Croyez bien que je suis heureux maintenant de répondre aux questions du Docteur Chang. J’essaierai de le faire le plus librement possible, c’est l’avantage de ne plus être en situation de responsabilités, quoique même en situation de responsabilités, je n’avais pas le sentiment de ne pas être libre. Je me livre maintenant à vos questions avec beaucoup de plaisir. Je vous remercie de votre attention.
– Question de Chang Dae-whan –
La question du leadership, c’est une des questions les plus difficiles. Dans vos entreprises, comme à la tête de l’État. Il n’y a aucune organisation, quelle que soit sa taille qui peut fonctionner sans leadership, aucune. Mais qu’est-ce que c’est que le leadership ? Très difficile à définir. Et le leadership vient contrecarrer l’idée que nous nous faisons de la démocratie. Je m’explique. Être un leader, c’est essayer de voir avant les autres différemment des autres. Il y a un moment où le leader a raison avant que le consensus ne se fasse. La capacité du leadership, c’est de tenir sur cette ligne avant que les autres en soient convaincus. Pourquoi ? Parce qu’une décision, une bonne décision, aujourd’hui, c’est une décision qui est prise au bon moment.
Si le consensus existe sur la décision que vous prenez, ce n’est déjà plus une bonne décision, c’est trop tard. Je m’explique. Si tout le monde est d’accord pour que vous investissiez dans un pays au moment où vous décidez d’investir, c’est déjà trop cher, faut pas y aller. Alors en politique, vous voyez bien la difficulté entre la démocratie et le leadership, car naturellement, et c’est l’un des problèmes de l’Europe, de ne pouvoir décider par consensus. Si vous décidez par consensus, cela veut dire que vous ne décidez que lorsque tout le monde est d’accord. C’est déjà trop tard.
Dans mon pays, comme d’ailleurs dans la plupart des grandes nations industrielles qui ont un passé, le frein à la réforme n’est pas le peuple, le frein à la réforme, ce sont les corps intermédiaires et les élites. Beaucoup plus que le peuple lui-même. Et dans les cinq années où j’ai été président, j’ai eu beaucoup plus de problèmes avec les corps intermédiaires qu’avec le peuple lui-même. Oh bien sûr en France, il y a des manifestations. C’est peut-être le pays où il y en a plus qu’en Corée. De ce côté-là, on se sent si proches des Coréens. Mais le frein dans vos entreprises, c’est plus les cadres, dans nos États, c’est plus les corps intermédiaires.
Et si j’avais, Docteur Chang, à dire une chose sur le principal problème français, c’est sans doute le niveau de nos dépenses publiques. Parce qu’au moment où nous étions une des puissances économiques incontournables, avec les avantages de la puissance industrielle, sans les inconvénients d’une grand concurrence, nous avons établi un système social, auquel naturellement les gens sont habitués, qui a généré un montant de dépenses publiques qui pèsent aujourd’hui sur la croissance et sur le secteur privé. La question centrale pour nous, comme pour un certain nombre de pays européens, c’est de maîtriser, de diminuer, le poids des dépenses publiques qui pèsent sur le secteur privé. Évidemment, plus votre histoire est longue, plus ce poids est grand et plus l’habitude des avantages acquis est grande. C’est sans doute, me semble-t-il, la question la plus difficile pour l’avenir.
– Question de Chang Dae-whan –
Regardez le Docteur Chang, il annonce ma candidature. J’ai un sacré porte-parole ! Bon, nous n’en sommes pas là. Peut-être d’abord, pour la France comme pour tant d’autres pays, les idées nouvelles sont le trésor le plus difficile et le plus important à constituer. Le monde a changé dans des proportions considérables. Les vieilles recettes ne sont plus suffisantes. Nous sommes en compétition dans tous les domaines et à chaque instant. Tout se sait. Ça n’a jamais été aussi complexe et jamais les peuples du monde n’ont attendu des résultats aussi rapidement. Il faut trouver de nouvelles solutions, on pourrait en parler, mais le plus important et le plus difficile peut-être, c’est que les pays à histoire ancienne, à longue tradition historique, comprennent qu’ils ont encore un avenir et un espoir dans le monde d’aujourd’hui.
Peut-être que la question la plus difficile pour nous, c’est comment les peuples qui ont été pendant des siècles les premières nations du monde, peuvent-ils avoir faim de conquêtes économiques, de rêves, comme ceux des peuples qui n’ont jamais connu la puissance dans leur pays ? Vous comprenez bien que ce n’est pas une question simplement psychologique, tout d’un coup vous devenez une grande puissance, vous avez un appétit pour le monde extraordinaire, mais quand vous venez d’un pays qui a eu la chance pendant des siècles d’être un des grands du monde et qui se retrouve confronté à une concurrence à laquelle il n’était pas habitué, la question de l’espérance, de la confiance dans son modèle, de l’avenir de son pays est beaucoup plus difficile. Et peut-être, Docteur Chang, que ce n’est pas une question technique de telle ou telle mesure, mais que celui ou celle qui aura le leadership doit rendre confiance aux vieilles nations.
L’avenir appartient aussi aux vieilles nations, pas simplement aux nouvelles. Et si vous me permettez cette image, vous qui êtes des chefs d’entreprise, peut-être que le problème est le même quand vous êtes les champions sur un marché depuis des années. Garder l’envie de rester, de rester le premier, est plus difficile que quand vous êtes un challenger qui arrive tout nouveau tout neuf sur le marché. Le risque d’être le premier est d’avoir le sentiment d’être imbattable, il est le même pour les nations du monde qui au XIXe siècle et au XXe siècle étaient en première division. Et c’est peut-être pour moi le challenge le plus difficile : convaincre le peuple de France, comme un certain nombre de peuples d’Europe, qu’il y a un avenir pour eux. Que ce que nos grands-parents ont fait dans le passé, on peut le faire nous aussi dans le monde d’aujourd’hui. C’est une question que vous en Asie, vous n’avez pas. Parce qu’en Asie, le XXIe siècle, vous savez que c’est le vôtre. Nous, en Europe, XXIe siècle, on doit réapprendre à se faire une place, je veux dire, une des premières places.
– Question de Chang Dae-whan –
Si vous avez une question simple, hésitez pas à me la poser parce que celle-là elle n’est pas simple du tout. Je pense que les peuples ont une mémoire et on ne comprend rien, me semble-t-il, à la position de M. Poutine aujourd’hui si on oublie ce qu’a vécu la Russie au travers de l’Union soviétique ces trente ou quarante dernières années. Voilà la Russie qui a perdu près de 40 % de son territoire sans qu’un seul coup de feu ne soit tiré. Il y a peut-être que la Serbie qui a connu un sort pareil à la fin du XXe siècle. Et forcément, il y a un sentiment d’humiliation nationale qui porte sur la mémoire collective de ce peuple. Et moi je fais un lien, c’est pas pour lui donner raison, entre la question, l’attitude de M. Poutine et de la Russie sur l’Ukraine, et ce qu’il s’est passé avec l’Union soviétique, feu l’Union soviétique, sur ces trente ou quarante dernières années.
Et vous regardez le Japon, l’émergence de la Chine, si proche du Japon, la compétition entre ces deux pays, depuis si longtemps, influe sur la politique des dirigeants japonais, mais le risque de confrontation, il existe, il a toujours existé. Comment y répond-on ? Moi, je ne crois pas que la question entre l’Allemagne et la France de la guerre de 1940 ou de la guerre de 1914, c’était parce qu’on est tombé sur deux mauvaises générations. On se tromperait si on pensait ça. La génération de Hitler en Allemagne, c’est la génération de Thomas Mann, la génération de Pétain en France, c’est la génération de Proust. Savez-vous que la France et l’Allemagne se sont affrontées pendant trois siècles, tous les trente ans ? Tous les trente ans. Est-ce que vous croyez qu’on s’est affronté parce qu’on avait que des mauvaises générations ? Non. Parce que quand vous êtes deux puissances dans le même environnement, le risque d’affrontement, il est extrêmement fort.
Comment y répond-on ? Nous, en Europe, on y a répondu par l’Union européenne. Est-ce que vous savez, mes chers amis d’Asie, que l’Europe, de tout temps, a été le continent le plus cruel et le plus violent du monde ? Le continent où les guerres ont été les pires ? Mais c’est pas l’Afrique ! C’est pas l’Asie ! C’est pas l’Amérique latine ! C’est l’Europe. Et c’est pas au Moyen Âge, c’est hier, au XXe siècle. En Europe, on s’est battus les Anglais et les Français, les Français et les Allemands, les Français et les Espagnols. On s’est entretués sans discontinuer jusqu’à ce que nous fassions l’Union européenne. L’Europe n’est devenue un continent stable en paix que parce que nous avons voulu l’Union européenne. Et pourquoi nous, nous pensons en Europe que l’Union européenne ne peut pas exploser, ne peut pas se terminer ? C’est pas pour des raisons économiques, parce que l’Union européenne, ça n’a pas empêché le chômage. C’est pas pour des raisons monétaires ou financières. Nous ne pouvons céder sur l’Europe parce que si l’Europe explose, c’est la guerre qui revient. Il est là l’enjeu.
Et pour vous, en Asie, comme avec les pays dont vous avez parlé, la question “comment éviter qu’un incident devienne un drame en mer de Chine ou ailleurs ?”, il y a une seule solution, il n’y en a pas deux, une : créer une organisation régionale qui renforce la discussion entre les gouvernements et entre les peuples, qui permet de trouver avant un conflit ou un incident les voies de la résolution de ce conflit ; qui organise les échanges entre les jeunes de vos pays. Quand l’Europe regarde l’Asie, les Européens disent : “C’est tous les mêmes.” Moi, je sais qu’ici, en Asie, il y a plus de différences entre les Coréens, les Japonais, les Chinois, qu’il n’y a de différences entre les Italiens, les Anglais et les Français. C’est ça la réalité, que nous, nous ne connaissons pas vu d’Europe.
Mais la seule réponse à la compétition économique, à la proximité géographique, aux risques de dérapages d’un gouvernement ou d’un autre, c’est d’imaginer des structures régionales qui apaisent les conflits parce qu’elles organisent le dialogue. Avec le poids des médias, cher Docteur Chang, chaque incident devient un drame. S’il n’y a pas une structure pour discuter, une habitude de la discussion, un lieu de rencontre obligé, si on n’a pas échangé les étudiants, échangé les médecins, échangé les touristes, échangé les entreprises, quand le drame arrive, quand le problème arrive sous la pression médiatique, c’est l’escalade de la violence.
C’est pourquoi imaginer une structure régionale, c’est ce qu’il y a de plus important. Et vous, les Coréens, vous êtes mieux placés que les autres pour l’imaginer, parce que si c’est un des très grands, un des géants d’Asie, qui l’imagine, les autres vont se dire : “Ils imaginent cette organisation pour nous dominer.” Si c’est vous, à la place qui est la vôtre, avec vos 50 millions d’habitants, quand la réunification aura lieu, ce dont je ne doute pas, il y aura la réunification des Corées, c’est une question de temps, et quand ça arrivera, ça arrivera beaucoup plus brutalement que vous ne l’imaginez. Le rôle de la Corée, avec ses 70 ou 80 millions d’habitants, sera absolument central, car vous êtes assez forts pour parler haut, mais vous n’êtes pas assez forts pour faire peur à vos voisins.
C’est donc à vous, avec d’autres pays de même nature, de même importance, d’entraîner ce mouvement d’union. De la même façon, je pense qu’en Amérique du Sud, que c’est pas forcément le Brésil qui peut montrer l’exemple de l’union. C’est d’autres pays, moins forts, de taille moyenne, qui doivent entraîner l’unité d’un continent. Et je termine par là, ça amènera à une réforme certaine des Nations unies. C’est un Coréen qui est secrétaire général aujourd’hui. Et qu’il me soit permis de dire un mot là-dessus : je ne crois pas à la règle de l’unanimité, comme je ne crois pas à la règle du consensus. La maladie des Nations unies aujourd’hui, c’est la décision à l’unanimité. Comment voulez-vous que 193 pays soient d’accord pour décider ? Comme ils sont jamais d’accord, on décide pas. Et il va falloir passer à la règle de la majorité.
– Question de Chang Dae-whan –
Je crains qu’ils ne l’aient déjà reçu parce que moi j’aime beaucoup M. Ban Ki-moon, mais quand j’ai créé le G20, M. Ban Ki-moon m’a demandé : “Pourquoi crées-tu une organisation concurrente aux Nations unies ?” Et je lui avais dit que ce n’était pas une concurrence, mais que les Nations unies, avec la règle de l’unanimité, ne pouvaient plus arbitrer les grandes questions du monde. Et ne vous trompez pas pour le G20, la grande réforme du G20 nécessaire, c’est de passer de l’unanimité à la majorité. Alors, juste un mot Docteur Chang, je ne dis pas qu’avec la règle de la majorité, on doit imposer à un pays une décision qu’il ne veut pas, mais par la règle du vote à la majorité, cela veut dire que les pays qui ne sont pas d’accord, dans la minorité, ne se verraient pas appliquer la politique, mais qu’ils n’auraient pas le droit d’empêcher les pays de la majorité d’avancer. Et j’avais dit à Ban Ki-moon, que j’apprécie beaucoup et que j’admire, que ce n’est pas moi qui détruisais les Nations unies, que les Nations unies se détruisaient toutes seules. Parce que quand on ne décide pas, parce qu’on ne peut plus décider, la question de la légitimité d’une institution se trouve posée.
– Question de Chang Dae-whan –
Moi, j’ai beaucoup fait pour le traité de libre-échange entre la Corée et l’Europe. Je crois à la liberté des échanges. Vous me posez des questions : est-ce qu’il y a des inquiétudes vis-à-vis de la Chine ? Oui et non, parce que ça sert à quoi d’être inquiet ? La Chine est une réalité. Elle est une réalité pour vous. Que serait l’économie coréenne sans la Chine ? Je veux dire que si demain la Chine avait un problème économique majeur, est-ce que ça ne créerait pas un drame économique en Corée ? Bien sûr que oui. Nous dépendons tous les uns des autres. Il y a un côté un peu schizophrénique. Quand la Chine va trop bien, on s’en inquiète, et quand elle donne des signes de faiblesse, on s’en inquiète encore plus. La vérité, c’est qu’il faut faire avec. Le monde est ainsi fait.
Pendant des siècles, le monde a été dominé par un tout petit groupe de pays. Pendant quelques décennies, le monde a été dominé par deux pays. Maintenant, le monde est multipolaire. Il ne faut pas craindre l’émergence de ces puissances comme la Chine. Moi, je pense que le problème, c’est que justement ces nouvelles puissances économiques n’exercent pas assez leur rôle monétaire et leur rôle politique. Je m’explique. La Chine, le Brésil, l’Inde, le Mexique, dans une certaine mesure l’Afrique du Sud ou le Nigeria, sont devenus des géants économiques incontournables. Le problème, c’est qu’ils doivent prendre à leur compte la résolution des problèmes économiques et monétaires du monde. La question n’est pas de dire “la Chine est trop puissante”. La Chine, c’est un milliard trois cents millions d’habitants, ne leur demandez pas de devenir moins puissants, ils n’ont pas le choix. 1 % de croissance, c’est 1 million d’emplois. Ils doivent trouver 20 millions d’emplois chaque année. Quand ils sont à 10 % de croissance, pour nous c’est immense, pour eux, c’est la moitié de ce qu’ils devraient avoir.
Le problème n’est donc pas là. Le problème, c’est bien au contraire, que ce pouvoir économique exerce au même titre que les États-Unis, au même titre que la France, au même titre que les autres grandes nations du monde, les responsabilités politiques des problèmes du monde environnementaux, du monde de stabilité monétaire. Autrement dit, on ne peut pas être un géant économique et donner le sentiment de refuser de prendre sa part de la résolution des problèmes politiques, des problèmes environnementaux, des problèmes monétaires, d’organisation et de stabilité du monde. On peut pas dire : “Je conquiers tous les marchés économiques du monde, mais sur la politique, sur la monnaie, sur l’environnement, sur la paix, ne me demandez pas mon avis, ça me concerne pas.” Il est là le problème. Il n’est pas dans l’hyperpuissance économique. Il est dans une hyperpuissance économique qui refuserait de stabiliser le monde en ne prenant pas sa part de décision que tous les grands du monde doivent prendre.
Je peux prendre d’autres exemples : est-ce que vous ne croyez pas que le poids politique de la Chine est majeur dans la résolution du problème de la Corée du Nord ? Si un jour la Chine devait décider que les souffrances imposées à la Corée du Nord, c’est un scandale, combien de temps donnez-vous au régime de Corée du Nord ? Et pour l’affaire monétaire, ne reprochons pas aux Chinois de faire ce que d’autres font. Ça serait trop facile. Moi, pendant des années, quand j’étais étudiant, on m’expliquait “ah une monnaie forte c’est quand il y a une économie forte”. Parfait. Ben, c’est tout le contraire aujourd’hui. Vous avez une économie forte, les États-Unis, et un dollar – ça va mieux ces temps-ci – mais qui est un dollar plutôt faible par rapport à la force de l’économie. Vous avez une économie chinoise très forte et un yuan qui ne l’est pas assez. Donc ne reprochons pas aux uns de faire ce que font les autres : utiliser leur monnaie comme instrument de puissance commerciale. Demandons aux nouveaux géants économiques de prendre toute leur place dans la résolution des affaires politiques.
C’est la raison pour laquelle je n’ai plus voulu du G8. Car vous vous rendez compte, quand je suis devenu président, on pensait résoudre les problèmes du monde sans la Chine, sans l’Inde, sans un seul pays africain, sans que l’Asie, à part la Chine, ait un représentant permanent au Conseil de sécurité. Il était évident que le nombre de membres permanents du Conseil de sécurité doit augmenter, que l’Asie doit avoir plusieurs membres permanents. Enfin, 4 milliards d’habitants, il me semble ce n’est pas un détail. Et que chaque région du monde doit avoir une façon de désigner ses membres permanents adaptée à son histoire. Naturellement qu’on ne va pas dire que la Chine n’est plus membre permanent, mais peut-être faut-il élire celui ou celle d’entre vous, pays asiatiques, qui en plus représentera l’Asie.
L’Afrique, c’est un milliard d’habitants, dans trente ans 2 milliards, on va continuer à avoir un Conseil de sécurité où l’Afrique n’a pas de membre permanent ? Deux milliards d’habitants dans trente ans. Donc, voyez-vous, quitte à vous étonner, je pense que le problème de la Chine, ou d’autres pays, n’est pas sa puissance économique. Mais une puissance économique sans prendre sa part des responsabilités politiques, monétaires, environnementales, de paix ou de guerre, dans le monde.
– Question de Chang Dae-whan –
Bah, c’est une maladie un petit peu française que de vouloir exporter ce qui ne marche pas chez nous, chez les autres. Heureusement qu’il est professeur, qu’est-ce que ça serait s’il n’était qu’élève. Il (Thomas Piketty – ndlr) est socialiste. C’est un homme de grande qualité, mais qui est socialiste. Donc, pour les socialistes c’est très simple : si on est injuste avec tout le monde, on est injuste avec personne. Comprenez-moi : si vous êtes tous en retard, personne n’est à l’heure, donc c’est juste. C’est pas du tout ma philosophie des choses. Moi, je viens parler au forum de la connaissance. Moi, je crois que tout se joue sur le progrès, la connaissance, l’investissement.
Quand vous avez la chance dans un pays d’avoir un Bill Gates ou un Steve Jobs, c’est pas anormal que ces gens qui ont créé beaucoup de richesses, aient un patrimoine qui leur appartient. Sur l’impôt sur le capital, je comprends qu’on soit pour l’impôt sur le capital, ça a du sens. Mais dans ce cas là, il faut sortir d’Europe. Parce que si vous êtes le seul pays, avec un autre, à avoir un impôt sur le capital, vous faites fuir tous les capitaux de France. Donc, moi, je peux être d’accord avec toutes les idées, mais il faut être cohérent. Si on est pour l’Europe, et je suis pour l’Europe, il faut pas avoir la fiscalité la pire d’Europe, sinon vous faites partir les capitaux, les personnes. Si vous voulez avoir la fiscalité la pire d’Europe, vous sortez d’Europe et vous gardez votre fiscalité. Mais de là à dire “la fiscalité qui a posé tant de problèmes en France, chers amis du monde entier, nous allons vous en faire cadeau”, je suis pas sûr que c’est la bonne stratégie.
C’est peut-être la différence entre les pragmatiques et les intellectuels. Parce que les pragmatiques, ils créent des richesses, les intellectuels, ils vous expliquent comment on aurait pu créer plus de richesses. Mais enfin, tant qu’il y aura des Docteur Chang merveilleux, pour inviter au forum de la connaissance ceux qui savent vous expliquer comment on aurait pu faire, fantastique. Vous savez, moi, quand j’étais président, je vais vous raconter une anecdote, je me suis dit il y a des économistes fantastiques et arrive la crise de 2008, je vais réunir les dix meilleurs économistes du monde, et je vais savoir quoi faire. Ben, je les ai réunis, deux fois, pas trois… deux. C’était formidable. Je savais tout sur les crises d’il y a un siècle. Ils savaient tout parfaitement expliquer pourquoi ça s’était passé. Mais quand je leur disais : “Et demain matin ? Qu’est-ce qui va se passer ?” (…) Quand vous êtes chef de l’État et qu’il y a une crise, faut prendre des décisions, faut être rapide. Bon, peut-être que parfois, quand on est trop intelligent, c’est un problème.
– Question de Chang Dae-whan –
À votre place, j’aurais posé la même question. Bon avant de répondre, je veux dire juste un mot sur la question du prix Nobel et des intellectuels. Les intellectuels, c’est très important, mais c’est très important pour comprendre après ce qu’il s’est passé avant. Non pas pour prédire l’avenir. Parce que ceux qui sont au contact des problèmes et du marché, ils ont une telle urgence de réaction que forcément, ils comprennent mieux. Sur la France, je crois deux choses : d’abord que la France n’est pas une page blanche, nous avons une histoire, et que rien ne remplace l’ancienneté d'une histoire, pour une entreprise comme pour un pays. Parce que, au fond, la chose la plus difficile à construire, c’est de la confiance. La confiance. Et la meilleure façon de construire la confiance, c’est la durée. Dans un couple, dans une famille, pour une entreprise, pour un pays. Et la longue histoire permet de construire une confiance dans la durée.
Et deuxième chose, je crois aussi à la qualité de la formation de la main-d’œuvre française. Donc tout le défi pour nous, c’est de garder nos avantages tout en corrigeant nos faiblesses. La première faiblesse, c’est le niveau des dépenses publiques, mais la seconde, c’est que quels que soient nos qualités, notre intelligence et notre talent, nous ne pourrons pas gagner la compétition dans le monde d’aujourd’hui en travaillant beaucoup moins que les autres. Le meilleur élève de la classe, si structurellement il travaille beaucoup moins que les autres, y a un jour où il deviendra plus le meilleur élève de la classe.
La question de la quantité, elle est aussi clairement posée, mais la marque France, la culture de la France, les infrastructures de la France, la beauté des paysages de la France, la qualité des entreprises françaises, ça compte, mais c’est le produit de l’histoire. Moi, je voudrais qu’on pense à ce que sera le produit de l’avenir. Ceux qui nous ont précédés nous ont légué ça, j’aimerais que nous, nous soyons capables de léguer quelque chose. Nous avons des chefs d’entreprise remarquables, nous avons des entreprises remarquables. À nous d’adapter notre système d’aujourd’hui pour dire que ce système est aussi remarquable que nos entreprises, je n’en suis pas sûr aujourd’hui.
Mais j’ai pas compris la question sur Carla Bruni… Je sais qu’elle serait très heureuse de venir chanter ici, à Séoul. Vous savez, c’est très intéressant aussi et c’est très révélateur des couples et des familles. Souvent, on m’a dit… Ou on l’interroge sur mon métier, elle, et moi sur le sien. Mais c’est ça la vie moderne. C’est-à-dire un couple, je dirais pas absolument comme les autres, mais où la femme travaille, où l’homme travaille. Et pour vos enfants, ce que je peux vous souhaiter de plus beau, c’est que la carrière de l’homme ne vienne pas détruire la carrière de la femme, où la carrière de la femme ne soit pas fonction de la carrière de l’homme. Ça, ce sont les schémas d’hier, c’est pas les schémas d’aujourd’hui.
Est-ce que vous souhaiteriez, si vous aviez des filles, que leur avenir dépende uniquement du métier de leur mari ? Et au fond, le problème s’était posé pour nous. C’est pas parce que je devenais président de la République, que ma femme devait arrêter son métier. Et c’est pas parce que je suis dans la politique, pas tout à fait socialiste, que des gens de gauche ne pourraient pas aimer la musique de ma femme. Mais au-delà du seul cas de ma famille, qui n’a aucun intérêt, c’est une réflexion pour tous les jeunes dans le monde. Comment mener chacun une carrière sans que la femme disparaisse derrière l’homme ? C’est ça l’enjeu aujourd’hui.
Et à ceux qui disent qu’elle aurait dû arrêter son métier parce que j’étais dans la politique : quelle idée se font-ils de la femme ? De la liberté de la femme ? De l’indépendance de la femme ? De la crédibilité de la femme ? On n’est plus au Moyen Âge. Et je le dis ici, en Asie, parce que je suis persuadé que le problème se posera aussi pour vous, mais à tous les niveaux. Est-ce que la femme d’un ambassadeur n’a plus le droit de travailler parce que son mari est ambassadeur ? Est-ce que la femme d’un chef d’entreprise parce que son mari voyage... Je vois que je rencontre des situations particulières. Si vous l’invitez (Carla Bruni – ndlr) l’année prochaine, pour le forum de la connaissance, je serai au premier rang et vous verrez qu’elle a beaucoup de choses à dire. »
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