Manuel Valls ou Stéphane Le Foll le brandissent comme un marqueur de la politique sociale du gouvernement. Les syndicats de médecins libéraux y voient, eux, une attaque en règle de leur profession. Inscrit dans le projet de loi de santé qui doit être examiné au printemps, le tiers payant généralisé – c’est-à-dire la fin de l’avance des frais chez les médecins – s’annonce comme le premier bras de fer de ce quinquennat dans le secteur de la santé.
Tous les syndicats de médecins libéraux ont lancé un appel commun à la grève au cours des fêtes de fin d’année, une période pourtant critique, où les urgences hospitalières sont déjà sous tension. Martiale comme à son habitude, la CSMF, premier syndicat de médecins libéraux, appelle à la « mobilisation générale » et promet « un mouvement social très dur ». Plus surprenant, et bien plus embarrassant pour le gouvernement, le syndicat de médecins généralistes MG France, généralement progressiste, s’aligne. À quelques mois d’élections professionnelles, c’est un rapprochement de circonstance, entre des médecins aux intérêts profondément divergents : généralistes et spécialistes, ruraux et urbains, adeptes des dépassements d’honoraires ou soucieux de santé publique.
Très loin de ces considérations, les médecins généralistes libéraux de la maison de santé Pyrénées-Belleville pratiquent « avec bonheur » le tiers payant pour tous leurs patients. Située à la frontière entre les XIXe et XXe arrondissements parisiens, dans un quartier populaire “gentrifié”, la maison de santé soigne du bas en haut de l’échelle sociale. Mady Denantes, médecin généraliste, est à l’origine de la création de cette structure innovante, inaugurée en juillet 2013, encore rarissime à Paris. Quatre médecins généralistes et cinq infirmiers libéraux se sont associés autour d’un projet de santé qui vise à améliorer l’accès aux soins de la population.
Le médecin généraliste Mady Denantes est le pilier de cette maison. C’est une militante : installée depuis 1992 dans le quartier, elle a fait de la lutte contre les inégalités sociales d’accès aux soins le fil conducteur de sa pratique professionnelle. Le tiers payant est un de ses combats : « Pour moi, c’est une évidence. Bien sûr que le paiement direct est un problème ! Avant 2011, nous n’avions pas le droit de le pratiquer. J’ai récolté beaucoup de témoignages où l’avance de frais de 20 euros est un problème. Je me souviens de cette femme diabétique, aux analyses préoccupantes, qui a annulé sa consultation la veille, parce qu’elle rencontrait des problèmes financiers. »
Aujourd’hui seules les personnes qui ont la « couverture maladie universelle complémentaire » (CMU-C) bénéficient automatiquement du tiers payant. À partir du 1er juillet 2015, en profiteront aussi ceux qui perçoivent l’« aide pour une complémentaire santé » (ACS). Mais les seuils de revenus d’accès à ces droits sociaux sont très faibles : 8 645 euros par an pour une personne seule pour la CMU-C, 11 670 euros par an pour l’ACS. Des personnes aux revenus supérieurs qui ont des difficultés financières d’accès aux soins, Mady Denantes en voit « de plus en plus » : des femmes seules avec des enfants, des travailleurs précaires, des étudiants fauchés et fragilisés par leurs mutuelles défaillantes, etc. Pourtant, les médecins généralistes ne pratiquent le tiers payant que sur 15 % de leurs actes. Plus chers, les spécialistes « techniques » font le tiers payant pour 40 % de leurs patients. Les radiologues ou les biologistes, par exemple, le pratiquent presque systématiquement.
En dehors des médecins libéraux, le tiers payant est pratiquement généralisé chez les pharmaciens ou les infirmiers libéraux. « On ne pourrait pas travailler autrement. Nous voyons certains de nos patients tous les jours, parfois plusieurs fois par jour. Sans le tiers payant, ils devraient avancer des sommes considérables », raconte Hannane Mouhim, infirmière libérale associée dans la maison de santé Pyrénées-Belleville. Pour les médecins généralistes, c’est aussi une évidence : Dora Levy « ne voit pas ce que vient faire l’argent dans la relation de soins ». Ses collègues infirmiers renchérissent : « C’est une libération de sortir de cette relation commerciale. Nos patients ne sont pas nos clients, nous sommes des professionnels de santé », explique Hannane Mouhim. Pour son collègue infirmier Thomas Chihaoui, « le paiement direct, à l’acte, biaise la relation avec le patient, parce qu’il nous incite à penser pognon, à enchaîner les actes. Nous aimons trop prendre notre temps, nous faisons mieux notre travail et l’assurance maladie y gagne car nos patients se portent mieux ». « Nous sommes heureux de travailler ainsi, mais nous ne sommes pas très représentatifs de notre profession », constate, réaliste, la médecin généraliste Dora Levy.
Le président de la branche généraliste de la CSMF pense exactement le contraire : « Les patients vont perdre la notion du coût de la santé, ils vont multiplier les rendez-vous. Ils sont déjà nombreux à ne pas les honorer », explique Luc Duquesnel. De nombreux médecins craignent en effet une dévalorisation de leur profession et une incitation au consumérisme.
Didier Tabuteau, le titulaire de la chaire santé à Sciences-Po, qui fut l’artisan de la couverture maladie universelle au sein du cabinet de Martine Aubry en 1999, confirme que « le tiers payant est inflationniste ». Mais il précise : « Il est fait pour ça : les études réalisées au moment de la mise en place du tiers payant pour les bénéficiaires de la CMU-C montrent qu’il y a un effet de rattrapage de la consommation de soins de la part de personnes qui avaient des freins financiers à l’accès aux médecins libéraux. L’effet corollaire est que ces personnes ont un moindre recours à l’hospitalisation. Au final, le bilan économique est intéressant. » Il regrette que « dans le débat actuel, la question de l’accès aux soins soit totalement occultée. Nous savons que 15 à 36 % du recours aux urgences est motivé par l’absence d’avance de frais ».
Mais il y a plus grave pour les médecins libéraux : « Le tiers payant nous rend dépendant de la caisse d’assurance maladie. Et si elle se trouvait dans l’impossibilité de nous payer ? » s’alarme Luc Duquesnel. L’argument, classique chez les médecins libéraux, est intellectuellement surprenant, venant d’une profession dont les revenus sont assurés par la solidarité nationale. Qu’importe : « Nous avons plus confiance dans les banques que dans l’assurance maladie », renchérit Luc Duquesnel.
« C’est un argument étrange, puisqu’il n’y a rien de plus solide qu’une assurance sociale », rétorque Didier Tabuteau. Il s’est penché sur l’histoire de la médecine libérale et décrypte ainsi ces réflexes de défiance : « Le paiement direct du patient au médecin est l’un des sept principes fondamentaux inscrit dans la charte de la médecine libérale et dans la loi, aux côtés de la liberté de prescription et du secret médical. Il n’a pourtant rien de déontologique. Mais c’est une manière pour les médecins de s’affirmer en profession libérale, et de refuser tout lien avec les pouvoirs publics. »
« Le tiers payant correspond à la philosophie de la sécurité sociale », considère au contraire l’Inspection générale des affaires sociales : les assurés sociaux cotisent et paient des impôts pour financer l’assurance maladie, et ont logiquement droit à une prise en charge de leurs dépenses de santé. En avançant les frais de la consultation chez le médecin, les assurés sociaux paient en réalité deux fois. Le tiers payant est d’ailleurs pratiqué dans presque tous les pays dotés de solides systèmes de santé, à l’exception de la France, de la Belgique et de la Suisse. Et il est plébiscité par les patients. L’Inspection générale des affaires sociales, qui a livré un rapport sur le sujet en juillet 2013, a réalisé une enquête auprès de 150 assurés de la Caisse primaire d’assurance maladie du Gard : 65 % considèrent l’avance de frais comme une contrainte, car pour plus de la moitié d’entre eux cela crée « un trou dans leur budget ». Bref, 93 % sont favorables au tiers payant.
À l’intérêt des patients, à l’égalité d’accès aux soins, à la philosophie de la sécurité sociale, les médecins libéraux opposent encore « la complexité du tiers payant », la « charge administrative qu’il représente ». C’est une réalité expliquée par les médecins généralistes de la maison de santé Pyrénées-Belleville : « Nous n’avons aucun problème avec l’assurance maladie, explique Dora Levy. Nous sommes remboursés en deux ou trois jours, c’est bien plus simple que d’apporter des chèques à la banque. C’est juste un peu plus long quand on envoie la feuille de soins des patients qui ont l’aide médicale d’État ou qui ont oublié leur carte vitale. Pour l’instant, nous ne pratiquons pas le tiers payant sur la part complémentaire, nous attendons que la procédure soit simplifiée. » Leurs patients avancent donc 6,90 euros pour une consultation. Les infirmiers de la maison de santé pratiquent de leur côté le tiers payant intégral, et confirment sa complexité administrative : « Il faut vérifier les droits des patients, passer des conventions avec chaque complémentaire. Tous les mois, nous avons deux à trois jours de paperasse, ça nous fatigue », explique l’infirmier Thomas Chihaoui. À tel point que les infirmiers ont décidé d’externaliser leur facturation : « Cela va nous coûter 200 euros chacun chaque mois, mais on a calculé que ce serait un investissement rentable. »
Mady Denantes est sur une position ferme : « Nous voulons pratiquer le tiers payant intégral, mais n’avoir qu’un seul interlocuteur. Il faut que cela soit simple. À l’assurance maladie et aux complémentaires santé de se débrouiller entre elles, cela ne nous regarde pas. » C’est la position du syndicat auquel elle appartient, MG France, qui participe à l’appel à la grève unitaire. Le syndicat va plus loin, en se prononçant « contre le tiers payant obligatoire ». Il fait volte-face, puisqu’il réclamait le tiers payant depuis de nombreuses années. « Nous ne retournons pas notre veste, se défend son président Claude Leicher. Le tiers payant, on le pratique et on sait ce que c’est. Aujourd’hui, c’est un système trop compliqué, inutilisable pour les médecins généralistes, qui travaillent la plupart du temps seuls. Nous refusons qu’il soit imposé, et nous voulons des garanties sur le paiement. »
Complexe à mettre en œuvre, le tiers payant n’est pas pour tout de suite : l’objectif de la généralisation est fixé par le projet de loi de santé à 2017. L’Inspection générale des affaires sociales affirme qu’il est « techniquement possible » de généraliser le tiers payant sans qu’il devienne « une charge administrative ». Côté complémentaires, c’est la Mutualité française qui porte le sujet. Pour son président Étienne Caniard, « les professionnels de santé ont une revendication légitime : leur travail n’est pas de remplir des papiers. Mais nous travaillons, et des solutions seront trouvées à la quasi-totalité des craintes exprimées. Tous les professionnels de santé qui pratiquent le tiers payant auront la vie plus facile. On assiste aujourd’hui à une instrumentalisation inadmissible de ce sujet. »
Derrière le refus du tiers payant, se greffent des revendications financières. Les syndicats de médecins libéraux réclament une revalorisation de leur consultation. MG France veut qu’elle soit portée à 25 euros, comme les autres médecins spécialistes, au lieu de 23 euros actuellement. « Nos tarifs sont bloqués, comment voulez-vous attirer de jeunes professionnels ? » s’agace le président de MG France Claude Leicher. « Le tiers payant a un seul avantage : j’arrêterai d’avoir honte de demander 23 euros à mes patients », renchérit Luc Duquesnel, de la CSMF. Ces syndicats communiquent sur le paiement à l’acte, mais omettent un détail : depuis 2012, les médecins perçoivent directement de l’assurance maladie des « rémunérations sur objectifs de santé publique », qui s’ajoutent au paiement à l’acte. En 2013, les médecins généralistes ont ainsi perçu en moyenne 5 774 euros de l’assurance maladie. Ces nouveaux paiements forfaitaires représentent aujourd’hui 10 % de leurs revenus.
Les médecins généralistes, et l’ensemble des médecins libéraux, sont loin d’être abandonnés par les pouvoirs publics. La généralisation du tiers payant n’est en réalité qu’un élément d’une évolution plus large de la rémunération des médecins libéraux, qui se crispent sur le vieil exercice solitaire, payé à l’acte, où l’argent circule de la main à la main. Pour Mady Denantes, « le paiement direct, à l’acte, c’est terminé. Il faut généraliser le tiers payant, développer les rémunérations forfaitaires, de coordination avec les autres professionnels de santé, et le paiement sur objectif de santé publique ».
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