Le gouvernement ne sait toujours pas quoi faire du projet de barrage de Sivens (Tarn). Dernier épisode : le processus de concertation lancé par Ségolène Royal début novembre après la mort de Rémi Fraisse est dans l’impasse. Les experts nommés par le ministère de l’écologie pour faciliter la discussion entre monde agricole et associations de défense de l’environnement devaient restituer jeudi 18 décembre une synthèse des débats menés depuis un mois et demi, en vue d’un texte d’accord ce vendredi. Mais les différends restent trop substantiels pour que ce calendrier d’apaisement se déroule comme prévu. Le ministère de l’écologie a finalement annulé la réunion de restitution et convoqué séparément professions agricoles et écologistes à rencontrer Ségolène Royal. Les experts proposent trois solutions, selon RTL : un barrage plus petit mais toujours à Sivens, des retenues d'eau ou des canalisations.
Lors de la dernière réunion, le 5 décembre, la création d’une réserve latérale sur la rivière Tescou, afin de compléter les volumes d’eau utilisés pour les cultures, a été proposée, en sus d’un meilleur usage des réserves existantes. Les opposants au barrage de Sivens y semblaient favorables, tandis que les représentants des agriculteurs ne paraissaient pas s’y opposer. Mais depuis, la FNSEA a appelé à manifester en défense du barrage de Sivens lui-même. Et la tension a continué de monter dans le contexte de la campagne pour les élections départementales. La maison de Ben Lefetey, porte-parole du collectif pour la défense de la zone humide du Testet, a été taguée (« Ici vit Ben Laden »). Dans ces conditions, difficile de trouver un consensus. La concertation pourrait se prolonger en janvier.
En fait, depuis le départ, l’État est passé en force pour faire construire le barrage, malgré les alertes. En même temps que les élus, ses représentants locaux se sont fourvoyés dans un projet sans issue et ont ainsi couru à la catastrophe.
Le feuilleton rocambolesque de la subvention européenne, qui représente 30 % du financement de l’ouvrage, est exemplaire de l’égarement auto-entretenu de la puissance publique sur ce dossier devenu dramatique depuis la mort de Rémi Fraisse, tué par un gendarme dans la nuit du 25 au 26 octobre.
En novembre 2011, à la fin du quinquennat Sarkozy, les ministères de l’écologie et de l’agriculture publient un rapport sur les retenues de stockage d’eau dans le bassin d’Adour-Garonne, entre les Pyrénées et le Massif central. Le projet de barrage de Sivens y est décrit sous un jour favorable mais sous réserve. Les auteurs mettent en garde la puissance publique : « Le recours à un financement européen est conditionné au fait que les superficies irriguées ne soient pas accrues. Dans l’hypothèse alternative, le plan de financement devrait être modifié. » C’est une remarque importante car les développeurs du projet comptent sur des subsides européens. Près d’un an plus tard, en septembre 2012, le dossier d’enquête publique (p. 68) indique que les surfaces irriguées devraient augmenter de 100 hectares (de 409 à 509 ha). Soit exactement la situation décrite par le rapport ministériel de 2011 comme incompatible avec une aide européenne.
Démarre alors un échange de courriers ubuesque entre le Collectif pour la défense de la zone humide du Testet, regroupant des opposants au projet de barrage, et la puissance publique. Sa lecture permet de reconstituer la construction par l’administration d’une véritable barrière d’opacité. En juin 2013, le collectif demande à la direction régionale de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt de Midi-Pyrénées (DRAAF), une antenne régionale du ministère de l’agriculture, si les conditions d’éligibilité à l’aide européenne sont bien réunies. Réponse en juillet : voyez avec la direction départementale des territoires (DDT) du Tarn qui instruit la demande de financement FEADER, le Fonds européen agricole pour le développement rural. Surprise, c’est la préfète du Tarn elle-même, Josiane Chevalier, qui répond au courrier suivant : « L’instruction de la demande de subvention liée au projet de retenue de Sivens est actuellement en cours. L’éligibilité ne peut être prononcée à ce jour. » En août 2013, l’État explique donc instruire une demande de subvention pour un projet de barrage dont il ne peut garantir l’éligibilité à l’aide en question. Mais alors, qui décide ?
En octobre, le comité de programmation FEADER se réunit à la préfecture. Selon le compte-rendu que Mediapart a pu lire, Bruno Lion, de la DRAAF, y explique que c’est l’autorité de gestion, c’est-à-dire la préfecture de région, qui décide d’attribuer ou non le financement. Quelques semaines plus tard, en novembre 2013, la DRAAF, en tant que service déconcentré de l’État, notifie au conseil général du Tarn, porteur du projet de barrage, que 2,03 millions d’euros leur sont accordés au titre du fonds européen.
Mais pourquoi ce feu vert, malgré le problème de l’irrigation ? Le feuilleton des questions et des non-réponses continue. En février 2014, l’eurodéputée (EELV) Catherine Grèze demande à la Commission européenne si elle peut bloquer cette subvention. Mais pour Bruxelles, « il revient prioritairement aux services nationaux de contrôle de vérifier si l’octroi de l’aide s’est fait dans le respect des règles en vigueur ». Qui donc contrôle, alors ? Le collectif du Testet reprend la plume pour interroger cette fois l’Agence de services et de paiement (ASP) Midi-Pyrénées, un établissement public interministériel. Encore raté ! En juillet 2014, l’ASP leur explique qu’elle a « pour obligation de vérifier l’éligibilité des dépenses présentées pour paiement et leur régularité par rapport aux décisions juridiques prises par l’Autorité de gestion ». Et non pas de contrôler si la subvention européenne lorgnée peut bien être sollicitée. « Il n’y a pas de contrôle indépendant, aucune possibilité de contestation, analyse Ben Lefetey, porte-parole du collectif. Comme l’État porte le projet, il est validé automatiquement. »
En octobre 2014, les experts nommés par Ségolène Royal remettent un rapport critique sur le projet de barrage qui a valeur d’alerte : « Il y a un véritable problème de compatibilité entre le projet, tel qu’il est actuellement présenté, les règles d’intervention du FEADER, et les règles applicables en matière d’aides publiques. » Fin novembre, l’Europe ouvre une procédure d’infraction contre la France pour non-respect de la législation européenne. Elle ne vise pas l’éligibilité à la subvention européenne en tant que telle mais elle s’appuie sur l’augmentation du prélèvement en eau sur le bassin, de nature à détériorer le milieu ambiant, soit ce fameux critère d’éligibilité jamais pris au sérieux par les autorités françaises.
Le projet de barrage de Sivens ne soulève pas qu’une question environnementale. Il pose aussi un sérieux problème de démocratie : conflit d’intérêts du maître d’ouvrage, la compagnie d’aménagement des coteaux de Gasgogne (revoir ici notre débat filmé à ce sujet), capture de l’intérêt général par le conseil général du Tarn, sourd et aveugle aux critiques, brutalité de la répression des opposants. C’est aussi la crise d’un État carapaçonné derrière ses procédures administratives et n’acceptant jamais de rendre des comptes, ni d’entendre les alertes lancées par ses propres instances de veille. Ce fut le cas au niveau départemental et régional. Mais aussi à l’échelle ministérielle.
Le 12 octobre 2012 Delphine Batho, alors ministre de l’écologie, met en place un moratoire sur « la réalisation de travaux de création de retenues de substitution ».
Tous les barrages sont bloqués et une mission parlementaire est nommée sur « la gestion quantitative de l’eau en agriculture ». Elle est confiée à Philippe Martin, député du Gers, département voisin du Tarn, qui rend son mémoire en juin 2013. Un mois plus tard, Batho est limogée et remplacée par… Philippe Martin. Le 11 octobre, par une lettre aux agences de l’eau, il lève le moratoire de sa prédécesseure : « Dès à présent, à titre transitoire, pour les projets administrativement bien engagés et devant bénéficier d’une aide FEADER programmée en 2013, vous pourrez proposer à vos instances le financement de telles retenues de substitution à certaines conditions (amélioration de l’état des milieux, objectif de réduction des prélèvements pour l’irrigation). »
C’est cette missive qui débloque le projet de barrage de Sivens.
Dans son livre, Delphine Batho écrit : « On raconte en Deux-Sèvres qu’au lendemain de mon remplacement par Philippe Martin à la tête du ministère de l’écologie, les céréaliers irrigants de Vendée et de Charente-Maritime ont sablé le champagne pour fêter ça. » Et elle ajoute : « J’ignore si l’anecdote est vraie, mais ils avaient une bonne raison de se réjouir puisque le moratoire que j’avais mis en place sur les bassines – ces retenues de substitution destinées à l’arrosage massif des grandes cultures céréalières – a presque immédiatement été levé. »
Sollicité par Mediapart, Philippe Martin répond qu’il n’a fait qu’appliquer la feuille de route de la conférence environnementale, conclue quelques semaines plus tôt. Une table ronde y a été consacrée à l’eau. Elle inscrit parmi les chantiers prioritaires la « sortie du moratoire sur les retenues de substitution ». Pour l’ancien ministre, « dans un cadre un peu difficile, ma lettre aurait dû donner des clés pour que les gens sur le terrain vérifient si le projet qu’ils s’apprêtaient à financer répondait aux différents critères ».
Mais pourquoi le ministère n’a-t-il pas tenu compte des avis critiques sur le barrage de Sivens livrés par ses propres instances : clairement défavorables, pour le Conseil national de la protection de la nature (CNPN) en avril et de nouveau en septembre 2013 ; pas opposé mais réservé pour l’Office national de l’eau et des milieux aquatiques (juin 2012) ? Qu’est-ce qui empêchait le ministère d’exclure du moratoire les projets à problèmes ? La réponse de Philippe Martin fait froid dans le dos : « Je ne sais pas. Je n’ai pas le souvenir d’avoir eu connaissance de ces avis négatifs. Ce n’est pas remonté jusqu’à moi. »
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