Les envolées lyriques sur l’asile étaient passées de mode en France depuis deux décennies. Le ministre de l'intérieur Bernard Cazeneuve les remet au goût du jour. Lors de ses interventions médiatiques, il présente sa réforme, examinée en urgence à l’Assemblée nationale (consulter le dossier législatif) à partir de ce mardi 9 décembre, comme exclusivement favorable aux demandeurs d’asile.
« Depuis la Révolution française, tous ceux qui sont persécutés, recherchés, emprisonnés, torturés dans leur pays ont vocation à être accueillis en France », martèle-t-il sur France Info le 8 décembre, sans énoncer de limites. « Le droit d’asile et la République sont consubstantiels l’un à l’autre », insiste-t-il. Dans une récente tribune à Libération, il rappelle les lettres de noblesse d’un pays qui « a accueilli tour à tour les patriotes italiens et polonais, les Arméniens et les juifs persécutés, les résistants antifascistes et les républicains espagnols, les dissidents soviétiques fuyant le Goulag et les boat-people ».
Pourtant l’analyse du projet de loi fait apparaître des ressorts se rapprochant de la doxa politique contemporaine en matière d'asile : la France ne pourrait accueillir « toute la misère du monde », selon la formule de Michel Rocard. Elle serait certes « respectueuse » de ses engagements en tant que signataire de la Convention de Genève en 1951 qui définit comme réfugié « toute personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ». Mais la « pression » serait trop forte pour « brader » l'asile ; aussi serait-il indispensable de réformer un dispositif unanimement considéré « à bout de souffle » en débusquant les « fraudeurs » pour mieux traiter les ayants droit.
Ce diagnostic largement partagé par les responsables politiques de droite comme de gauche est contestable. Conséquence de la multiplication des conflits dans le monde, les demandes sont effectivement nombreuses en Europe : beaucoup de réfugiés ont débarqué ces derniers mois à Lampedusa en Italie et sur les îles grecques de la mer Égée. Mais d'une part la France n’est plus leur destination prioritaire, comme en témoignent les récits des exilés en transit dans les « jungles » à Calais. Selon les derniers chiffres publiés par l’institut de statistiques Eurostat, elle n'arrive qu'en troisième position, avec 64 255 demandes enregistrées entre juin 2013 et juin 2014, derrière l'Allemagne (152 780) et la Suède (67 330), devant l’Italie (41 440) et le Royaume-Uni (29 890).
D'autre part, la « pression » n’est pas intenable au regard de sa population (66 millions d'habitants) et, accessoirement, de sa puissance économique. Comme le rappelle la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) dans son avis du 20 novembre 2014 sur le projet de loi, le nombre des bénéficiaires d’une protection au titre de l’asile est resté stable au cours des vingt dernières années (169 990 en 2013 – 165 531 en 1993). Il est même nettement inférieur à ce qu’il a été lors de la création du statut : en 1953, 224 829 réfugiés avaient été dénombrés. « Ces chiffres démentent la réalité d’un afflux massif », pointe la CNCDH.
Pour les gouvernants, l’enjeu est avant tout politique. Comment satisfaire une opinion publique décrite comme fermée sur les questions d’accueil des étrangers ? Leur incapacité à mettre fin aux conflits internationaux impose de trouver d’autres leviers d’action. Les « fraudeurs » sont une cible utile. Les niveaux élevés des demandes viendraient de la malveillance d’« immigrés économiques » qui, s’étant vu refuser une entrée légale, tenteraient leur chance de manière illégale.
Au fil des ans, ces « fraudeurs » sont devenus l’obsession des ministres de l’intérieur, en charge de l’asile depuis que Nicolas Sarkozy en a décidé ainsi. La crainte d’un « appel d’air » aussi : trop avantageux, le système français attirerait les « profiteurs ». Bernard Cazeneuve n’échappe pas à la règle. Son projet de loi s’inquiète des « détournements de la procédure d’asile à des fins migratoires ». Il regrette que les droits juridiques et matériels incitent « au dépôt de demandes abusives ». Et s’engage à mettre fin « à certains effets de filières ». Des abus, certes, il en existe. Mais est-il légitime de considérer comme fraudeurs des migrants dont le seul tort est de chercher à améliorer leurs conditions de vie ?
Même si leur interprétation n’est pas imperméable au contexte politique, les critères pour obtenir le statut de réfugié sont a priori inamovibles. Les décideurs disposent donc de peu de marges de manœuvre pour marquer leurs orientations. Transposant trois directives européennes (« qualification » du 13 décembre 2011, « procédures » du 26 juin 2013 et « accueil » du 26 juin 2013), le projet de loi se situe dans la continuité de celui défendu par Dominique de Villepin en 2003. Il met en œuvre différents outils visant à distinguer les « vrais » des « faux » demandeurs. La réduction des délais d’instruction – l’objectif est de les ramener de deux ans à neuf mois en moyenne – est présenté sous un jour positif : les personnes seront moins longtemps plongées dans l’incertitude – environ 100 000 étrangers sont aujourd’hui dans l’attente d’une décision. Mais l’enjeu n’est pas seulement humaniste. Les rédacteurs du texte considèrent que ceux dont les dossiers sont rejetés repartiront dans leur pays d’autant plus vite que le couperet est tombé rapidement. Ils n’auront pas le temps de s’enraciner, comme le disent des responsables politiques. Les centres d’hébergement seront mis à la disposition de nouvelles personnes, les aides financières leurs seront versées moins longtemps. Des lits en plus et des frais en moins.
Dans la même optique, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), autorité indépendante chargée d’examiner les dossiers, devrait se voir attribuer des pouvoirs supplémentaires. Ses agents pourraient davantage recourir aux procédures « accélérées », réputées plus expéditives et se traduisant généralement par un rejet. Les personnes originaires de pays dits sûrs y seraient soumises, de même que celles n’ayant pas déposé leur demande dans un délai de 90 jours. Les étrangers dont l’administration n’arrive pas à déterminer l’identité seraient également concernés, ainsi que ceux dont les demandes ne sont pas jugées suffisamment « pertinentes » et ceux dont les déclarations sont « manifestement incohérentes et contradictoires, manifestement fausses ou peu plausibles ou qui contredisent des informations vérifiées relatives au pays d’origine ».
Examinant les recours, la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) serait priée de rendre plus promptement ses décisions. Pour cela, le ministère lui met la pression en exigeant qu’elle statue « à juge unique » dans un délai d’un mois pour les procédures « accélérées ». Encore pour éviter des « abus », le dispositif d’hébergement serait réorganisé de manière à être plus « directif » et plus « contraignant ». Les personnes seraient réparties partout sur le territoire en fonction des places disponibles. En cas de rejet de leur demande, leur interpellation et leur expulsion seraient facilitées car les forces de l'ordre sauraient immédiatement où les trouver. Ceux qui refuseraient l'adresse qu'on leur propose perdraient leur aide au logement ainsi que le pécule leur permettant de subvenir à leurs besoins (nourriture, vêtements).
Pour empêcher que les déboutés (76 % en 2013) ne restent en France et permettre le retour dans leur pays d'origine, Bernard Cazeneuve entend les assigner à résidence. Mais il renonce, pour l’instant tout du moins, à l’ouverture de centres spécifiques, « semi-ouverts » ou… « semi-fermés », tout en envisageant des « expérimentations ». L’expulsion n’en serait pas pour autant retardée, au contraire. Les personnes ayant fait l’objet d’une obligation de quitter le territoire (OQTF) se verraient appliquer des délais de recours abrégés.
En contrepartie de ces durcissements, le projet de loi comporte des avancées pour les demandeurs d’asile, rendues obligatoires par la législation européenne. Lors de l’entretien à l’Ofpra, les candidats pourraient être assistés d’un avocat ou du représentant d’une association agréée – un décret déterminera par la suite si l’échange sera enregistré ou s’il fera l’objet d’une retranscription contradictoire. En outre, les personnes reconnues comme vulnérables obtiendraient un traitement spécifique. Enfin, le texte prévoit la suppression de l’exigence d’une adresse pour le dépôt d’une demande d’asile, ce qui constitue un progrès considérable.
Ce projet de loi va-t-il permettre au gouvernement d’atteindre son but, à savoir décourager les « faux » demandeurs d’asile et les contraindre à partir ? Rien n’est moins sûr. Car les familles déboutées ont pour la plupart dépensé des fortunes et pris de tels risques pour quitter leur pays qu’elles gardent l’espoir que leur situation administrative s’améliore d’une manière ou d’une autre.
La politique migratoire française a un problème : elle produit des sans-papiers. C’est mécanique, plus les portes d’entrées légales se ferment pour les immigrés, plus les fenêtres (entrées illégales) s’ouvrent. Plus les règles se durcissent, plus elles sont contournées. En matière d’asile, aucun verrouillage d’aucune sorte n’est en mesure de dissuader quiconque ayant fui son pays de chercher ailleurs un refuge, quelles qu’en soient les raisons. Les barrières ne font que pousser les exilés à affronter davantage de dangers. Quand Bernard Cazeneuve promet aux Syriens le statut de réfugié (dans sa tribune à Libération), il oublie de rappeler qu’un visa de transit aéroportuaire leur a été imposé, alors que la guerre avait débuté, justement pour les empêcher de déposer une demande d’asile à l’occasion d’une escale à Paris. Les voies légales étant fermées, les passages clandestins par la Méditerranée se multiplient, aux risques et périls de familles entières.
Poser le pied sur le sol français est déjà un exploit. Pour celles et ceux qui y parviennent, tout reste à faire. À l'issue de la procédure, seul un demandeur d’asile sur cinq obtient gain de cause. Les autres, déboutés, tombent dans l’illégalité. Soit 30 à 40 000 personnes chaque année : objet de polémiques, ce nombre est incertain, les départs volontaires n’étant pas statistiquement répertoriés. La Coordination française pour le droit d'asile (CFDA), qui rassemble plusieurs associations de défense des droits des demandeurs d'asile, estime le taux d’accord de l’Ofpra trop bas. « Le considérant selon lequel l’asile serait dévoyé en France est fondé à tort sur la proportion de 80 % de demandes d’asile rejetées, comme si le rejet d’une demande d’asile était la preuve absolue de son caractère abusif. Or, ces rejets sont souvent le produit d’une interprétation contestable des textes relatifs au droit d’asile par les institutions », indique-t-elle. « Ils sont aussi, ajoute-elle, la conséquence des difficultés administratives, juridiques, matérielles, linguistiques, médicales et/ou psychologiques des demandeurs d’asile à exposer pleinement leurs craintes en cas de retour vers leurs pays d’origine. »
Chaque décision de rejet fabrique un clandestin supplémentaire. Pour enrayer la machine, l’État dispose de plusieurs moyens. Il devrait s’assurer que de « vrais » demandeurs d’asile ne passent pas entre les mailles du filet en améliorant leur accès aux droits. Il pourrait recourir à l’asile temporaire, comme la législation européenne l’y autorise. Il aurait la possibilité de régulariser les personnes déboutées mais pour autant inexpulsables. Seule une politique volontariste en la matière permettrait de diminuer le nombre de « fraudeurs » et, ce faisant, d'étrangers en situation irrégulière. Aux États-Unis, Barack Obama est prêt à tenter l'expérience en délivrant des papiers à cinq millions de sans-papiers. Il n'est pas naïf. Son choix est dicté par l'intérêt économique de son pays, en raison de l'assainissement du marché du travail qui en résultera, et par l'intérêt politique pour son parti, les électeurs hispaniques étant massivement favorables à cette mesure.
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