Puisque la France s’est engagée à se transformer en paradis fiscal le temps de la tenue de l’Euro 2016, alors ainsi soit-il. Et puisqu'on y est, profitons-en pour offrir la même situation aux futures compétitions sportives internationales qui se tiendront dans l'Hexagone. Telle était la position de l’exécutif concernant la tenue du championnat d’Europe de football en France en 2016. Et si elle a fait grincer beaucoup de dents, elle a finalement été adoptée par les députés.
Le sujet a été débattu dans la soirée et la nuit du mercredi 3 décembre à l’Assemblée nationale, dans le cadre de l’examen du projet de loi de finances rectificative de 2014. Et la discussion, comme attendu, a été agitée. Le gouvernement voulait faire adopter un article de loi exonérant « les organismes chargés de l’organisation en France d’une compétition sportive internationale » du paiement de tout impôt, mis à part la TVA, pour toutes les opérations commerciales concernant la compétition. En clair : aucun impôt sur les bénéfices, pas de cotisations sociales, et zéro taxe d’apprentissage pour ceux qui organiseraient un championnat d’Europe, un Mondial ou les Jeux olympiques sur le territoire national. Le gouvernement a finalement obtenu gain de cause, pour toutes les compétitions qui seront attribuées à la France avant 2018.
Patrick Kanner, ministre de la ville, de la jeunesse et des sports, et Thierry Braillard, secrétaire d’État chargé des sports, se sont félicités de cette issue dans un communiqué. « L’accueil de compétitions sportives internationales est une formidable opportunité pour stimuler l’activité économique et la création d’emplois sur notre territoire, déclarent-ils. Dans un contexte de concurrence très vive entre les nations, la France doit se doter des meilleurs atouts pour obtenir l'organisation de ces grands événements. »
L’affaire, qui a été révélée par Les Échos début novembre, concerne au premier chef l’Euro 2016. Car afin d'être choisie par l’UEFA pour organiser le championnat, la France s’était en fait déjà engagée à se transformer en havre (non) fiscal auprès de l’association suisse. « La candidature de la fédération française de football à l’accueil de la compétition (…) imposait que le gouvernement prenne, à l’égard des entités organisatrices, l’engagement de leur consentir un régime fiscal dérogatoire. Cet engagement a pris la forme, en 2010, d’un courrier ministériel joint au dossier de candidature », indique ainsi l’exposé des motifs de l’article de loi présenté par le gouvernement.
En fait, selon les informations de Mediapart, ce n’est pas un, mais deux courriers qui ont été adressés à l’UEFA, et joints au dossier de candidature de la France, par les deux ministres du budget successifs du gouvernement Fillon, Éric Woerth et François Baroin. Deux noms cités par la rapporteure du Budget, la députée socialiste Valérie Rabault, en commission des finances le 26 novembre. Dans une première lettre, datée du 2 février 2010, Éric Woerth accordait, comme exigé par le cahier des charges de l’UEFA, une « garantie fiscale » à l’association, lui promettant qu’elle n’aurait pas à payer d’impôts si elle retenait la France comme pays hôte.
L'étrange promesse d'Éric Woerth
Selon le rapport sur le projet de loi de finances rectificative, signé par Valérie Rabault, Woerth garantissait que « l’UEFA ne sera pas assujettie à des taxes ou impôts en France sur son chiffre d’affaires et/ou sur toute forme de revenus perçus ou à percevoir par l’UEFA (…), du fait de l’organisation de l’UEFA Euro 2016 et ses opérations connexes en France ». En fait, selon nos informations, le ministre est allé bien plus loin. Il a aussi écrit que « la législation actuelle permet l’octroi de ces garanties ». Autrement dit, qu’il n’était pas nécessaire de fixer cet engagement en passant devant le Parlement ! Une assurance plus que contestable.
L’UEFA a eu des doutes à la réception de cette lettre, et a demandé confirmation. C’est alors François Baroin, qui avait entre-temps remplacé Woerth, qui a répondu le 11 avril 2010, en confirmant les propos de son prédécesseur. « La garantie fiscale était clairement posée dans le cahier des charges. On avait deux concurrents qui étaient la Turquie et l'Italie. Je savais qu'ils allaient tous deux donner une garantie à l'UEFA et que si on ne donnait pas la même, on n'avait aucune chance de gagner », a expliqué ces derniers jours Jacques Lambert, le patron du comité de pilotage de l'Euro 2016. Avant d’ajouter : « Ça ne nous concerne plus, c'est réglé depuis 2010. »
Réglé depuis 2010 ? Voire… Car l’article 34 de la constitution confère au seul Parlement le pouvoir de trancher sur les questions liées à l’impôt. Le gouvernement a semble-t-il réalisé assez tardivement que la promesse de Woerth posait problème, et que le passage devant le Parlement s’avérait nécessaire, comme l’a finalement affirmé Christian Eckert, secrétaire d’État au budget, devant la commission des finances le 12 novembre. Ce qui expliquerait que ce sujet inflammable se soit discrètement glissé dans le dernier projet de loi de finances.
Pour le gouvernement, il n’était pas question de revenir sur la parole de la France, faute de voir la crédibilité de l’État remise en cause sur le plan international. Interrogé à l’Assemblée le 25 novembre à ce sujet, le ministre de la ville, de la jeunesse et des sports, Patrick Kanner, a assumé cette position. « Dans cette période de crise prolongée, mesdames et messieurs les députés, pourquoi se priver de ce qui peut susciter de la joie collective et rapprocher les Français ?, a-t-il déclaré. En tous les cas, la parole de la France sera respectée pour l’Euro 2016. » Au ministère, on explique que « si on revenait sur notre parole, cela n’aurait plus été la peine que notre pays se porte candidat au moindre événement international d’envergure dans les années à venir ».
Cette exigence de cadeau fiscal n’est pas une première pour l’UEFA, qui a demandé la même chose à la Pologne et à l’Ukraine pour leur attribuer l’Euro 2012, mais aussi à la Suisse et à l’Autriche en 2008 et au Portugal en 2004. C’est en revanche une nouveauté pour la France, où le Mondial 1998 n’avait pas bénéficié de cette mesure. Tout juste la coupe du monde de rugby de 2007 avait-elle donné lieu à une exonération, souvent partielle selon les villes où se tenaient les matches, de la taxe sur les spectacles (qui sera de toute manière abolie à partir de 2015).
Combien coûtera ce geste jugé nécessaire pour garantir la crédibilité hexagonale ? Dans l’exposé des motifs de son projet de loi, le gouvernement reste muet, assurant que « la mesure n’est pas chiffrable ». Ce n’est pas du tout l’avis de Valérie Rabault, qui estime dans son rapport que « la perte de recettes fiscales potentielles peut être chiffrée entre 150 et 200 millions d’euros ». Même si elle reconnaît que l’UEFA s’est engagée à reverser 20 millions d’euros aux villes-hôtes, et la même somme à la fédération française de football. Elle devrait aussi verser 23 millions d’euros au titre de la location des stades.
Des chiffres insuffisants pour apaiser l'agacement de nombreux députés. Plusieurs amendements avaient été déposés pour demander l’annulation de l’exonération fiscale, et ont été débattus dans l’hémicycle. Ils étaient signés par des parlementaires communistes, verts ou membres de l’UDI, mais aussi par le socialiste « frondeur » Pascal Cherki (qui a finalement abandonné le combat en cours d'examen), et par le chevènementiste Jean-Luc Laurent. Ce dernier a fédéré une douzaine de socialistes, dont Michèle Delaunay, l’ancienne ministre aux personnes âgées du gouvernement Ayrault. Ces amendements n'ont pas été adoptés par l'Assemblée. Mais dans les heures qui précédaient les débats, leurs auteurs étaient remontés.
« C’est une question de principe : à l’heure où on demande à nos concitoyens des efforts pour le redressement des comptes publics, il est incongru de procéder à une telle exonération, déclarait ainsi Jean-Luc Laurent à Mediapart. À l’époque de Sarkozy, on pouvait comprendre un tel engagement venant de la droite, mais nous ne sommes plus à cette époque ! C’est un engagement anachronique. » Du côté des Verts, Éric Alauzet s’interrogeait : « La France est en pleine injonction contradictoire : comment pouvons-nous déclarer que la lutte contre l’évasion fiscale est une priorité, et en même temps essayer d’attirer des acteurs sportifs qui se comportent comme des entreprises cherchant à éviter les impôts à tout prix ? On n’a plus aucune crédibilité pour critiquer le Luxembourg et ses accords fiscaux avec les multinationales ! »
Une question d’autant plus brûlante que l’UEFA, comme les multinationales les plus à l’aise dans ce jeu de l’optimisation fiscale agressive, ne paie presque pas d’impôt dans son pays de domiciliation, la Suisse. Elle y est considérée comme une organisation d’utilité publique et à but non lucratif. À ce titre, elle n'est quasiment pas taxée : pas plus de l’équivalent de 400 000 euros en 2013 par exemple, selon le Vert Éric Alauzet, pour des millions d'euros de bénéfices.
Il y avait très peu de chances que les amendements de suppression soient adoptés, car lors d’une réunion de groupe le 25 novembre à l'Assemblée, le groupe socialiste s’était entendu pour les rejeter. Facétieux et remontés, les députés PS Karine Berger et Yann Galut avaient alors décidé de porter le débat sur un autre terrain. « Nous allons poser à nos collègues la question de l’égalité devant l’impôt, indiquait Karine Berger à Mediapart. Pourquoi seul le sport pourrait-il bénéficier d’exemptions fiscales ? »
Les deux parlementaires ont donc proposé d’accorder un avantage fiscal comparable... à l’Eurovision, au Festival de Cannes, à la Fiac, au Congrès mondial des Parcs, au Congrès mondial de philosophie, au Salon international de l’aéronautique, au Festival d’Angoulême de BD ou encore au Congrès international des mathématiciens ! Après débat dans l'hémicycle, les amendements ont finalement été retirés par leurs auteurs. Une démarche pas uniquement ironique : le Conseil constitutionnel, saisi rituellement pour juger de toutes les lois de finances, est très sourcilleux sur la question de l’égalité devant l’impôt. Aiguillé dans la bonne direction, il pourrait théoriquement tiquer devant ce favoritisme réservé au seul domaine sportif…
Huit fédérations sportives demandent l'exonération pour leurs compétitions
Mais le gouvernement devait faire face à un écueil plus gênant encore. Valérie Rabault avait obtenu que la commission des finances adopte l’amendement qu’elle proposait, qui limitait l’exemption fiscale à l’Euro 2016, et ne l’ouvrait pas aux futures compétitions internationales organisées en France. Elle l'a donc présenté au nom de la commission dans l’hémicycle. Ce texte de compromis reconnaissait que la France peut difficilement revenir sur sa parole, mais renvoyait aux futures lois de finance le cas des autres événements. Pas question de signer un chèque en blanc, en d'autres termes. L'amendement aurait pu séduire un grand nombre de députés, notamment socialistes, pensait-on à la commission des finances. Mais il a finalement été rejeté lui aussi.
Le gouvernement peut se réjouir. Car pendant plusieurs jours, il a eu des sueurs froides sur cette question. D'autant qu'il espérait trancher la question une fois pour toutes, en exemptant de taxes toutes les futures grandes compétitions internationales qui seront organisées en France. Dans sa ligne de mire, un bon nombre d’événements : le championnat d’Europe de basket en 2015, les championnats du monde d’aviron la même année, puis ceux de handball, de canoë-kayak et de hockey sur glace en 2017, et la Ryder cup de golf en 2018. Et pourquoi pas, si la France est retenue, la coupe du monde de foot féminin en 2019 et le Jeux olympiques d’été en 2024 !
Lors de son passage sur TF1 le 6 novembre, François Hollande s’était déclaré favorable à la candidature de Paris aux JO. Et mardi, il a appelé les députés à accepter l’exonération fiscale de tous les grands événements sportifs. « L'État doit être présent (…) sur le plan fiscal pour permettre que de grandes compétitions soient organisées ici, dans notre pays, et pas seulement pour le foot, a-t-il plaidé. On a besoin d'avoir de grands événements pour convaincre des jeunes de pratiquer une discipline. »
Au ministère de la jeunesse et des sports, dans les heures précédant le vote, on expliquait que « la position du gouvernement reste la même », malgré les amendements des députés : « Il s’agit d’arrêter avec un traitement qui favorise seulement quelques disciplines sportives phares, qui sont aussi les plus riches. C’est aussi une mesure d’équité envers tous les sports. Et il s’agit d’une disposition de transparence, où on annonce publiquement ce qu’on fait, au lieu de laisser le ministère du budget trancher au cas par cas. »
Un discours qui a redonné espoir aux divers représentants du sport français, qui ont découvert coup sur coup début novembre le régime dérogatoire accordé à l’Euro 2016, et la volonté du gouvernement d’ouvrir le dispositif à tous les sports. Devant les réticences des députés, Bernard Lapasset, président du comité français du sport international, chargé de la possible candidature olympique de 2024, a critiqué le « signal négatif » qu’ils enverraient au monde olympique. Un haut dirigeant de la fédération de handball a, lui, confié à Mediapart son « espoir de bénéficier de l’exonération pour le mondial 2017 » et son « inquiétude profonde » devant le vote de l’Assemblée. Même son de cloche à la fédération de golf, de basket ou d’athlétisme.
Les dirigeants des fédérations de football, d’athlétisme, de basket, de handball, de hockey, de badminton et de lutte ont d’ailleurs signé mercredi 3 décembre ensemble une lettre à destination des députés, que Mediapart s'est procurée.
Évoquant les futures compétitions internationales de leur discipline, ils alertaient sur le fait que « l’octroi de ces événements se heurte à une concurrence de plus en plus exacerbée, dans un contexte où les conditions, notamment fiscales, proposées par les autres pays constituent un enjeu central des dossiers de candidatures ». Ils avaient le soutien du gouvernement. Le secrétaire d'État au budget a finalement proposé dans l'hémicycle que la mesure qu'il défendait soit limitée dans le temps, et réservée aux compétitions attribuées à la France avant 2018. Sa proposition a été adoptée, et la France s'est donc transformée an paradis fiscal pour les grands événements sportifs. Y compris pour les Jeux olympiques de 2024, si la candidature de Paris est retenue par le CIO, qui tranchera courant 2017. La guérilla parlementaire éclair qui a précédé cette adoption pourrait laisser des traces dans les rangs de la gauche parlementaire.
BOITE NOIREToutes les personnes citées ont été interrogées par téléphone durant la semaine écoulée. Le ministère des finances n'a pas cru bon de nous répondre, arguant du « secret fiscal ».
Cet article, publié peu après 7 heures du matin jeudi 4 décembre, a été actualisé dans l'heure suivante, pour tenir compte des débats tenus dans la nuit à l'Assemblée.
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