D’un côté, une information judiciaire, menée entre décembre 2010 et octobre 2013 par trois juges d’instruction financiers de Bordeaux, décortiquant cliniquement les abus considérables dont a été victime la femme la plus riche de France, Liliane Bettencourt, de la part d’aigrefins et de prédateurs qui étaient censés l’entourer, la protéger ou la servir. De l’autre, une guérilla procédurale engagée par quelques-uns de ces personnages influents aux prises avec les juges, et confiée à des cabinets d’avocats redoutablement efficaces. Voici le tableau qu’offre aujourd’hui l’affaire Bettencourt.
Alors que le procès du volet principal de cette affaire, celui des « abus de faiblesse » commis sur l’héritière de l’empire L’Oréal, doit s’ouvrir le 26 janvier au tribunal de Bordeaux, un curieux rebondissement vient de se produire au tribunal de Paris. Claire Thibout, l’ex-comptable des époux Bettencourt, a été mise en examen pour « faux témoignages » et « attestations mensongères » par le juge d’instruction Roger Le Loire, le 27 novembre au soir, comme l’a annoncé Atlantico le lendemain.
À l’origine de cette affaire dans l’affaire, on trouve François-Marie Banier, écrivain et photographe ayant le plus profité des largesses de Liliane Bettencourt, et Patrice de Maistre, l’ancien gestionnaire de fortune de l’octogénaire. Tous deux doivent être jugés à Bordeaux, en compagnie de l’ex-ministre Éric Woerth et sept autres prévenus.
Après avoir protesté auprès du juge Gentil et ses collègues contre les témoignages qui les accablaient, Banier et Maistre ont décidé d’ouvrir un nouveau front judiciaire. Les avocats du photographe ont déposé en avril 2012 une première plainte pour « faux témoignages », visant plusieurs employés des Bettencourt, auprès du parquet de Bordeaux. Le procureur de la République n’a pas donné suite. Banier a donc choisi de déposer une nouvelle plainte, avec constitution de partie civile cette fois-ci, le 11 juillet 2012, au tribunal de grande instance de Paris. Patrice de Maistre a fait de même le 21 décembre 2012.
C’est le juge d’instruction Roger Le Loire qui a été désigné pour instruire ces deux plaintes en janvier 2013. Après avoir convoqué Claire Thibout, ce magistrat l’a soumise à un interrogatoire, puis mise en examen dans la foulée, jeudi 27 novembre.
Selon des sources proches du dossier, le juge Le Loire soupçonne Claire Thibout d’avoir porté sciemment de fausses accusations contre Banier et Maistre, notamment dans certaines dépositions, ainsi que dans une attestation écrite remise à Françoise Meyers-Bettencourt, la fille unique de la milliardaire, quand celle-ci avait décidé de saisir la justice des abus de faiblesse dont sa mère était victime.
La mise en examen de Claire Thibout concernerait notamment plusieurs détails, dont une erreur de dates qu’elle a commise, au sujet des 50 000 euros remis à Patrice de Maistre début 2007, et les modalités de cette remise d'espèces. Dans un premier temps, la comptable des Bettencourt avait déclaré que Maistre lui avait, début 2007, demandé 150 000 euros pour les remettre à Éric Woerth et qu’elle n’avait pu retirer que 50 000 euros en espèces. La chronologie a un peu varié lors des différentes auditions de Claire Thibout. La comptable a d’abord parlé de mars ou avril 2007, puis de début 2007, avant que les vérifications bancaires et dans les agendas permettent aux juges de dater le retrait litigieux au 17 janvier 2007. Soit deux jours avant un rendez-vous décisif entre Maistre et Woerth.
L’enquête des juges bordelais a, par la suite, permis de vérifier ce point précis, ainsi que le complément de 100 000 euros en espèces que Patrice de Maistre avait fait venir de Suisse. Sur l’ensemble de cette somme, les juges bordelais ont retenu que 50 000 euros avaient été remis à Éric Woerth, le trésorier de la campagne 2007 de Nicolas Sarkozy et grand argentier de l’UMP.
Conformément aux témoignages des employés de maison, les juges ont également démontré que Patrice de Maistre avait fait venir clandestinement quelque 4 millions d’espèces depuis la Suisse, entre février 2007 et décembre 2009, par le truchement de la société genevoise Cofinor.
Soumise à une garde à vue lors de l’enquête préliminaire menée par le procureur Courroye, en juin 2010, Claire Thibout a depuis été entendue à de nombreuses reprises, et a dû puiser dans ses souvenirs pour reconstituer les faits. Elles a dû encaisser des coups répétés. Elle a ainsi fait l’objet d‘une plainte pour « vol » déposée par Georges Kiejman, alors avocat de Liliane Bettencourt, alors qu’elle avait remis les archives et documents qu'il recherchait (dont les carnets de caisse de la maison) à Fabrice Goguel, autre avocat de la milliardaire. Plainte sans suite.
Claire Thibout a également dû subir une enquête préliminaire sur un prêt personnel (300 000 euros) déclaré devant notaire, que lui avait accordé Françoise Meyers-Bettencourt pour pallier ses problèmes professionnels et financiers. Enquête classée sans suite.
L’ex-comptable avait, par ailleurs, dû s’expliquer sur les indemnités touchées après son licenciement (800 000 euros en tout, dont la moitié versée par Françoise Meyers-Bettencourt), indemnités qui lui avaient déjà valu une plainte pour « subornation de témoin », déposée par François-Marie Banier en septembre 2010. Plainte restée sans suite.
Pour faire bonne mesure, en juillet 2010, Éric Woerth lui-même y était allé d’une plainte pour « dénonciation calomnieuse » visant directement Claire Thibout. Toujours aucun résultat. Le pilonnage du témoin Thibout a pourtant continué, avec cette dernière plainte pour « faux témoignage », déposée à Paris cette fois-ci.
Sa mise en examen imprévue lui a fait l’effet d’un coup de massue. « Claire Thibout est abattue, écœurée. Sa mise en examen est incompréhensible », se contente de déclarer à Mediapart son avocat, Antoine Gillot, qui ne souhaite pas entrer dans le détail des soupçons qui visent sa cliente. Même silence radio chez les défenseurs de Patrice de Maistre (Pierre Haïk et Jacqueline Laffont), et ceux de François-Marie Banier (Pierre Cornut-Gentille et Laurent Merlet), qui boivent du petit lait.
Pour mémoire, l’ancien majordome des Bettencourt, l’homme qui avait réalisé les enregistrements accablants dans leur hôtel particulier de Neuilly, est poursuivi à Bordeaux pour « atteinte à l’intimité de la vie privée », ainsi que des journalistes de Mediapart et du Point pour « recel ». En résumé, ce sont ceux-là mêmes qui ont révélé les abus de faiblesse sur l’octogénaire, et qui ont permis à la justice d’y mettre fin en évitant que l’affaire soit étouffée, qui sont aujourd’hui poursuivis. Rappelons également que la juge Isabelle Prévost-Desprez, soupçonnée d’avoir, au début de l'affaire, échangé des SMS avec un journaliste du Monde, est elle aussi poursuivie à Bordeaux, pour « violation du secret professionnel ».
Il reste, pourtant, que le dossier Bettencourt est solide. Les témoignages des employés ont été largement confirmés par plusieurs expertises médicales, des vérifications bancaires et financières poussées et les diverses perquisitions effectuées par les magistrats. À cet égard, la lecture de l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel, un document de 267 pages d'octobre 2013 (dont Mediapart a publié de larges extraits, notamment sur l’étrange non-lieu accordé à Nicolas Sarkozy), est éclairante quant au rôle qu’ont joué Patrice de Maistre, Éric Woerth et François-Marie Banier.
« Liliane Bettencourt doit être considérée comme une personne particulièrement vulnérable : en raison de son âge et des troubles graves qui l’accompagnent, en raison de son infirmité de surdité, en raison d’une maladie ou déficience physique ou psychique, au moins depuis le 1er septembre 2006 », résument les juges. À cette époque-là, Patrice de Maistre se dit écrasé de travail. Il faut dire qu’il gère des fonds vertigineux, 200 millions d’euros d’abord, puis 542 millions. Du coup, il obtient des Bettencourt que ses honoraires, déjà copieux, soient revus à la hausse : de 800 000 euros annuels fin 2006, ils passent en 2009 à 1,2 million d’euros annuels. Mais cela ne suffit pas.
En septembre 2008, Maistre se fait offrir une donation de 5 millions d’euros par Liliane Bettencourt, déjà diminuée. La milliardaire règle aussi les « droits et frais afférents », le coût total de la donation se montant pour elle à 8 millions d’euros. Le gestionnaire de fortune assure aux juges que Liliane Bettencourt voulait absolument « faire quelque chose » pour lui, une sorte de « retraite complémentaire », qu’il avait fini par accepter.
Ce n’est pas tout. L’enquête a révélé que Maistre a encore perçu, en décembre 2010, une somme de 2,656 millions d’euros « en raison de la rupture des relations entre la SARL Eugenia et associés, dont il était le seul actionnaire », la SA Clymène d’une part, et Liliane Bettencourt d’autre part, cela en raison d’une convention opportunément signée en mars 2010, alors que le scandale avait déjà éclaté. Les juges notent aussi que le gestionnaire de fortune a perçu des « frais de justice » pour un montant de 86 000 euros. Le total des « libéralités » qu’il a obtenues de façon illicite se monte à plus de 12 millions d’euros.
Patrice de Maistre se voit également attribuer par les juges un rôle assez trouble dans le conflit entre Françoise Meyers-Bettencourt et François-Marie Banier. À la lecture du dossier, il contribue à éloigner Liliane Bettencourt de sa fille, laissant les profiteurs et les aigrefins profiter des largesses de l’octogénaire. Il supervise notamment le curieux legs de l’île d’Arros à une fondation dont Banier tire en fait les ficelles.
C’est aussi lui, qui s’occupe personnellement de rapatrier des espèces depuis la Suisse, à hauteur de 4 millions d’euros, entre février 2007 et décembre 2009, sans que l’on soit certain que Liliane Bettencourt saisisse bien tout ce qui se passe. Les juges notent que Maistre ne peut justifier l’utilisation de 800 000 euros livrés par coursier en février et avril 2007, puis d’une somme de 2 millions d’euros remise en décembre 2008 « dont les investigations n’ont pas permis d’identifier un autre bénéficiaire que lui-même à titre personnel ».
Autre épisode fameux que rappellent les magistrats : « Patrice de Maistre a proposé à Liliane Bettencourt, à la fin de l’année 2009, de se faire offrir le bateau de 1,2 million d’euros dont il rêvait et de recevoir, en personne et en espèces, au siège de la société S.A. Clymène, la somme correspondante, dont il ne peut justifier non plus l’utilisation par un autre que lui-même. » Enfin, il fait signer à la vieille dame, le 4 mars 2010, une convention d’honoraires assurant 800 000 euros par an à sa société Eugenia pour une mission de conseil relative à la fondation Bettencourt.
Dans l'ordonnance de renvoi, les juges d’instruction reproduisent plusieurs conversations enregistrées clandestinement par le majordome Pascal Bonnefoy – celles-là mêmes que Maistre ne veut plus voir sur Mediapart. Ainsi, à propos d’un dialogue surréaliste sur la signature de cette convention du 4 mars 2010, les juges écrivent : « Liliane Bettencourt ne comprend absolument pas de quoi il s’agit. » Les magistrats ajoutent ceci : « Cette scène est particulièrement révélatrice du comportement abusif de Patrice de Maistre à l’égard de Liliane Bettencourt lorsqu’il veut arriver à ses fins. »
Au final, « il résulte de l’information que la situation de faiblesse de Liliane Bettencourt était parfaitement connue de Patrice de Maistre, résument les juges. Le comportement général de Patrice de Maistre à l’égard de Liliane Bettencourt, et notamment son emprise croissante dans sa sphère personnelle, doit être considéré comme abusif, et c’est ce comportement qui a incontestablement conduit Liliane Bettencourt à des actes gravement préjudiciables. »
Le gestionnaire de fortune indélicat est renvoyé en correctionnelle pour « abus de faiblesse », « blanchiment d’abus de faiblesse », « complicité d’abus de faiblesse » et « complicité de fraude fiscale ». Quant à l'île d'Arros, finalement revenue dans le giron de Liliane Bettencourt, elle a été revendue pour 49 millions d’euros en 2012.
Éric Woerth et Patrice de Maistre ont par ailleurs été renvoyés en correctionnelle le 4 juillet 2013 pour « trafic d’influence » dans l’affaire de la Légion d’honneur. Maistre avait reçu sa médaille des mains d'Éric Woerth en personne au mois de janvier 2008, soit deux mois après avoir embauché son épouse, Florence Woerth, au service de l’héritière de l'empire L'Oréal. Ce procès-là doit se dérouler en mars 2015 à Bordeaux.
Le photographe François-Marie Banier, ami de Liliane Bettencourt, est celui qui a tiré le plus grand avantage financier des largesses de la vieille dame. L’ordonnance de renvoi des juges bordelais fait état de « l’emprise » exercée par Banier sur l’héritière L’Oréal, ajoutant qu'il s'est, selon plusieurs témoins, « employé à l’isoler et à détruire la relation qu’elle entretenait avec sa fille ». Raison pour laquelle Françoise Meyers-Bettencourt, craignant sérieusement une adoption du photographe par sa mère, a fini par saisir la justice, en décembre 2007.
Les dons consentis à Banier par Liliane Bettencourt sont vertigineux. En septembre 2006, il devient bénéficiaire d’un contrat d’assurance-vie de 262 millions d’euros. En décembre de la même année, il reçoit des dons d’argent de 11,7 millions d’euros, puis des œuvres d’art d’une valeur de 8,8 millions d’euros, soit 33 millions d'euros, en comptant les droits et autres frais réglés par Liliane Bettencourt.
En juin 2007, Banier reçoit encore un contrat d’assurance-vie de 83 millions d’euros, soit un coût de 132 millions avec les droits de 60 % à payer sur cette donation.
En avril 2008, le photographe reçoit encore des livres et manuscrits rares pour un montant de 4,7 millions d’euros. En septembre 2009, ce sont des meubles de prix, des dessins et peintures, pour 2,3 millions d’euros. En mai 2007, une fondation est mise sur pied pour qu’il puisse disposer à sa guise de l’île d’Arros. Et en décembre, un testament l’institue légataire universel de Liliane Bettencourt.
« Il résulte de l’information que la situation de faiblesse apparente de Liliane Bettencourt était parfaitement connue de François-Marie Banier, mais également que Liliane Bettencourt était vis-à-vis de lui en état de sujétion psychologique, résultant de l’exercice de pressions graves ou réitérées ou de techniques propres à altérer son jugement », écrivent les juges d’instruction.
« Le comportement général de François-Marie Banier à l’égard de Liliane Bettencourt doit être considéré comme abusif, et c’est ce comportement qui a incontestablement conduit Liliane Bettencourt à des actes gravement préjudiciables », exposent les magistrats. Les abus qui lui sont reprochés (sur la période de saisine des juges) représentent précisément 414 685 228,60 euros.
On peut comprendre, dès lors, que le photographe mondain (comme les neuf autres prévenus) ne tienne pas particulièrement au procès public, prévu fin janvier. Une réunion de préparation des débats entre magistrats et avocats est prévue à Bordeaux le 19 décembre, qui s'annonce déterminante.
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