Un matin de novembre 2013, dans une salle de réunion du sous-sol de l’Assemblée nationale, Bruno Le Maire est en train de discuter avec la poignée de fidèles parlementaires qu’il réunit tous les mercredis, quand la porte s’ouvre brusquement. Surgit Dominique de Villepin qui fonce tout droit vers son ancien directeur de cabinet à Matignon. « Vu l’état de la droite, il n’y a pas cinquante solutions : il faut faire un putsch ! », lâche l’ex-premier ministre, avant de tourner les talons et de quitter la salle aussi rapidement qu’il y était entré.
« Une vraie tornade, on se serait cru face à Taillard de Vorms (le personnage de la bande dessinée Quai d’Orsay, inspiré de Villepin – ndlr) », s’amuse encore, un an plus tard, l’un des élus présents ce jour-là. L’épisode fait aussi sourire Bruno Le Maire, mais deux secondes seulement, car avec lui, le premier degré l’emporte toujours. « Ce n’est pas mon caractère de faire un putsch. Le pouvoir ne se donne jamais, il doit se prendre dans de bonnes conditions », commente le député de l’Eure qui a fait de l’adjectif “sérieux” l’un de ses mots préférés. Pas de putsch donc, mais une volonté clairement affichée de s’inscrire dans un temps long, celui de la réflexion. « Je suis rigoureux et méthodique », ajoute-t-il, comme pour mieux se démarquer de Nicolas Sarkozy, de son impatience et de sa nervosité légendaires.
Bruno Le Maire veut apparaître comme un candidat sérieux, ce qui a le don d'agacer son principal adversaire à la présidence de l'UMP. Pas un jour ne passe sans que sorte un “off” de l’ex-chef de l’État sur ce « connard qu’(il a) fait ministre » et qu’il taxe en privé de « Bac +18 ». L’ancien ministre de l’agriculture fait mine de se moquer de ces petites phrases assassines. Mais comme tout un chacun, il sait qu’elles dénotent la fébrilité qui gagne le camp sarkozyste depuis le retour fiasco de leur champion. Et il ne peut que s’en réjouir. Alors que la campagne-naufrage de l’ancien président ne trouve grâce qu’aux yeux de l’hebdomadaire ultra-conservateur Valeurs actuelles, celle de Bruno Le Maire rencontre en revanche un certain succès. « Le candidat des médias », raille-t-on du côté de la concurrence pour minimiser l’audience grandissante de celui qui se fait désormais surnommer “BLM”.
Depuis l’annonce de sa candidature le 11 juin, l’ancien bras droit de Villepin ne cesse de répéter qu’il créera « la surprise » le 29 novembre, date du premier tour de l'élection interne à la présidence de l'UMP. En vérité, il peut s’enorgueillir d’avoir déjà surpris tous ceux qui, à droite, lui prédisaient au mieux un rôle de figurant aux côtés de l’ex-chef de l’État. Certes, le « tsunami » Sarkozy qu'annonçaient les soutiens de ce dernier s’est finalement révélé être une petite vaguelette et la confiance de Bruno Le Maire s'en est trouvée renforcée. Mais comment expliquer qu’un ancien second couteau du gouvernement Fillon, que l’on présentait il y a encore quelque temps comme un énarque coincé au « charisme d’huître », ait pu si rapidement s’imposer dans le débat et remplir des salles de meeting entières ? Précisément parce que la mutation ne fut pas rapide.
La campagne BLM n’a pas commencé il y a cinq mois, mais il y a deux ans. En septembre 2012, le député de l’Eure renonce à se présenter à la tête de l’UMP, faute d’avoir recueilli le nombre de parrainages nécessaires. Volontaire pour incarner une « troisième voie » face au duel Fillon-Copé, il doit se rendre à l’évidence : personne ne l’attend. Pire, tout le monde se contrefiche parfaitement de lui, de ses idées et de ses ambitions. L’homme a beau s’être constitué un précieux carnet d’adresses dans le sillage de Dominique de Villepin à Matignon, il reste notoirement méconnu au sein de sa propre famille politique. « Un réseau, ce n’est rien, explique-t-il aujourd'hui. Ce qui compte, c’est le poids politique. » Or, à l’époque, Le Maire est un poids plume.
L’ancien ministre de l'agriculture se lance alors dans une vaste entreprise : construire son propre parti. Lui s’en défend, préférant parler de « nouvelle offre politique ». C’est pourtant bien un mouvement à côté du mouvement UMP qu'il commence à charpenter à l’automne 2012. « Je l'ai vu organiser un parti politique au sens structurel du terme, se souvient Jean-Baptiste Reignier, qui a piloté un temps le “pôle idées” du candidat. On avait une mini-direction des finances, une mini-direction des études, une mini-direction du territoire... » « On a créé un parti politique à partir de rien ! » se réjouit encore l’un des principaux artisans de ce projet, l'avocat Jérôme Grand d’Esnon.
C’est d'ailleurs autour d’un dîner avec cet ancien conseiller de Jacques Chirac à l'Élysée que les premiers plans de la future structure BLM sont tracés. Grand d’Esnon accepte de prendre les choses en main à condition que son poulain fasse « du terrain, du terrain et encore du terrain », « la seule bonne école ». Pour le reste, « je lui ai dit que je m'en occupais ! », ajoute celui vers qui Dominique de Villepin s'était déjà tourné lorsqu'il songeait à se présenter à la présidentielle de 2007. Le chiraquien n'est pas seul dans cette entreprise. Pour l'épauler, il peut compter sur le soutien de plusieurs anciens collaborateurs ministériels de Le Maire : Sébastien Lecornu, Jérôme Steiner, Camille Tubiana ou encore Bertrand Sirven. Ensemble, ils se retrouvent chaque dimanche soir.
Afin d’incarner le fameux « renouveau » de son slogan de campagne (« Le renouveau, c'est Bruno »), le député de l'Eure a besoin de soutiens politiques, mais aussi financiers. Il crée donc rapidement son propre micro-parti – l’Association de Financement d’Avec BLM – qui, selon Jérôme Grand d’Esnon, engrange près de 200 000 euros dès 2013. « Nous avons approché de gros donateurs et fait du fundraising par mail, détaille le chiraquien devenu entre-temps directeur de campagne. C’est Alain Missoffe (chef d’entreprise et frère cadet de Françoise de Panafieu – ndlr) qui était en charge de tout cela. Bruno avait besoin d'argent pour son projet, il a rencontré beaucoup de monde. Les dons ont augmenté au fur et à mesure. Depuis juin, cela afflue. Ceux qui ont donné en 2013 ont généralement redonné en 2014. »
Le député de l'Eure a promis de publier la totalité de ses comptes de campagne à l’issue du scrutin de fin novembre. En attendant de jouer complètement la transparence, il se contente d'assurer que ce sont « les petits dons qui font vivre », contredisant ainsi son directeur de campagne qui estime pour sa part que « le plus gros » de la cagnotte “A.F.A.BLM” provient de ces généreux « gros donateurs » dont il préfère évidemment taire le nom. Quand on l’interroge sur la présence d’Ernest-Antoine Sellière, principal héritier de Wendel et ancien président du Medef, au meeting parisien de la Maison de la Mutualité le 4 novembre, il botte en touche.
Nous ne saurons pas si Sellière fait partie de ceux qui ont donné un “coup de pouce” à Bruno Le Maire, mais le fait qu’il s’affiche ainsi à une réunion publique de l'ancien ministre de l'agriculture est en soi un marqueur intéressant du désamour du milieu des affaires – du moins celles qui ne sont pas judiciaires – pour Nicolas Sarkozy. Le député de l’Eure, en revanche, est très bien entouré en la matière. « Il a rencontré beaucoup de monde à Matignon, raconte l’un de ses proches. À l’époque, Chirac n’était déjà pas très en forme et Villepin peu accessible. Pendant deux ans, Le Maire s’est donc retrouvé à piloter l’appareil d’État et à discuter avec tout le CAC 40. »
Quand il commence ses premières réunions à l'automne 2012, Bruno Le Maire peut compter sur la présence d'une dizaine de fidèles issus de tous horizons. Autour de la table, certains de ses anciens camarades de promo de l’ENA discutent avec des hommes d'affaires, des banquiers et même… un éditeur. En marge de ce petit cercle de privilégiés, se constitue un deuxième groupe, plus large, destiné à fournir à l’élu des notes « en flux » sur toutes sortes de thématiques. Placé sous l’égide de la députée d'Eure-et-Loir Laure de la Raudière, fidèle parmi les fidèles, il est animé par Jean-Baptiste Reignier, un ancien chargé de mission à l’Élysée passé par le cabinet de Xavier Bertrand au ministère du travail et la direction des études de l’UMP en 2007.
« J’ai assez vite compris que Xavier Bertrand n’était pas vraiment intéressé par les idées et j'ai donc rejoint Bruno Le Maire qui tenait un discours très clair sur le sujet, se souvient Reignier, précisant avoir également apprécié le fait que le député de l'Eure soit l'un des rares ténors de la droite à n'avoir jamais défilé contre le mariage pour tous. Il répétait tout le temps : “Ce ne sont pas les énarques qui trouveront des idées, elles doivent venir de la société civile, donc ouvrez grand vos écoutilles.” Pour lui, la question à se poser n’était pas “quoi ?”, mais “comment ?”. Cela m’a séduit. » Grâce au travail accompli par des dizaines de spécialistes, l'ancien ministre de l'agriculture commence à se dégrossir, multipliant les prises de position au sein du groupe UMP à l'Assemblée nationale, mais aussi dans l'hémicycle et sur les plateaux de télévision.
Lui qui martèle ne jamais changer d'avis en fonction des intérêts du moment, a tout de même acquis avec le temps une solide capacité d'adaptation. Sans pour autant retourner sa veste comme l'a fait Nicolas Sarkozy au meeting de Sens commun le 15 novembre, il sait jouer les équilibristes quand cela lui semble nécessaire. Sur la réforme des allocations familiales, par exemple, celle qu'il défendait il y a encore un an et qu'il juge aujourd'hui « proprement indigne ». Ou encore lors des réunions militantes durant lesquelles il écoute sans ciller les discours les plus droitiers de ceux qui, à la base de l'UMP, franchissent sans vergogne la ligne frontiste.
Bruno Le Maire est à son tour devenu un stratège politique. Bien qu'il refuse encore de s'exprimer sur ses ambitions post-29 novembre, l'objectif du travail qu'il a engagé en 2012 est tracé depuis le début. « Il nous a tout de suite dit qu'il visait les primaires de 2016 », explique l'un des pionniers du projet. Pour être à la hauteur de ses ambitions, l'ancien homme invisible de l'UMP a donc enclenché très tôt la machine à idées et à financements. Restait une pièce essentielle pour parfaire son puzzle : les soutiens politiques. Sans le savoir, ce sont François Fillon et Jean-François Copé qui la lui ont offerte.
Début 2013, en pleine crise interne à l'UMP, le député de l'Eure profite de la brèche ouverte par la guerre que se livrent les deux hommes pour remettre sur la table son idée de « troisième voie ». Chef de file des élus “non-alignés”, il multiplie à ce moment-là les tête-à-tête avec ses collègues parlementaires. Autour d'un café ou dans son bureau de l'Assemblée nationale, il les invite à le rejoindre dans sa réflexion « sur la façon de transformer les pratiques politiques et de proposer un renouveau complet de la droite républicaine après 30 ans d'échec au pouvoir ». « Ma position de neutralité m'a permis d'asseoir ma crédibilité », reconnaît-il aujourd'hui.
« Au début, nous étions une petite dizaine à nous réunir le mercredi pour aborder toutes sortes de sujets d’actualité », détaille le député de l'Ain, Damien Abad. « On se réunissait chaque semaine pour parler de positionnement politique, confirme Laure de la Raudière. Au début, notre démarche n'était pas connue. On se demandait comment structurer notre action. Ce qui est agréable, c'est que nous avons toujours été libres. Bruno n'a jamais rien promis à personne. » L'ambiance, décrite par tous les membres de ce petit groupe comme « très sympa », attire de plus en plus de monde. Les rangs BLM grossissent au fil des mois, ce qui explique en partie que le candidat puisse désormais se prévaloir d'être soutenu par 53 parlementaires qui ont officiellement pris position en sa faveur, et ce malgré le retour et les pressions de Nicolas Sarkozy.
Tandis que Bruno Le Maire se constitue un réseau de fidèles dans les couloirs du Palais-Bourbon, ses anciens collaborateurs ministériels et Jérôme Grand d’Esnon continuent à travailler dans l'ombre, discrètement secondés par un petit groupe d’assistants parlementaires. Sept « responsables de zone » sont désignés afin de quadriller le territoire et de trouver des soutiens locaux parmi les jeunes pop. En 2013, BLM dispose ainsi d’un référent par département. En 2014, chaque circonscription en compte un. La plupart n'ont même pas encore dépassé la trentaine. Ce sont eux qui donnent aujourd'hui de la voix dans les meetings de leur champion, arborant des tee-shirts colorés et se brûlant les mains à force d'applaudir.
Le terrain reste la pierre angulaire du projet de Bruno Le Maire. « Le principe de deux déplacements par semaine est instauré à partir de janvier 2013 », explique son directeur de campagne. « Il a très vite théorisé le fait qu'il labourait le terrain, souligne également le député de Seine-et-Marne, Franck Riester, qui a toujours été très proche de l'ancien ministre de l'agriculture, mais n'a réellement intégré le dispositif qu'à l'été 2014. Il avait semé quelque chose et il le cultivait. »
En mars 2014, le député de l’Eure a déjà effectué plus de cent déplacements en France, alors que Jean-François Copé n'en est encore qu'au quart de la moitié du commencement d'un éventuel départ. Les élections municipales lui offrent une nouvelle occasion de soigner ses réseaux politiques en se rapprochant des jeunes candidats UMP qui ne souhaitent pas s’afficher en compagnie de Jean-François Copé ou de François Fillon, qui ont cristallisé bien trop de divisions. Mais un ancien ministre, qui plus est quadra et prêchant la bonne parole du « renouveau », « franchement, ça coûte pas très cher », comme dirait Nicolas Sarkozy.
Pendant plusieurs semaines, Bruno Le Maire se fait donc prendre en photo aux côtés de tout ce que la nouvelle génération UMP compte de plus prometteur. Comme lui, ces futurs jeunes élus veulent en finir avec « les vieilles méthodes » de leur parti. « Bruno incarne vraiment le renouveau, cette façon de renouer avec le terrain et la base militante, assure le député Arnaud Robinet, élu maire de Reims en mars dernier. J'ai été reçu par Nicolas Sarkozy courant octobre. Il m'a dit : “Les inaugurations et les dépôts de gerbes, ça va un temps, tu seras présent à mes côtés en 2017”. Cela m'a tellement déçu... Je ne fais pas partie de ceux qui considèrent que la politique s'envisage depuis la rue de Miromesnil. »
Les nombreux voyages en train de l'ancien ministre de l'agriculture n'auront pas été vains. Outre le fait de s'être constitué un réseau de fidèles locaux et d’avoir enrichi sa réflexion avec des retours directs du terrain, Bruno Le Maire a également pu se passer des services d'un coach personnel. À force de réunions militantes, il a acquis une certaine aisance qui surprend jusque dans les rangs sarkozystes. « C’est comme ça qu’il s’est déboutonné ! » se félicite Jérôme Grand d’Esnon, heureux de pouvoir faire la nique à tous ceux qui lui répétaient que son poulain était trop bien élevé, trop froid, trop lisse, trop ceci et surtout, pas assez cela.
Pour paraître crédible, Bruno Le Maire devait devenir BLM. « Il a beaucoup observé la façon de faire de Jacques Chirac, confie l'un de ses fidèles. Cette façon de prendre le temps avec les gars, de boire une petite bière à l’issue des réunions… » Cette façon aussi de lâcher quelques gros mots en interview ou d’expliquer qu’il apprécie Beyoncé et son mari « Jizé ». Une “coolitude” parfois poussée jusqu’à la caricature, qui a pu faire sourire ses plus proches soutiens.
Son directeur de campagne assure pourtant qu’il n’y a jamais eu aucun calcul derrière tout cela. « On ne vend pas un produit commercial, on essaie de mettre en avant un homme politique, dit-il. Ça ne sert à rien de truquer sa personnalité. Les sorties de Bruno Le Maire sont à son image. Il a aussi ce goût de la provoc’. » Plus largement, Grand d’Esnon refuse toute forme de “pipolisation”. « Le jour où il posera sur des feuilles mortes, avec une harpe, je quitte le bateau ! » plaisante-t-il, en référence à un célèbre cliché de Nathalie Kosciusko-Morizet paru dans Paris Match. Bruno Le Maire n’a toutefois pas complètement échappé au « choc des photos » de l’hebdomadaire, posant en 2011 avec femme et enfant, ou encore dernièrement en tenue de tennis.
Preuve supplémentaire de l’importance que le député de l'Eure porte à son image et à sa communication : l’embauche de Dimitri Lucas, ancien chargé de mission à l’Élysée, qui gère aujourd’hui ses relations presse et le recrutement plus récent d'un photographe professionnel qui alimente les réseaux sociaux de clichés du candidat. « Ce sont les seules personnes salariées de l'équipe. À part eux, tout le monde est bénévole », assure Grand d'Esnon.
Comme celui de Nicolas Sarkozy, le calendrier de Bruno Le Maire s’est accéléré avec l’affaire Bygmalion et la démission forcée de l'ex-patron de l'opposition, Jean-François Copé. L'ancien ministre de l'agriculture, qui prenait jusqu'alors soin de s'inscrire dans un temps long, a finalement décidé de saisir la balle au bond. « L’enchaînement des événements à partir du mois de mai a renforcé la conviction que nous avions depuis le début, rapporte Laure de la Raudière. Les choses étaient claires : ça ne pouvait plus durer comme ça. Début juin, Bruno nous a tous réunis pour nous demander ce que nous pensions du fait qu’il brigue la présidence de l’UMP. Nous avons été unanimes. Il devait y aller ! »
Au terme d'une « réflexion collective », le député de l’Eure officialise donc sa candidature sur BFM-TV, le 11 juin. La suite a été largement relatée dans la presse. Mi-octobre, dans les colonnes du Monde, Bruno Le Maire se réjouissait que sa « PME (soit) devenue une vraie machine politique ». Samedi 29 novembre, les résultats du premier tour de l’élection pour la présidence du parti scelleront l’avenir de sa petite entreprise.
BOITE NOIRESauf mention contraire, toutes les personnes citées dans cet article ont été jointes par téléphone au cours des deux dernières semaines.
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