L’histoire du scandale Tapie approche de son dénouement. Au moins au plan civil, sinon au plan pénal. Car si les juges d’instruction qui enquêtent sur l’arbitrage et l’éventuelle escroquerie en bande organisée à laquelle il aurait pu donner lieu, allouant 405 millions d’euros à Bernard Tapie, n’ont pas encore tout à fait fini leurs investigations, la cour d’appel de Paris a examiné, elle, le volet civil de l’affaire, ce mardi 25 novembre. Saisie d’un recours en révision, elle a entendu toutes les parties et a mis son arrêt en délibéré au 17 février. C’est donc à cette date que l’on saura si le célèbre arbitrage est finalement cassé et si Bernard Tapie aura à rendre l’argent qu’il a perçu sans doute de manière indue.
En fait, comme nous l’avons expliqué à la veille de l’audience (lire : Audience décisive sur l’arbitrage Tapie mardi à Paris), il est désormais très probable que la cour d’appel de Paris accède à la demande du Consortium de réalisation (CDR, la structure publique qui est en confrontation judiciaire avec Bernard Tapie), à l’origine du recours en révision. En clair, le 17 février 2015, Bernard Tapie pourrait tout perdre et devoir bientôt rendre le magot que les arbitres lui avaient alloué.
Mais, si c’est bel et bien le dénouement qui se dessine en début d’année prochaine, il faudra admettre que l’État n’aura pas gagné facilement. Et même qu’il n’aura eu de cesse que de se tirer des balles dans le pied. Comme s’il avait trop souvent eu envie de perdre.
D’abord, un premier constat saute aux yeux. Cette idée d’un recours en révision, cela fait très longtemps qu’elle est sur la table, mais pendant aussi longtemps, personne n’a voulu y prêter attention. Pour être précis, c’est le 10 septembre 2008 que l’idée est évoquée la première fois. On la doit à Thomas Clay, le grand spécialiste français de l’arbitrage, qui est entendu ce jour-là par la commission des finances de l’Assemblée nationale. En réponse aux députés qui cherchent à comprendre comment Bernard Tapie a pu, deux mois plus tôt, percevoir un magot aussi colossal, le professeur de droit explique, comme on peut le voir avec la vidéo ci-dessous, que parmi plusieurs pistes de recours possibles, une doit être privilégiée.
Au cours de son audition (que l’on peut télécharger dans sa version intégrale ici), le spécialiste de l’arbitrage explique en particulier ceci : « La dernière modalité de recours possible est le recours en révision, exorbitant du droit commun et très exceptionnel. Il est prévu par l’article 1491 du Code de procédure pénale, qui le rend possible si un fait nouveau montre que la sentence n’a pas été rendue dans les conditions où l’on croit qu’elle a été rendue. Quatre conditions sont nécessaires : qu’il n’y ait plus de recours ordinaire possible ; que le fait litigieux soit apparu postérieurement à la forclusion du délai de recours en annulation ; qu’il soit intenté uniquement par les parties à l’instance, pendant un délai de deux mois après la découverte du fait nouveau ; que le fait soit grave – fraude, dissimulation d’une pièce décisive, production d’une pièce fausse ou formulation d’une fausse déclaration. J’insiste sur cette possibilité de recours au cas où un fait nouveau apparaîtrait prochainement. »
Or, ce qu’il y a de stupéfiant, c’est que l’arbitrage Tapie s’est précisément avéré dans les mois suivants être le cas type décrit par le professeur de droit, puisque très tôt, des présomptions de fraude ont pesé sur l’arbitrage. Mais, pourtant, il aura fallu attendre plus… de six ans – et une quantité de manœuvres, de couacs – pour que la proposition de Thomas Clay finisse par être prise en compte. Cette audience du 25 novembre – à laquelle il a assisté sur les bancs du public –, c’est donc un peu aussi sa victoire personnelle.
Mais cet invraisemblable délai avant que l’État ne se décide à introduire un recours en révision n’est pas la seule balle qu’il s’est tirée dans le pied. L’audience de ce 25 novembre a, elle-même, pris en certains moments une étrange tournure.
De manière parfaitement inexplicable, le ministère des finances n’a en effet pas fait pression sur le CDR, au lendemain de l’élection présidentielle, pour qu’il change d’avocats et mette sur la touche ceux qui avaient une part de responsabilité dans la débâcle de l’arbitrage. En particulier, le CDR a gardé pour avocat Me Jean-Pierre Martel, dont nous avons pointé les nombreuses erreurs dans plusieurs enquêtes (lire notamment Audience décisive sur l’arbitrage Tapie mardi à Paris ou encore Affaire Tapie : Guéant convoqué, les avocats de l’Etat confrontés).
Les avocats de Bernard Tapie, dont plusieurs ne manquent vraiment pas de talent, s’en sont donc donné à cœur joie tout au long de l’audience, pilonnant Me Jean-Pierre Martel, mais aussi un professeur de droit, Charles Jarrosson, qu’il a consulté, mettant en cause implicitement leur déontologie.
Me Jean-Georges Betto s'est ainsi délecté à sortir des documents montrant le rôle antérieur de Jean-Pierre Martel dans le dossier. Et notamment un document dans lequel il a écrit qu'il était défavorable au recours. Pour l'avocat en charge du… recours, cela fait désordre.
Mais c'est à l'égard d'un professeur de droit consulté par le CDR, le professeur Charles Jarrosson, professeur à l'Université Paris 2, qu'ont été portés les coups les plus rudes, d'un point de vue déontologique. Ils ont fait d'autant plus mal qu'ils étaient portés par un des avocats de Bernard Tapie, Christophe Seraglini, lui-même professeur de droit. On était donc là entre collègues, spécialistes de droit de l'arbitrage. Or Christophe Seraglini a montré que le professeur Charles Jarrosson avait publié un article récent, dans un ouvrage collectif (Mélanges en l'honneur du professeur Bernard Audit, Lextenso, 2014), qui défendait de manière prétendument neutre une question importante du dossier Tapie, à savoir la compétence de la cour d'appel, objet de l'audience de ce 25 novembre.
Cet article a été utilisé par Jean-Pierre Martel dans ses conclusions et encore durant l'audience. Or, le professeur Seraglini n'a eu qu'à rappeler que le professeur Christophe Jarrosson a été consulté à plusieurs reprises par le CDR (en clair : payé pour donner son avis). Il est notamment celui qui, le 11 novembre 2008, avait déconseillé de récuser Pierre Estoup alors qu'il était encore temps de faire casser l’arbitrage, puisqu’il n’était pas encore achevé.
Mais surtout, en rappelant cela, Christophe Seraglini a disqualifié l'article récent de Charles Jarrosson, dont il a montré que c'était une œuvre de commande inavouée. Outre que cela en dit long sur la déontologie personnelle des acteurs de la défense du CDR (en principe, un professeur de droit n'écrit pas sur des sujets qui favorisent des dossiers pour lesquels il est par ailleurs rémunéré, ou bien il le mentionne dans l'article), mais cela a surtout ruiné la défense du CDR sur ce point.
En bref, la stratégie judiciaire de l’État, même depuis que les socialistes en ont pris les commandes, est apparue soudainement, en pleine audience, stupéfiante.
Le même Jean-Pierre Martel a, de plus, été hors sujet tout au long de sa plaidoirie, parlant très longuement du fond de l’affaire, alors qu’il s’agissait de justifier la pertinence juridique de la révision de l’arbitrage. Les conseils de Bernard Tapie, eux, n’ont pas commis cette erreur, s’appliquant à essayer de démontrer que l’arbitrage était de nature internationale et que la cour d’appel n’était donc pas compétente pour examiner le recours.
Pourtant, les faits sont têtus, et les si nombreuses maladresses de l’État et tout particulièrement du CDR – maladresses qui finissent par devenir suspectes – n’y changeront sans doute rien : l’arbitrage a été émaillé de fraudes si nombreuses que sa révision sera sans doute inéluctable. C’est ce qu’a suggéré le propos du représentant du parquet. Soulignant qu’il s’agissait « d’un arbitrage interne », et non pas international, il a fait valoir que du même coup, c’était bel et bien la cour d’appel qui était compétente et pas un nouveau tribunal arbitral. Insistant sur le fait que l’un des trois arbitres, Pierre Estoup, avait « joué un rôle moteur, déterminant dans cet arbitrage » et qu’il n’avait pas tout « révélé » de ses liens avec le clan Tapie, il a conclu : « Donc, la fraude civile est démontrée. »
Au terme de six heures d'audience, le président de la première chambre de la cour d'appel de Paris a indiqué que l’arrêt sera rendu le 17 février 2015.
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