À l’heure où l’UMP et le FN demandent une extension des cas de déchéance de nationalité, le Conseil constitutionnel va devoir se prononcer sur la constitutionnalité de la loi du 22 juillet 1996 qui a créé cette mesure pour les auteurs d’actes terroristes. Le Conseil d’État lui a en effet transmis le 31 octobre 2014 une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) soulevée par un détenu récemment déchu de sa nationalité française après avoir été condamné pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ». Ce dernier estime que ce retrait de la nationalité est contraire au principe d’égalité consacré par la Constitution française.
Présenté lors de son interpellation comme « un des cerveaux d’Al-Qaïda au Maroc », Ahmed Sahnouni el-Yaacoubi a été condamné le 22 mars 2013 par le tribunal correctionnel de Paris à sept ans de prison ferme et à cinq ans de privation de ses droits civils, civiques et familiaux. « Il lui est reproché d’avoir participé à des recrutements pour Al-Qaïda au Maroc, ainsi que des voyages en Afghanistan, mais aucun fait sur le sol français », affirme son avocat, Me Nurettin Meseci. Son client exécute aujourd’hui sa peine au centre pénitentiaire du Plessis Picard, dans le Val-de-Marne.
Marocain, Ahmed Sahnouni el-Yaacoubi avait, selon son avocat, obtenu la nationalité française le 26 février 2003. Le 28 mai 2014, suite à sa condamnation, le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve l’en a déchu par décret, après avis du Conseil d’État, comme le permet la loi en cas de condamnation pour acte terroriste. Le ministre de l’intérieur avait d’ailleurs fait allusion à son cas lors des débats à l’Assemblée nationale sur le projet de loi antiterroriste, le 15 septembre. « J’ai pris, en mai dernier, des mesures pour qu’une procédure de déchéance soit engagée pour actes de terrorisme », avait-il dit sans plus de précision.
L’article 25 du Code civil prévoit quatre motifs de déchéance de nationalité :
– une condamnation pour un « crime ou délit constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation » ou pour « terrorisme » ;
– une condamnation pour un « crime ou délit prévu au chapitre 2 du titre III du livre IV du Code pénal » (espionnage, haute trahison militaire, etc.) ;
– s’être soustrait « aux obligations résultant pour lui du Code du service national » ;
– s'être « livré au profit d'un État étranger à des actes incompatibles avec la qualité de Français et préjudiciables aux intérêts de la France ».
En 1998, le gouvernement Jospin avait abrogé un cinquième motif qui visait, depuis 1945, les personnes condamnées pour crime « à une peine d'au moins cinq années d'emprisonnement ».
Trois conditions sont nécessaires. La personne ne doit pas être née française, mais avoir été naturalisée. Elle doit posséder une autre nationalité, la Déclaration universelle des droits de l'homme interdisant de créer des apatrides. Enfin, les faits reprochés doivent s’être produits avant l'acquisition de la nationalité française ou moins de dix ans après. Et la déchéance « ne peut être prononcée que dans le délai de dix ans à compter de la perpétration desdits faits ». Concernant les actes de terrorisme, ces deux délais ont été portés à quinze ans par la droite en 2006. C’est-à-dire qu’une personne, naturalisée en 2000, qui commet un acte terroriste en 2014, peut se voir enlever sa nationalité jusqu’en 2029.
« En réalité, la déchéance est une triple peine, car Ahmed Sahnouni el-Yaacoubi est attendu de pied ferme au Maroc, qui demandera son extradition et où il encourt vingt ans d’emprisonnement pour les mêmes faits pour lesquels il a déjà été jugé en France », redoute Me Nurettin Meseci. C'est en effet le Maroc qui avait signalé les faits aux autorités françaises, entraînant en 2010 l'arrestation de Ahmed Sahnouni el-Yaacoubi par l'ex-Direction centrale des renseignements intérieurs (DCRI).
Le détenu a déposé sa QPC à l’occasion d’un recours contre sa déchéance de nationalité devant le Conseil d’État. Il souligne que celle-ci porte atteinte au principe d’égalité consacré par la Constitution dans son premier article. Cet article définit la France comme une « République indivisible, laïque, démocratique et sociale », qui « assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion ».
Le 31 octobre, le Conseil d’État a estimé que cette QPC était suffisamment sérieuse et nouvelle pour être transmise au Conseil constitutionnel, même si ce dernier s'était déjà penché sur l'article 25 du Code civil au moment de l'adoption de la loi. Le 16 juillet 1996, saisi par des députés et sénateurs socialistes, le Conseil constitutionnel avait en effet examiné la perte de nationalité pour faits de terrorisme.
Dans cette décision, quelque peu contradictoire, le Conseil constitutionnel avait commencé par rappeler qu’« au regard du droit de la nationalité, les personnes ayant acquis la nationalité française et celles auxquelles la nationalité française a été attribuée à leur naissance sont dans la même situation ». Pour aussitôt justifier une différence de traitement entre Français de naissance et Français naturalisés, « eu égard à la gravité toute particulière que revêtent par nature les actes de terrorisme ». Il faut rappeler le contexte de cette décision, un an après la vague d’attentats qui frappa la France en 1995.
Mais le Conseil constitutionnel n’avait pas écrit noir sur blanc dans ses conclusions (le « dispositif » en termes juridiques) que cette mesure était conforme à la Constitution. Et depuis, les délais permettant de retirer la nationalité en cas d’acte terroriste ont été allongés à quinze ans. Pour ces raisons, le Conseil d’État a décidé, le 31 octobre 2014, que le Conseil constitutionnel pouvait à nouveau se pencher sur l’article 25 du Code civil. « Depuis le premier examen en 1996, il y a aussi eu l’entrée en vigueur de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne qui interdit toute discrimination fondée sur la nationalité », précise Me Nurettin Meseci.
Il note également que le champ des infractions terroristes s’est considérablement élargi : création en 2003 du délit de non-justification de ressources d’une personne en relations habituelles avec une ou plusieurs terroristes ou encore, le 13 novembre 2014, du délit d’entreprise individuelle terroriste. « Aujourd’hui, si vous êtes incapable de justifier de vos revenus et que vous êtes en lien avec une personne condamnée pour association de malfaiteurs en vue de commettre un acte terroriste, vous êtes un terroriste », remarque l'avocat.
Au moment du vote de la loi antiterroriste du 22 juillet 1996, le ministre de l'intérieur n'était autre que l'actuel président du Conseil constitutionnel, Jean-Louis Debré… Me Nurettin Meseci a donc demandé sa récusation. « Le seul fait qu’un membre a participé à l’élaboration de la disposition législative faisant l’objet de la QPC ne constitue pas à lui seul une cause de récusation », indique cependant le règlement intérieur du Conseil constitutionnel. Et lors des débats au Parlement, le projet de loi avait été porté par le garde des Sceaux Jacques Toubon (aujourd’hui Défenseur des droits), et non par Jean-Louis Debré.
La déchéance de nationalité est une procédure très rare. Questionné par des députés de l'UMP pour obtenir des chiffres, Bernard Cazeneuve avait succinctement répondu le 15 septembre 2014. « Au cours des dix dernières années, très peu de déchéances de la nationalité ont été prononcées, a-t-il indiqué. Lorsque vous étiez en situation de responsabilité, entre 2007 et 2011, il n’y en a pas eu du tout. Depuis 2012, une seule a été prononcée, mais pas pour des actes de terrorisme, puisque c’est de cela dont il s’agit aujourd’hui. Vous nous invitez à forcer l’allure : j’ai pris, en mai dernier, des mesures pour qu’une procédure de déchéance soit engagée pour actes de terrorisme. »
Selon le ministère de l'intérieur, 21 déchéances des nationalité ont été prononcées depuis 1990. De 1990 à 1999, les 13 retraits ont tous concerné des «personnes condamnées pour un acte qualifié de crime par les lois françaises à une peine d'au moins cinq années d'emprisonnement». Depuis 2000, seules 8 déchéances ont été prononcées, toutes suite à une condamnation pour acte de terrorisme.
Sur le site du Conseil d’État, une rapide recherche montre douze recours concernant des déchéances de nationalité depuis 1990, dont quatre pour actes de terrorisme. Toutes les décisions confirment le retrait, sauf dans le cas de M. Sahnouni oùles Conseil d'Etat ne s'est pas encore prononcé. Il a sursis à statuer dans l'attente de la réponse du Conseil constitutionnel.
Dans un article de 2010, Rue 89 citait le cas de Français arrêtés en 2001 et accusés de préparer un attentat contre l’ambassade des États-Unis à Paris. Parmi les six condamnés, les cinq naturalisés se verront retirer leur nationalité française et trois d’entre eux seront expulsés vers l’Algérie, selon le site d’information. L’un des membres du groupe, Kamel Daoudi, condamné à six ans d'emprisonnement, saisit la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Le 3 décembre 2009, la CEDH jugea son expulsion vers l’Algérie contraire à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme qui interdit « la torture ou des peines ou traitements inhumains et dégradants ».
« Il est vraisemblable qu’en cas de renvoi vers l’Algérie, le requérant deviendrait une cible pour le DRS (services de sécurité – ndlr) », avait argumenté la Cour. « En Algérie, les personnes impliquées dans des faits de terrorisme sont arrêtées et détenues par les services de sécurité (DRS) de façon peu prévisible et sans base légale clairement établie, essentiellement afin d’être interrogées ou obtenir des renseignements et non dans un but uniquement judiciaire, avait rappelé la Cour. Selon ces sources, ces personnes, placées en détention sans contrôle des autorités judiciaires ni communication avec l’extérieur (avocat, médecin ou famille), peuvent être soumises à des mauvais traitements, y compris la torture. »
La question de la déchéance de nationalité est régulièrement agitée par la droite et l’extrême droite. L’UMP est d’ailleurs récemment revenue à la charge, inscrivant dans sa niche parlementaire une proposition de loi visant à déchoir de sa nationalité française « tout individu portant les armes contre les forces armées françaises et de police ». Le vote aura lieu le 4 décembre à l’Assemblée nationale.
En 2010, lors du discours de Grenoble, Nicolas Sarkozy avait souhaité que « toute personne d'origine étrangère qui aurait volontairement porté atteinte à la vie d'un policier, d'un gendarme ou de toute autre personne dépositaire de l'autorité publique » soit déchue de sa nationalité. À l'époque, Manuel Valls s’y était opposé, jugeant le « débat nauséabond et absurde ». « Des personnes qui sont françaises depuis moins de dix ans et qui tuent un policier doivent-elles perdre leur nationalité ? Posée comme ça, la question est caricaturale, est-ce que c’est ça qui empêchera les meurtres ? Non. Vous avez dans la loi la possibilité de déchoir ceux qui s’attaquent à l’autorité de la nation. Je crois qu’il faut en rester là. On rentre dans un débat nauséabond et absurde… où on essaye de faire croire qu’immigration et insécurité seraient liées. »
Quant au constitutionnaliste Guy Carcassonne, décédé depuis, il avait jugé le projet « inconstitutionnel, en vertu de l’article 1 de la Constitution, qui “assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion” ». « Faire une distinction entre les Français d’origine et ceux qui le sont devenus me paraît donc incompatible avec la Constitution, d’autant plus que le critère retenu n’est pas la gravité de l’infraction », tranchait Guy Carcassonne.
Le Conseil constitutionnel dispose désormais d'un délai de trois mois pour juger cette QPC. Mais au vu du contexte politique actuel de surenchère, un spécialiste du droit public interrogé juge peu probable une décision censurant la déchéance de nationalité. « Ce serait très courageux de la part du Conseil constitutionnel », souligne ce spécialiste.
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