Et si, ce jour-là, il n’avait rien dit ? Baissé la tête devant un comportement qui le blesse, qu’il n’a cessé de combattre mais qu’il connaît au fond si bien… Aujourd’hui en arrêt maladie, avec une tension de 22, Kamel Meziti rumine. L’histoire de ce professeur d’anglais de l’académie de Nantes ressemble à celle d'un homme pris dans un engrenage un peu fou.
Tout commence le 16 octobre 2013. Ce jour-là, Kamel Meziti, qui a réussi le concours réservé du Capes d’anglais quelques mois plus tôt et se trouve donc en année de stage avant sa titularisation définitive au lycée Montesquieu du Mans, reçoit la visite d’une inspectrice pour une « visite-conseil ». Jusque-là, rien que de très normal. Sauf que l’entretien qui suit l’observation de son cours prend une tournure étrange.
Les questions de l’inspectrice sont pour le moins curieuses. Combien d’enfants a-t-il ? Sont-ils scolarisés ? Dans quel établissement ? Elle lui demande également avec insistance ce qu’il pense de la laïcité. Comme il marque quelque étonnement devant ce qu’il ressent comme un curieux interrogatoire, l’inspectrice se justifie en précisant un peu plus les choses. « Vous savez, Kamel Meziti, il y en a des choses sur vous, il suffit d’aller sur Internet. » Avant de conclure, après avoir entendu les réponses modérées de ce défenseur de la laïcité, par un « Ouf ! me voilà rassurée ». « Il s’agit quand même de vous titulariser et de vous rendre fonctionnaire »… « Il faut être vigilant, j’ai déjà viré un professeur pédophile. » Ces propos, tenus devant son tuteur M. Galloux qui les a confirmés, n’ont jamais été contestés par l’inspection (voir la boîte noire de cet article).
« Je suis sorti très mal à l’aise », raconte Kamel Meziti lorsque nous le rencontrons avec sa femme, militante associative et féministe engagée, qui ne décolère pas : « Il croyait quoi, que j’étais enfermée ? Que je portais une burqa ? Qu’est-ce que ça veut dire, demander si mes enfants sont scolarisés ? »
Quelques semaines plus tôt, Kamel Meziti a fait paraître un livre intitulé Dictionnaire de l’islamophobie qui traite des crispations actuelles autour de la religion musulmane. La presse locale s’en est d’ailleurs fait l’écho, interrogeant à propos des départs de jeunes vers la Syrie et l’Irak celui qu’elle présente comme un historien des religions. À juste titre puisque, parallèlement à ses postes, contractuels, de professeur d'anglais, Kamel Meziti a obtenu une thèse en histoire des religions.
Il est également une figure, bien connue localement, de la communauté musulmane. Il a d’ailleurs exercé deux ans comme aumônier musulman dans la Marine nationale. Un poste pour lequel le ministère de la défense veille à sélectionner des personnalités ouvertes et modérées.
Ce jour d’octobre 2013, alors qu'il a toujours combattu les préjugés racistes ou liés à la religion, voilà qu'il se retrouve en position d’accusé. Après plusieurs jours de réflexion, Kamel Meziti décide de demander à cette inspectrice un entretien pour obtenir des « éclaircissements » sur son comportement qui l’a profondément choqué.
Dans un courriel, que Mediapart a pu consulter, elle lui répond rapidement qu’il n’y avait rien d’anormal à parler de la laïcité qui « relève de la compétence 1 que nous devons évaluer et est un point d’actualité, comme (elle l'a) précisé ». Elle ne se souvient pas d’avoir parlé de « prof pédophile ». Cependant, « la confiance n’étant pas gagnée », elle lui indique qu’un nouvel inspecteur viendra le voir.
À partir de là, tout se met à dérailler pour Kamel Meziti. Dans les mois qui suivent, il reçoit trois visites d’inspecteurs. Au cours de cette année de stage, il a donc eu quatre entretiens avec trois inspecteurs différents. « Un record ! », souligne ironiquement son délégué syndical, Jean-Marc Guérécheau. « C’est d’autant plus bizarre qu’ils n’arrivent pas à inspecter tout le monde et que des stagiaires sont régulièrement titularisés sans avoir vu un seul inspecteur. »
Mais Kamel Meziti semble être devenu un cas sur lequel l’inspection de l’éducation nationale a décidé de se pencher avec la plus grande attention. Alors qu'il exerçait depuis treize ans en étant toujours très bien noté par ses tuteurs et chefs d’établissement, qu'il vient de passer avec succès l’écrit du Capes, il devient subitement un enseignant très médiocre. Voire gravement insuffisant.
M. C., le nouvel inspecteur, qui le rencontre à deux reprises, émet finalement un avis défavorable à sa titularisation. Sur les dix compétences professionnelles à maîtriser, il ne lui en reconnaît que deux relatives à l’éthique du fonctionnaire et à la connaissance de la langue française… Autant dire que c’est un peu court pour enseigner, à quelque niveau que ce soit. Mais au moins, M. Meziti ne pourra pas dire qu’il a été discriminé en raison de ses réflexions sur la laïcité puisque cette compétence (« Agir en fonctionnaire de l’État et de façon éthique et responsable », compétence 1) est validée.
En l’attaquant sur ses compétences pédagogiques, l’inspection a-t-elle cherché à couvrir le dérapage d’une de ses inspectrices ? « Il y a peut-être eu un réflexe corporatiste dans cette affaire, avec une administration qui a préféré sortir le parapluie », s'interroge Jean-Marc Guérécheau, le délégué syndical.
Au vu du dossier complet de cet enseignant contractuel, difficile en effet de ne pas s’interroger. De 2000 à 2012, les chefs d’établissement qui l’emploient sont unanimes sur ses qualités d’enseignant et ce dans des contextes variés et parfois difficiles. Collège, lycée général, lycée professionnel, établissement régional d’enseignement adapté… À chaque fois, il donne entière satisfaction, comme a pu le constater Mediapart qui a eu accès à l’ensemble de ses rapports d’évaluation. Tous louent son « engagement », son « sérieux », son souci « de l’intérêt et des progrès de ses élèves ».
L’année où l’inspection décrète qu’il ne maîtrise pas les huit compétences sur dix nécessaires pour être professeur – notant, par exemple, que cet enseignant, par ailleurs chargé de cours à l’université du Maine et docteur en histoire, manque « de culture générale » – son tuteur, enseignant d’anglais expérimenté, a quant à lui validé 9 compétences sur 10, précisant qu’il devait améliorer l’organisation de ses cours (compétence 4). Son chef d’établissement, le proviseur M. Gateau, salue, lui, un « professeur sérieux, qui a la volonté de parfaire ses méthodes de travail et qui tient compte des conseils prodigués ».
Avis du chef d'établissement :
Avis du tuteur :
Contrairement aux inspecteurs de l’éducation nationale, ceux qui le voient travailler au quotidien émettent donc le même avis favorable à sa titularisation.
Las, fin juin, l’inspection lui indique qu’il n’est pas titularisé mais – tout n’est pas perdu – admis à redoubler.
Ironie d’une administration qui vient de le juger incapable d’évaluer les élèves (compétence 7, jugée « insuffisante » par l’inspection), l’éducation nationale n’hésitera pas à le convoquer quelques semaines plus tard pour corriger les épreuves du bac, tâche dont il s’acquitte depuis des années.
Malgré ses sollicitations, Kamel Meziti ne pourra jamais obtenir d’explications auprès de l’inspection sur ce fameux jour d’octobre 2013. Contacté, le rectorat nous a tout d'abord indiqué ne pas s’exprimer sur des dossiers individuels. Toutefois, en raison peut-être de l’intérêt médiatique et associatif suscité par son cas – le MRAP et le Conseil français du culte musulman (CFCM) ont tous deux fait des démarches auprès du ministère de l'éducation nationale –, le rectorat lui a enfin proposé un rendez-vous, le 13 novembre dernier. Rendez-vous purement formel puisque le recours hiérarchique qu’il avait adressé au recteur avait de toute façon déjà été rejeté.
Oralement, les responsables du rectorat ont simplement admis que des « maladresses » avaient pu être commises, mais rejettent tout lien entre le fait qu’il ait dénoncé des préjugés inacceptables et sa non-titularisation. On lui a également fait comprendre qu’agiter la presse n’était pas le meilleur moyen d’apaiser les choses…
Rue de Grenelle, l’affaire semble susciter plus d’embarras. L’entourage de la ministre Najat Vallaud-Belkacem indique ainsi « regarder cette situation de très près », tout en précisant, lorsqu’on pose la question d’une possible discrimination, que « pour l’instant, l’enchaînement des faits ne révèle pas cela ». Confronté aux contradictions de l’inspection qui rend des avis favorables pendant treize ans sur ce professeur et le trouve soudain incapable d’enseigner, le cabinet de la ministre affirme ainsi qu’il est normal d’être « plus exigeant pour une titularisation » que pour un enseignant contractuel.
Bien que physiquement et moralement très affaibli, Kamel Meziti est aujourd’hui bien décidé à ne pas céder devant ce qu’il considère comme des intimidations de l’institution. Il a d’ores et déjà saisi le défenseur des droits et va porter l’affaire devant le tribunal administratif. Pour faire reconnaître son préjudice personnel, mais aussi et surtout parce qu’il en est persuadé, ce combat n’est pas que le sien. Pour un comme lui qui a osé dénoncer des préjugés inacceptables, beaucoup peut-être les ont subis sans rien dire.
BOITE NOIRELe rectorat nous a répondu par courriel qu'il ne s'exprimerait pas sur les dossiers individuels. Les deux inspecteurs cités dans l'article, contactés par courrier électronique, ne nous ont pas répondu.
Au cabinet de Najat Vallaud-Belkacem, le cas, comme indiqué dans l'article, est suivi de près. Sans doute plus parce que Kamel Meziti a commencé à alerter la presse que parce que l'intéressé connaît Bertrand Gaume, l'actuel directeur de cabinet de la ministre de l'éducation nationale, qui a dirigé le bureau des cultes au ministère de l'intérieur.
Les propos tenus lors de l'inspection de Mme R. ont été retranscrits dans cet article car ils ont été confirmés par le tuteur présent ce jour-là. L'inspectrice ne les a par ailleurs jamais contestés, hormis la référence à un « prof pédophile », comme elle l'indique dans un mail que nous avons pu consulter.
Suite à une conférence de presse, les accusations portées par M. Meziti ont été relayées par divers organes de presse : la quotidien algérien El Watan, un blog du Point ou encore le site Bella Ciao.
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