En apparence, cela se résume à cette chronique de cour qu’est devenu le pouvoir, dont les échos nous sont infligés désormais chaque semaine. Vendredi 14 novembre au matin, Matignon a convoqué Pierre Blayau pour lui annoncer qu’il ne serait pas renouvelé à la présidence d’Areva. Bien que sans aucune expertise dans le nucléaire, mais avec la chaude recommandation d’Alain Minc dont il est client depuis des années, il avait été nommé en mai 2013 par François Hollande à la présidence du conseil de surveillance du groupe nucléaire. Pierre Blayau demandait à être reconduit, alors qu’Areva s’apprête à abandonner son organisation en directoire et conseil de surveillance pour revenir à un schéma plus simple avec un président du conseil d’administration et directeur général.
Pierre Blayau, qui militait pour ce changement afin de renforcer le pouvoir de contrôle des administrateurs, notamment sur les comptes et les grands contrats signés par le groupe, espérait bien obtenir son maintien. Il pensait avoir d’autant plus de chances que, dans la précipitation, le gouvernement a dû nommer Philippe Knoche, fin octobre, pour assurer l’intérim de Luc Oursel, président du directoire, qui s’est retiré pour raisons de santé. Imposer un changement complet de direction au moment où Areva rencontre de grandes difficultés lui semblait presque impossible.
Matignon en a décidé autrement. Dans la foulée, le ministre de l’économie, Emmanuel Macron, annonçait son intention de nommer Philippe Varin, ancien président de PSA, à la présidence du conseil d’administration. Le corps des Mines, dont il est membre, soutient cette nomination à la tête de l’entreprise, qui est un de ses prés carrés. Philippe Varin a aussi pour lui d’avoir été nommé par l’État administrateur d’EDF : il est censé faire la liaison entre les deux groupes qui entretiennent des relations orageuses depuis des années.
« Pierre Blayau a été la victime collatérale de la guéguerre entre Hollande et Valls », dit un proche du dossier « François Hollande a décidé de ne pas renouveler Henri Proglio à la tête d’EDF contre l’avis de Manuel Valls qui souhaitait le maintenir. Manuel Valls a profité de l’absence de François Hollande (alors au sommet du G20 en Australie, ndlr) et de l’affaiblissement de Jouyet pour marquer son territoire », explique-t-il.
Ces petits jeux de pouvoir, cependant, ne doivent pas cacher l’essentiel. Le changement complet de direction à la tête d’Areva répond à une autre urgence que l’État et les responsables du groupe, soutenus par le corps des Mines et l’inspection des finances, très impliqués dans ce dossier, ont tenté de cacher depuis des mois voire des années : Areva est en perdition.
Les aveux de cette situation catastrophique commencent. Dans un communiqué publié ce mardi 18 novembre après la clôture de la Bourse, le groupe a annoncé qu’il « suspendait l'ensemble des perspectives financières qu'il s'était fixées pour l’exercice 2015 et 2016 ». Il précisait également ne plus pouvoir garantir son objectif d'un cash flow opérationnel libre « proche de l'équilibre ».
Au premier semestre, Areva a annoncé une perte de 694 millions d’euros. Selon certaines informations, la perte pourrait à nouveau dépasser le milliard d’euros à la fin de l’année. À l’exception de son activité minière, toutes les autres branches sont en perte. Le groupe ne dispose d’aucune marge de manœuvre financière. Son free cash flow est négatif. Il n’a donc aucune ressource propre pour assurer ses investissements. Son endettement atteint 4,7 milliards d’euros pour 4 milliards de fonds propres. Pourtant, le groupe a déjà cédé quelque 10 milliards d’euros d’actifs en trois ans, notamment sa filiale T&D et ses participations dans Eramet et dans ST Microelectronics. C’est dire l’ampleur du désastre, que beaucoup se sont évertués à nier pendant des années (lire notre article : Areva, l’ardoise d’une gestion désastreuse).
« Si Areva était une société privée, elle aurait déposé son bilan », dit un connaisseur du dossier. L’analyse rejoint celle de l’agence de notation Standard & Poor’s. Au début de l’automne, celle-ci a mis Areva sous surveillance négative. Bercy a beaucoup bataillé pour que le groupe nucléaire ne soit pas classé dans la catégorie infamante de junk bonds. En échange, l’Agence des participations de l’État (APE), principal actionnaire du groupe avec le CEA, et la direction d’Areva ont promis de remédier très vite à la situation. Une émission obligataire hybride de quelque 800 millions d’euros devait être lancée début novembre. Malgré un taux de 8 %, très supérieur aux conditions de financement actuelles, les investisseurs n’ont pas suivi, selon nos informations. Areva a annoncé qu’il repoussait son opération, en attendant des temps plus favorables.
Sous pression, la direction d’Areva n’a plus le choix : il lui faut faire la vérité des comptes. Ce que le groupe a besoin de solder, ce ne sont pas ses rêves d'expansion détruits dans l'explosion de Fukushima mais les erreurs de gestion passées. Il lui faut dresser le véritable bilan de la présidence d’Anne Lauvergeon. Ce bilan que les administrateurs, les autorités de tutelle, les commissaires aux comptes, les experts extérieurs ont refusé de faire jusqu’à présent, parce qu’ils y avaient tous une part de responsabilité, préférant fermer les yeux plutôt que de bousculer les réseaux de pouvoir.
À son arrivée à la présidence du directoire, en 2011, Luc Oursel avait opéré un premier nettoyage : une dépréciation de 1,4 milliard d’euros avait été passée pour ramener la valeur d’Uramin, ce désastreux achat minier (lire notre enquête), à zéro. Mais tout ceci est très loin du compte, selon nombre de connaisseurs du dossier. Depuis 2006, Areva ne cesse de présenter une image flatteuse, bien éloignée de la réalité, que ce soit sur le réacteur EPR ou ses autres activités.
Depuis le début de l’année, cette question de la vérité des comptes empoisonne l’atmosphère au sein du groupe nucléaire. Luc Oursel, alors président du directoire, était partisan de la transparence, mais jusqu’à un certain point, afin de ne pas porter un coup fatal au groupe. Sa vision, jugée trop optimiste, a beaucoup énervé l’APE et les autorités de tutelle, au point qu’elles envisageaient de ne pas le reconduire à la présidence, avant qu’il ne tombe malade. En face, Pierre Blayau prônait un nettoyage sans concession, quitte à abandonner des activités, voire à pousser au démantèlement du groupe. Son agressivité a aussi beaucoup énervé les autorités de tutelle, qui préféraient temporiser.
La réalité est en train de rattraper tout le monde. Fin septembre, un comité d’audit du groupe a pris des allures dramatiques, selon nos informations. Déjà sous la menace d’une dégradation par Standard & Poor’s, le comité d’audit a dû constater que l’hémorragie financière ne cessait de s’aggraver, et qu’Areva avait un besoin urgent d’être recapitalisé pour éviter l’effondrement financier.
L’augmentation de capital d’Areva est estimée à moins 1,5 milliard d’euros, voire 2 milliards, d’après les connaisseurs du dossier. Les sources de perte du groupe sont en effet multiples.
D’abord, il y a le chantier de l’EPR finlandais. Alors que le réacteur nucléaire devait à l’origine entrer en fonctionnement en 2009, son démarrage ne cesse d’être repoussé, d’abord en 2016, puis 2017. Le groupe parle maintenant de 2018. « Chaque année de retard coûte 400 millions d’euros de plus au groupe », dit un salarié. Areva a déjà avoué un surcoût de 4 milliards d’euros par rapport aux 3,5 milliards d’euros prévus dans le contrat signé avec l’électricien finlandais TVO. Mais le coût pourrait être encore plus élevé, le groupe ayant, semble-t-il, pris en compte des remboursements et des dédits liés à des contentieux qui ne sont pas encore réglés avec son client.
La situation dans l’activité minière est tout aussi sinistre. Il y a d’abord le dossier Uramin, qui devrait conduire à la mise en examen prochaine de certains responsables, et qui n’est pas totalement purgé. Il reste notamment le milliard d’euros de travaux réalisés en Namibie qui n’a jamais été provisionné.
Mais il faut aussi compter maintenant avec le dossier Imouraren. Areva a obtenu le permis d’exploitation de cette mine d’uranium au Niger début 2009. À l’époque, le groupe parlait à nouveau d’une mine exceptionnelle : le gisement devait produire 5 000 tonnes de minerai au moins par an avec un permis d’exploitation pendant 35 ans. Des travaux ont été commencés. La piste d’atterrissage a été refaite deux fois. Des équipements d’usine et des camions pour exploiter la mine ont été commandés.
Au début de l’année, le groupe a décidé de tout arrêter. La mine semble être aussi inexploitable que les gisements d’Uramin. Toutes les références aux réserves ont disparu dans les documents de référence. Des moteurs commandés par Areva pour cette mine sont toujours en attente de livraison à Tokyo, des châssis à Cotonou, des bennes à Anvers. Coût total de cette acquisition : 800 millions d’euros. Mais la perte est encore à inscrire en partie dans les comptes.
L’activité enrichissement connaît elle aussi des déboires. En 2008, Areva a décidé de construire une nouvelle usine de gazéification pour l’uranium sur le site de Tricastin, en remplacement de celle de Lodève. Le prix de cette nouvelle construction s’élève à un milliard d’euros environ. Elle devrait fonctionner à partir de 2016 mais n’a toujours pas de client. De même, l’usine d’enrichissement Georges-Besse 2, toujours sur le site de Tricastin, peine à monter en puissance, alors qu’elle a coûté elle aussi plus d'un milliard d’euros à réaliser.
Enfin, les énergies renouvelables ne tiennent pas les promesses attendues. Au milieu des années 2000, Anne Lauvergeon avait décidé de repeindre Areva en vert et de le présenter comme le groupe spécialisé dans les énergies sans CO2. Le groupe avait alors choisi de se développer très rapidement dans les énergies renouvelables. D’importants investissements, de l’ordre de plusieurs centaines de millions d’euros, ont été réalisés pour croître rapidement dans ces activités, notamment dans l’éolien en mer.
Les efforts consentis ne sont pas payés de retour. La branche énergies renouvelables a réalisé un chiffre d’affaires de 32 millions d’euros au premier semestre, en baisse de 18 % par rapport à la même période de l’an dernier. Surtout, elle a multiplié ces pertes par deux sur la même période pour les porter à 19 millions, soit près des deux tiers de son chiffre d’affaires. « Personne ne peut reprocher à Areva d’avoir tenté le pari des énergies renouvelables. Beaucoup d’autres l’ont fait. À l’exception des Chinois, jusqu’à présent, aucun groupe ne gagne de l’argent dans les énergies renouvelables. S’il n’y avait eu que ces contretemps, Areva aurait largement pu faire face. Malheureusement, il y a tout le reste », relève un connaisseur du dossier.
Le renflouement d’Areva semble inévitable, si le groupe veut éviter la faillite. Mais qui va payer ? Plusieurs scénarios paraissent avoir été mis à l’étude, pour aboutir aux mêmes conclusions : « Il n’y a que l’État qui puisse renflouer Areva. Le CEA (Commissariat à l'énergie atomique) qui est actionnaire va être dessaisi et va sortir. L’État aura alors les manettes pour reprendre en main le dossier Areva », dit un proche du gouvernement. Selon le magazine Challenges, Bercy envisagerait, parallèlement à cette augmentation de capital, de créer une société de défaisance pour y placer les actifs risqués ou à vendre. Une structure semblable avait été créée lors de la faillite du Crédit lyonnais. 10 milliards d’actifs pourraient y être placés.
Si un tel projet voit le jour, le périmètre choisi donnera les premières indications sur les intentions du gouvernement quant à l’avenir d’Areva. Le long conflit qui a opposé Luc Oursel, Pierre Blayau et les autorités de tutelle depuis le début de l’année, portait notamment sur ces questions. D’un côté Luc Oursel tentait de préserver Areva comme un groupe intégré dans le nucléaire, de l’autre Pierre Blayau prônait la mise à l’encan de nombre d’activités, quitte à démanteler le groupe.
De nombreuses activités, de toute façon, semblent appelées à être sacrifiées. La sortie d’Areva des énergies renouvelables s’impose, selon de nombreux observateurs. D’autres semblent condamnées à nettement diminuer.
Mais la question la plus sensible politiquement, qui va déterminer l’avenir du groupe, est celle de l’arrêt ou non de l’EPR. Le réacteur nucléaire est un fiasco industriel et commercial. Il se révèle trop compliqué et trop cher à construire. EDF vient de le confirmer : le groupe public a annoncé le 18 novembre que le démarrage du réacteur était reporté à 2017.
L’État, qui a longtemps fermé les yeux sur cette situation au nom de « l’excellence française », ne peut plus se permettre d’ignorer le sujet. Beaucoup de conseillers pensent qu’il vaut mieux tirer un trait sur cette coûteuse et malheureuse aventure. Soucieux, toutefois, de montrer que la France ne se retire pas du nucléaire, certains recommandent que les bureaux d’ingénierie d’Areva soient rapprochés de ceux d’EDF afin de concevoir un nouveau réacteur, plus petit et surtout moins cher à construire. Mais c’en serait alors fini d’Areva.
« Anne Lauvergeon aura beaucoup plus fait que les écolos pour détruire le nucléaire. Areva est en train de sombrer. Ces gens des Mines ont réussi à mettre une entreprise qui gagnait des centaines de millions par an par terre, en toute impunité », s’énerve un salarié du groupe. De fait, la question des responsabilités à tous les niveaux de cette faillite n’a jamais été posée. Anne Lauvergeon est même partie avec une indemnité de 1,5 million d’euros pour la dédommager de ne pas avoir été renouvelée une troisième fois à la présidence d’Areva en 2011.
À l’intérieur du groupe, la colère et la peur se mêlent à la stupeur. Jamais les salariés n’auraient cru en arriver là. Mais ils savent que ce sont eux qui vont payer le prix des folies passées. Plus de 1 500 suppressions de poste sont déjà annoncés en Allemagne, 200 aux États-Unis. En France, le chiffre n’est pas encore connu. Mais les suppressions d’emploi pourraient se compter en milliers.
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