Soudain, l’atmosphère s’allégea pour les avocats de la Société générale. L'avocat général, Jean-Marie d’Huy, parlait. Et tout ce qu’il disait leur convenait.
Les avocats de Jérôme Kerviel et de la Société générale s’opposaient, depuis le début de la matinée de ce jeudi 13 novembre, sur la demande d’expertise, présentée par Jérôme Kerviel, pour évaluer les pertes de 4,9 milliards d’euros et la responsabilité de la banque dans le cadre du procès civil devant la cour d’appel de Versailles. Intervenant à la suite, l'avocat général mit alors toute son autorité dans le débat pour « éclairer les juges ». « Il ne faut pas se tromper de procès. Le procès pénal a bien eu lieu. Le tribunal a jugé par deux fois que la Société générale n’avait eu aucune responsabilité dans la fraude », insista-t-il. Avant d’adresser sa recommandation au tribunal : « Gardez-vous bien de prononcer cette expertise qui enlisera le débat par toutes sortes de questions hors sujet ! »
Il est rare que le ministère public prenne part aux débats lors d’un procès civil – il ne concerne que les parties civiles –, encore plus quand il s’agit d’une demande d’expertise, acte technique. Mais cette fois, Jean-Marie d’Huy s’y sentait autorisé. Il lui fallait, selon lui, montrer le chemin du droit, après la situation nouvelle créée par le jugement de la Cour de cassation.
Dans son arrêt du 19 mars 2014, celle-ci a en effet bousculé la jurisprudence. Alors que jusqu’alors, elle admettait que les victimes puissent réclamer une réparation totale du préjudice subi, elle a fait volte-face dans le cas Kerviel. Jugeant que le tribunal n’avait pas tenu compte « des fautes commises par la Société générale », elle avait cassé le jugement condamnant Jérôme Kerviel à payer 4,9 milliards d’euros de dommages et intérêts à la banque. Et renvoyé le procès civil devant la cour d’appel de Versailles. Celle-ci est donc chargée de défricher cette nouvelle règle.
Mais comment apprécier les responsabilités de la Société générale dans cette affaire ? « Il va falloir des expertises », avait commenté en aparté Me Jean Reinhart, un des avocats de la Société générale, à la sortie du jugement de la Cour de cassation. C’est précisément ce que demandait David Koubbi, avocat de Jérôme Kerviel, en préambule des débats.
« Depuis sept ans, nous sommes dans un dossier où, pour la banque, il suffit de parler pour être cru. Traitons enfin ce dossier comme un dossier normal : quand on allègue, on prouve ! », expliqua-t-il, souhaitant que la cour saisisse « l'occasion historique de faire la lumière » sur la responsabilité de la banque. À l’appui de ses propos, il demandait une expertise indépendante sur la façon dont avaient été débouclées les positions de Jérôme Kerviel, ainsi qu’une expertise auprès d’Eurex, la chambre de compensation qui garde mémoire de toutes les opérations et de toutes les contreparties mais qui n’a pourtant jamais été interrogée dans ce dossier. Il demandait aussi la saisie de tous les courriels internes des supérieurs de Jérôme Kerviel, afin de mieux évaluer leur degré de connaissance et leurs responsabilités.
Les avocats de la Société générale, en face, étaient embarrassés. En réponse aux demandes d’expertise indépendante, ils avaient opposé par écrit un refus catégorique et définitif. Pour eux, toutes les expertises avaient été menées. Les demandes présentées par Jérôme Kerviel étaient « inutiles et dilatoires ». Ils y voyaient une manière de revenir sur la chose jugée, de refaire le procès perdu au pénal.
Mais entre-temps, le PDG de la Société générale, Frédéric Oudea, avait parlé. Interrogé le 6 novembre, lors de la présentation des résultats trimestriels de la banque, sur les raisons de la banque de refuser une expertise indépendante, il avait expliqué qu’il n’opposait aucun refus. « Je ne m’oppose pas à une expertise indépendante, (…) même si je l’estime inutile », avait-il déclaré sur BFM business.
Difficile de soutenir une position devant la presse et une autre devant les juges. Un certain flottement s’était donc installé parmi les avocats de la Société générale. D’un côté, François Martineau, deuxième avocat de la banque, reprenait tous les arguments juridiques développés dans les conclusions écrites pour s’opposer à une demande d’expertise indépendante, invoquait le secret bancaire et le secret de la correspondance pour refuser toute communication des mails internes des supérieurs de Jérôme Kerviel. De l’autre, son confrère, Jean Veil, troisième avocat de la banque, soutenait qu’il n’y avait pas d’opposition de principe à une expertise indépendante, même si elle était parfaitement inutile. Mais la banque, ajoutait-il, refusait d’en payer le coût, n’étant pas « une institution de bienfaisance ».
L’intervention de l'avocat général dissipa l’embarras. Après avoir longuement rappelé le jugement pénal, la situation nouvelle créée par la Cour de cassation, il soutint que les demandes d’expertise n'étaient « ni utiles ni nécessaires ». Pour le ministère public, « toutes les réponses sont dans le dossier ». Les faits et les pertes ont été vérifiés, rappela-t-il, par l’inspection interne de la banque, par la Commission bancaire, par les commissaires aux comptes de la banque. Autant d’experts indépendants dont les travaux ne sauraient être discutés. « On n’imagine pas que des informations fausses aient pu être publiées », lança-t-il.
On n’imagine pas effectivement. Mais comment se fait-il que les commissaires aux comptes de la banque aient approuvé les comptes semestriels au 30 juin 2007 de la Société générale, sans avoir vu alors la position perdante de quelque 2,2 milliards d’euros de Jérôme Kerviel, qui devait pourtant se voir au moins au niveau de la trésorerie de la banque ?
De même, comment expliquer l’absence de réaction de l’inspection générale, organe indépendant lié à la seule direction comme insista l'avocat général, après la lettre d’avertissement sur les comptes de Jérôme Kerviel, adressée par Eurex aux organes de contrôle, début novembre 2007 ? L’inertie fut telle que la chambre de compensation diligenta une nouvelle enquête début janvier 2008, qui fut arrêtée après les révélations de l’affaire Kerviel par la Société générale.
Enfin, de quelle façon faut-il lire la validation de la perte de 4,9 milliards d’euros, annoncée dès le 23 janvier 2008 – chiffre qui ne variera plus jamais – par la commission bancaire, alors que dans son rapport, celle-ci précise bien qu’à cette date, toutes les positions prises par Jérôme Kerviel n’ont pas été dénouées. Il reste alors, selon le rapport même de la commission bancaire, encore 10 000 contrats sur le Dax, d’une valeur d’un milliard d’euros environ. Une paille. Comment ont-ils été débouclés, au bénéfice ou au détriment de la banque ?
Tout est si connu d'ailleurs que c'est la première fois, au bout de sept ans d'instruction, qu'un avocat de la Société générale révèle au détour d'une phrase que la banque avait bien une assurance pour la couvrir contre le vol, la fraude et les pertes de trading. Mais, dans le cas du dossier Kerviel, elle n'avait pas fonctionné. « Clause d'exclusion », dit-il, sans plus de précision.
Ce ne sont que quelques exemples. Mais la justice est passée, selon le ministère public. « Les arguments de Jérôme Kerviel ont été débattus contradictoirement », releva-t-il. Poursuivant dans l’interprétation de la nouvelle jurisprudence à créer, il insista : « Nul expert ne peut dicter à la cour le partage de responsabilité entre Jérôme Kerviel et la Société générale. Cela relève de l'appréciation souveraine des juges. »
Il traça alors quelques pistes pour aider le tribunal. Des indications ont été données, selon lui, avec les jugements précédents, pour départager les responsabilités. D’un côté, il y avait Jérôme Kerviel, condamné pour fraude à 5 ans de prison, « la peine maximum », insista-t-il. De l’autre, la Société générale sanctionnée par la Commission bancaire à payer 4 millions d’euros d’amende et qui avait reçu un blâme, « le deuxième degré des sanctions de l’autorité de contrôle », mentionna-t-il. Mais elle n’avait pas été frappée d’interdiction, même temporaire, d’exercer sur les marchés des dérivés, par exemple, releva-t-il.
Cette absence d’interdiction s’explique aisément : cela aurait pu déclencher, pour le coup, une véritable crise systémique dans le système financier international, compte tenu du poids de la Société générale, numéro un mondial sur les marchés des dérivés actions. Le ministère public, peut-être peu aux faits de ces particularités du monde financier, semble plutôt interpréter cette sanction comme une simple remontrance des autorités de contrôle. À s’en tenir à la version de la justice, qu’une banque ne puisse pas jamais voir qu’un de ses traders engage illégalement 50 milliards d’euros sur les marchés, relève de simples dysfonctionnements, donc.
« Mais de quoi avez-vous peur ? » interrogea l’avocat de Jérôme Kerviel face au refus d’expertise défendu par les avocats de la Société générale. Tout au long de cette audience, la question se posa. En quoi une expertise indépendante peut-elle nuire au cours de la justice ?
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