Comme une impression de ménage qui aurait été fait. Le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve affirme dans un courrier officiel, dont Mediapart et France Inter ont eu connaissance, que la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI, ex-DCRI) n’a conservé aucun document sur un acteur clé de l’affaire Karachi, Ali Ben Moussalem, un cheikh saoudien proche de plusieurs hommes politiques français. Cette absence de documents sur Ben Moussalem dans les archives du ministère est pour le moins suspecte, l’enquête judiciaire ayant clairement laissé apparaître ces derniers mois que la DGSI avait bel et bien travaillé sur lui à de nombreuses reprises.
S’émouvant de cette « disparition de documents écrits classifiés », plusieurs parties civiles au dossier ont réclamé, le 22 octobre, dans un courrier adressé par l’avocate Me Marie Dosé au juge Marc Trévidic, une nouvelle offensive judiciaire contre le secret défense. Une énième. Mais cette fois, l’objectif est inédit, visant à ce que la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN) auditionne et libère du secret plusieurs fonctionnaires du renseignement qui auraient eu à connaître d’informations confidentielles sur Ali Ben Moussalem. Jusqu’à maintenant, tous se sont retranchés derrière le secret défense pour ne pas répondre au juge.
Né en 1940 à Najran, en Arabie Saoudite, et mort en 2004 à Genève dans des circonstances qui ont longtemps interrogé les services de renseignements, Ali Ben Moussalem a la particularité d’être cité dans les deux volets de l’affaire Karachi, financier et terroriste. Depuis plusieurs années, le juge antiterroriste Marc Trévidic cherche en effet à découvrir le mobile de l’attentat de Karachi, qui a tué le 8 mai 2002 onze employés français de la Direction des constructions navales (DCN). Il a été attribué à tort pendant des années à Al-Qaïda et une possible piste financière est aujourd’hui à l’étude.
Au fil des ans, Ali Ben Moussalem est apparu pour le juge comme un protagoniste clé de son enquête du fait de ses ramifications protéiformes, entre États – Arabie Saoudite, France, Pakistan… –, ventes d’armes et terrorisme.
D’abord, il y eut l’argent. Ancien conseiller du roi Fahd mêlé au scandale de l’Irangate, devenu en France chef du réseau d’intermédiaires Takieddine/El-Assir, Ben Moussalem est celui qui, main dans la main avec le gouvernement d’Édouard Balladur, a supervisé au milieu des années 1990 les détournements massifs d’argent sur trois ventes d’armes de l’État impliquant la DCN avec l’Arabie Saoudite (Mouette, Sawari 2 et Shola/Slbs). L’argent noir qui a été en partie versé a permis le financement occulte des balladuriens à l’occasion de la campagne présidentielle de 1995, et quelques enrichissements personnels au passage – un premier procès devrait avoir lieu en 2015.
Mais Ben Moussalem, qui avait confié une partie de ses fonds offshore au gestionnaire suisse Jacques Heyer, un proche de Nicolas Sarkozy, est aussi celui qui a probablement perdu le plus d’argent – au-delà de 100 millions d’euros d’aujourd’hui en comptant l’inflation, malgré quelques compensations – après la décision de Jacques Chirac de couper court, une fois élu président en 1995, aux versements des sommes dues aux intermédiaires balladuriens.
Ensuite, il y a le sang. Ben Moussalem, homme des missions spéciales du Royaume wahhabite (au Yémen, au Maroc, en Algérie ou auprès de Kadhafi en Libye) avant d’obtenir le rang de ministre, a été soupçonné par plusieurs centrales de renseignements d’avoir été lié de son vivant au financement du terrorisme. Au lendemain des attentats du 11-Septembre, les États-Unis l’avait clairement ciblé. Le 4 janvier 2002, le département du Trésor, qui avait ouvert une enquête sur la banque Al-Taqwa, dirigée par un certain Youssef Nada, citait Ben Moussalem en ces termes : « Depuis les années 1980, à la suite du retrait de l’armée soviétique d’Afghanistan, Moussalem, aidé de Nada, a fourni des services indirects d’investissements pour Al-Qaïda, investissant des fonds pour Ben Laden, et effectuant des livraisons d’argent liquide sur demande pour l’organisation Al-Qaïda. »
La synthèse de la Central Intelligence Agency (CIA) qui a inspiré cette note du département du Trésor américain soulignait que la découverte d’une « connexion entre Moussalem et Oussama Ben Laden serait très embarrassante pour la famille royale saoudienne, mais le lien sera difficile à établir car les fonds d’investissements de Ben Laden ont été très bien habillés et seuls des retraits en espèces ont été réalisés pour Al-Qaïda ».
En France, le peu de documents déclassifiés par la Direction générale des services extérieurs (DGSE), sous tutelle du ministère de la défense, ont de leur côté laissé apparaître que Ben Moussalem était tombé en disgrâce en 1997 à la cour du roi d’Arabie Saoudite en raison de ses démêlés liés aux commissions occultes de l’époque Balladur.
De tout cela, les services de renseignements du ministère de l’intérieur n’auraient, eux, rien su ou rien voulu savoir ? Le seul et unique document sur Ben Moussalem déclassifié par la place Beauvau du temps de Manuel Valls à l’intérieur est une analyse sommaire, datée de juin 2004, d’un article de presse du quotidien suisse Le Temps titré « Terrorisme : la Suisse enquête sur un conseiller du roi d’Arabie Saoudite ». Seul point intéressant dans cette note, dont l’essentiel avait été copieusement noirci avant sa déclassification : les services secrets intérieurs faisaient part de leurs interrogations sur les raisons de la mort du cheikh saoudien. On peut ainsi lire à la fin de cette note cette mention du service : « La source a précisé être dans l’incapacité de préciser les circonstances, naturelles ou non, de ce décès. » Ce qui montre bien que la DGSI s’intéressait de près au personnage. Puis plus rien.
Sollicité à de nombreuses reprises par les parties civiles à son arrivée place Beauvau en avril 2014, Bernard Cazeneuve, ancien rapporteur de la mission d’information de l’Assemblée nationale sur l’affaire Karachi, a dû se résoudre à l’évidence : les archives sonnent creux sur Moussalem dans son ministère. Le 23 juin dernier, il a écrit aux parties civiles un courrier catégorique, désormais versé à la procédure. « Les recherches entreprises par la DCRI (aujourd’hui DGSI – ndlr) sur ce sujet sont restées vaines », peut-on lire sous la plume du ministre.
L’aveu paraît stupéfiant. Non seulement les services du ministère de l’intérieur n’auraient pas poursuivi leurs recherches sur Ben Moussalem après sa mort, mais ils n’auraient conservé aucune trace de toutes les informations dont ils avaient été préalablement destinataires pendant des années, comme l’a affirmé devant le juge sur procès-verbal un ancien correspondant de la DGSI, Gérard Willing.
Homme de l’ombre lié à divers services de renseignements français, Gérard Willing a fait plusieurs révélations le 28 janvier 2013 devant le juge Trévidic. Sur la corruption française autour des ventes d’armes, pour commencer :
- « J’ai indiqué à la DST (future DCRI, puis DGSI – ndlr) en 1994, 1995, 1996 mais surtout en 1995 que très manifestement l’arrivée inopinée d’El-Assir et Takieddine (intermédiaires balladuriens – ndlr) dans les négociations relevait d’un système de financement politique en faveur du Parti républicain (de François Léotard – ndlr) et de l’association de M. Balladur. Très rapidement, la DST a mis des moyens techniques en place, comme des “sous-marins”, c’est-à-dire des véhicules banalisés, pour filmer les participants à des réunions à l’hôtel Prince-de-Galles (propriété à l’époque de Moussalem – ndlr) ou ailleurs entre MM. Léotard (ministre de la défense), Bazire (directeur de cabinet de Balladur) et Donnedieu de Vabres (conseiller spécial de Léotard) essentiellement. Ils faisaient de la filoche pour voir qui rentrait, qui était avec qui, les va-et-vient de ces personnes. La DST voulait avoir des photos de leurs têtes. Ils m’ont d’ailleurs montré ces photos pour que je les identifie. »
- Question du juge : « Qui avez-vous identifié ? »
- Réponse : « Cheikh Ali Ben Moussalem, El-Assir et Ziad Takieddine. Les autres, ils connaissaient déjà. »
Gérard Willing, qui s’est reconverti dans le privé avec un ex-ponte du MI-6 britannique, a assuré au magistrat avoir fourni un « très grand nombre d’informations orales qui ont fait l’objet de nombreuses notes de contacts sur plusieurs mois », comme c’est l’usage dans les services.
Concernant l’attentat de Karachi à proprement parler, Gérard Willing avait par ailleurs rédigé dès le 13 mai 2002, soit onze jours après les faits, une note blanche sur « la possible piste financière », arrivant aux mêmes conclusions qu’un ancien espion privé de la DCN, Claude Thévenet, auteur d’un rapport (nom de code : “Nautilus”) évoquant l'éventualité d'un lien – non prouvé à ce jour – entre les dessous financiers des ventes d’armes françaises et l’attentat de Karachi.
Devant le juge Trévidic, Willing a confirmé avoir transmis ses informations à la DST :
- « J’ai vu mon agent traitant dont l’alias était “Verger”. Nous nous sommes donné tous les deux rendez-vous dans le 16e arrondissement, porte d’Auteuil. Je crois que la brasserie s’appelait Le Congrès (…). J’ai parlé des règlements de comptes par des gens qui n’étaient pas contents de ne pas avoir été payés (…). “Verger” a bien noté tout ce que je lui ai dit (…). Je pense que j’ai dû voir “Verger” vers le 21 mai 2002. J’ai revu “Verger” plus tard et je lui ai demandé l’impression qu’avait faite ce que je lui avais dit. Il m’a dit : “Ouh là là”. »
De tout cela, la place Beauvau n’aurait absolument rien gardé, ni rapports ni notes de contact, comme c’est pourtant la règle ? C’est ce qu’affirme aussi par écrit le ministre Cazeneuve dans son courrier du 23 juin : « Concernant le rapport évoqué lors de témoignages dans le bureau du magistrat, son existence n’est pas formellement avérée ainsi que sa remise à la DST (ex-DCRI) puisque la DCRI n’en détient aucun exemplaire. »
Un ancien gradé de la DGSI, aujourd’hui en poste… à l’Élysée, Éric Bellemin-Comte, s’est pourtant montré moins catégorique devant le juge, lors de son audition le 23 octobre 2013. « Je connais Gérard Willing. Je ne pourrais pas vous confirmer ni vous infirmer qu’il a été une source du service parce que la loi me l’interdit », a-t-il indiqué au magistrat. À la question de savoir s’il a été informé de l’hypothèse émise par Willing sur l’attentat de Karachi, même non-réponse : « Je suis obligé de vous opposer le secret de la défense nationale. » Un autre ancien de la DST, l’ex-sous-directeur Jean-Jacques Martini, s’est lui aussi retranché derrière le secret défense pour ne pas répondre au juge.
Dans sa requête au juge Trévidic du 22 octobre dernier, Me Marie Dosé, qui représente plusieurs blessés de l’attentat de Karachi, en conclut logiquement que « les auditions de MM. Martini et Bellemin-Comte démontrent en tout état de cause que des informations couvertes par le secret de la défense nationale concernant M. Willing et M. Ben Moussalem avaient bien été portées à la connaissance de la DST devenue DCRI (puis DGSI – ndlr) ».
Pour contourner le mur du secret défense, devenu dans les affaires sensibles l’alibi de l’entrave à la justice, l’avocate réclame du juge Trévidic ce qui n’a encore jamais été fait en la matière, mais que le droit ne proscrit pas : à savoir que le président de la Commission consultative du secret de la défense nationale auditionne chacun des témoins concernés afin de recueillir toutes les informations qu’ils possèdent sur le travail de Willing et sur celui de la DGSI concernant Ben Moussalem, « avant d’émettre un avis sur l’opportunité ou non de déclassifier des informations ». La décision finale reviendra, comme c’est l’usage bien que cela soit contraire au principe de séparation des pouvoirs, au ministre de l’intérieur. C’est-à-dire au pouvoir exécutif.
Reste une question de fond encore non élucidée : le ménage a-t-il été fait dans les archives des services secrets intérieurs concernant Moussalem, un fantôme encombrant pour la droite française, tout particulièrement pour les balladuriens devenus des sarkozystes ? La DCRI se refuse à tout commentaire officiel sur le sujet. L’ancien tout-puissant directeur de la DCRI, Bernard Squarcini, un proche de Nicolas Sarkozy, s’en défend.
Dans un livre qui lui a été consacré en 2012, L’Espion du Président (Robert Laffont), trois journalistes du Point et du Canard enchaîné avaient recueilli le témoignage d’un haut fonctionnaire, Joël Bouchité, ancien patron des Renseignements généraux et ex-conseiller sécurité à l’Élysée jusqu’en juillet 2011, qui jette pourtant le doute. Selon lui, Bernard Squarcini a conservé « des camions d’archives » visant « notamment des politiques et des journalistes ». Ben Moussalem, un peu trop proche des premiers, en ferait-il partie ?
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