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Comment Soral gagne les têtes (1/2)

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Son crâne rasé, sa barbe de trois jours et sa silhouette massive font désormais partie du paysage. Sanglé ou non dans le tee-shirt marqué « goy » en lettres gothiques dont il fait la promotion ces derniers jours, aux côtés de Dieudonné ou en solo, Alain Soral a su en quelques années imposer sa marque dans le débat politique français. Il est peu présent sur le terrain, quasiment absent de toute manifestation et invisible dans les médias grand public. Mais dans les discussions publiques et sur internet, ses idées apparaissent fréquemment dès qu’on s’approche des questions sensibles que sont le communautarisme en France, la place de l’Islam dans l’Hexagone, le conflit israélo-palestinien, la position de la Russie ou des États-Unis dans le jeu géostratégique mondial, voire le mariage pour tous (lire par ailleurs notre portrait, Alain Soral, du dandy boxeur au « national-socialiste » à la française)

Aujourd’hui, l’ancien marxiste et militant FN lance un parti politique avec Dieudonné, comme Mediapart l'a relevé. La création d’une force politique capable de ramasser des dons et des subventions politiques est un pas supplémentaire dans la démarche de l’idéologue. Et une étape logique. Car il y a encore quelques années, ses analyses sur la décadence de la France, aux mains d’une élite financière, mondialisée, sioniste et/ou gay, occupée à dissoudre toute idée de nation afin de soumettre les peuples à un gouvernement mondial (lire ici des extraits choisis de ces principaux ouvrages et interventions vidéo), pouvaient paraître folkloriques ou négligeables. Elles ne le sont plus. Elles touchent un public large et varié, distillées dans des livres (Comprendre l’Empire, paru en 2011, s’est écoulé à plus de 70 000 exemplaires), sur le site de son association Égalité & Réconciliation (E&R), qui se situe environ 50 places plus haut que Mediapart dans le classement Alexa des sites français les plus visités, et dans des vidéos mensuelles dépassant régulièrement les 2 heures, qui attirent des centaines de milliers de curieux.

Pour une large part, ce public, mélangé socialement et culturellement, pourrait être celui de la gauche. Mais elle a perdu en route un bon nombre de ce que ses responsables politiques considèrent trop facilement comme leurs sympathisants naturels. Certains de ceux qui auraient pu, il y a quelques années, militer au PS, au NPA ou chez les Verts échangent aujourd’hui quenelles et références à la « communauté organisée », comme autant de clins d’œil et de signes d’appartenance à l’univers dieudo-soralien et au monde des « dissidents » autoproclamés.

Capture d'écran de la vidéo du 6 septembre 2014 d'Alain SoralCapture d'écran de la vidéo du 6 septembre 2014 d'Alain Soral

Achille (le prénom a été changé à sa demande, voir la boîte noire de l'article) est l’un d’eux. Ce Français de 28 ans, chargé de communication en Suisse, est plus qu’un sympathisant de passage. Adhérent à E&R, il revendique sereinement sa démarche. « C’est une adhésion de soutien, explique-t-il. J’ai adhéré à E&R comme j’achète les jeux ou la musique qui me plaisent, pour soutenir leur auteur. Le discours d'Alain Soral m’a été utile dans ma formation intellectuelle et j’estime qu’il peut l’être pour d’autres. » Achille incarne à merveille le projet d’Alain Soral de « réconciliation nationale » entre la « gauche du travail » et la « droite des valeurs », tel qu'il est présenté en bannière de son site : « Je viens d’un paysage intellectuel d’extrême gauche, j’étais fan de Bourdieu, lecteur d’Acrimed ou d’@rrêt sur images, raconte le jeune homme. Mais dans les analyses que je lisais, critique des médias ou du capitalisme, je butais toujours sur un point : des présupposés portant sur les idées développées à l’autre extrémité de ce qu’on appelle l’arc républicain. Soral m’a convaincu d’abandonner ces a priori. »

Achille insiste sur le fait qu’il a découvert sur le net « dissident » un espace de dialogue : « E&R, c’est un endroit où des gens très différents peuvent se parler, sans étiquette et sans mépris. Je suis métis, fils d’un Noir et d’une Blanche, et je n’aurais jamais pensé pouvoir discuter tranquillement avec des royalistes pour écouter ce qu’ils ont à dire. »

Dans cet univers, Achille n’est pas seul, loin de là. Philippe Corcuff, maître de conférences en sciences politiques à l’IEP de Lyon, ex-membre du NPA passé à la fédération anarchiste, en a fait l’expérience. Son récent livre, Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard (éd. Textuel), est tiré de plusieurs cours donnés l'an dernier dans le cadre de l’Université populaire de Lyon. Et comme il l’a raconté, un cours de février portant notamment sur Alain Soral a été suivi de près par les sympathisants d’E&R. Présents sur place, ils ont monopolisé l’heure de débat qui a suivi son exposé. « Ils étaient peut-être une quarantaine, dans la salle et au dehors. Ils avaient moins de 30 ans, un look d’étudiants et étaient à proportion égale blancs et d’origine maghrébine, décrit-il. Quarante jeunes réunis dans un projet politique, à Lyon, c’est important : il n’y a pas 40 jeunes du NPA ou du PC dans cette ville ! »

D’autres intellectuels ou cadres associatifs, évoluant depuis longtemps à gauche et notamment dans les quartiers populaires, partagent ce constat : les idées de Soral s’enracinent. À droite et à l'extrême droite sans doute, mais aussi sur leur terrain à eux. Sociologue, prof de philo dans un lycée de banlieue parisienne, cofondateur du site Les mots sont importants qui dénonce régulièrement l’islamophobie prévalant en France, Pierre Tevanian garde ainsi un œil attentif sur cette mouvance depuis qu’il a coécrit, il y a dix ans, un texte où il mettait en garde sur les méthodes de l’idéologue. « Dans les lycées, on trouve de plus en plus d’élèves se revendiquant ouvertement des thèses d’Alain Soral et de Dieudonné, indique-t-il. L’an dernier par exemple, un de mes élèves, plutôt bon, a rempli sa fiche de présentation de début d’année comme un parfait petit soralien, en notant que ses centres d’intérêt étaient l’étude de l’oligarchie, de “l’Empire” ou de la “communauté organisée”. C’est arrivé à d’autres collègues autour de moi récemment, et c’est nouveau. Par ailleurs, ce discours s’invite de plus en plus dans les réunions militantes. Par essence, le soralien veut convaincre, il a donc un vrai pouvoir de nuisance. »

Depuis un autre poste d’observation, Fateh Kimouche conclut lui aussi à la prégnance nouvelle des thèmes chers à Soral. Entrepreneur et musulman pratiquant, il est le fondateur et animateur du site Al-Kanz, l’un des piliers des sites musulmans en France avec 13 millions de visites l’an dernier (Rue89 en a tiré un bon portrait). Il ne cache pas son opposition à Dieudonné, notamment en raison, selon lui, de son irrespect de l’Islam. Il raconte avoir vu émerger le terme « sioniste », employé comme une insulte et comme une explication de tous les problèmes. « Je suis tous les jours sur internet depuis 1998, et cela ne fait que deux ou trois ans que le mot est devenu récurrent, note-t-il. Nul doute que Soral, bien relayé par Dieudonné, y est pour beaucoup. Désormais, sur tous les sujets, les “sionistes” surgissent comme des coupables idéaux, par exemple dans cet échange très symptomatique que j’ai eu sur Twitter ou dans les réactions lorsque j’ai critiqué Dieudonné, fin 2013. »

Bien sûr, les adhérents d’E&R ne sont que quelques centaines (sur ce point comme sur tous les autres, Alain Soral n’a pas souhaité répondre à nos questions, lire la boîte noire de cet article). Mais combien sont les sympathisants ? Ils répondent en tout cas présent par dizaines aux conférences que Soral organise de temps à autre un peu partout en France. Et les profils sont variés, témoigne Aurélien Montagner, étudiant bordelais qui a analysé le discours de Soral dans son mémoire de Master 2 en sciences politiques (lire son travail sous l'onglet Prolonger), et qui y consacre aujourd'hui sa thèse : « Durant les deux réunions publiques auxquelles j’ai assisté, il y avait des gens de tous horizons, immigrés ou non, de 30 à 60 ans. »

Mais les curieux sont surtout hameçonnés sur le net. Car les mots de Soral circulent aujourd’hui avant tout sur le web, de façon assez fragmentée. « La pensée de Soral, c’est une espèce de Tétris idéologique, où il pioche tout ce qui donne corps à sa vision du monde », expose André Déchot, animateur du groupe de travail Extrême droite de la Ligue des droits de l'homme (LDH) et coauteur de La Galaxie Dieudonné (éd. Syllepse, 2011), avec Michel Briganti et Jean-Paul Gautier. Les discours et les vidéos où il expose ses thèses sont, de même, construits par blocs sur des thèmes distincts. Sa rhétorique est donc parfaitement calibrée pour notre ère numérique du zapping et du best of. Sur Dailymotion et Youtube, on trouve des dizaines et des dizaines d’extraits de ses vidéos mensuelles ou de ses interventions publiques, des anthologies de ses citations, des montages alliant ses provocs à celles de Dieudonné, etc.

« Soral a découvert qu’il existe un espace de légitimité propre sur internet, plus puissant en fait que les médias dominants en cours d’effondrement, pointe Corcuff. Si Zemmour représente la “rebellitude” intégrée au système, lui incarne la “rebellitude” sur l’espace semi-public du net. »

Pour André Déchot, celui qui se décrit comme un « national-socialiste à la française » a « très bien saisi les rouages du numérique, et compris qu’il y avait chez les citoyens un désir de s’éduquer en dehors des médias dominants. Il insiste sur donc les canaux alternatifs », reprenant au passage les théories d’un Jean-Yves Le Gallou (exposées en partie ici par André Déchot), figure de l’extrême droite, apôtre de la « réinformation ». Les jeunes web-télés TVLibertés (pendant de Radio Courtoisie) et MetaTV, relais efficaces des messages de Soral et de Dieudonné, appellent par exemple à regarder le monde d’un œil « neuf ».

« Je n’irai pas jusqu’à dire que Soral a été un révélateur, mais il m’a montré qu’il existait un autre angle de vue intéressant que celui qu’on nous rabâche tous les jours, confirme Achille, l’adhérent d’E&R. Il m’a aidé dans ma formation intellectuelle. Ce qu’il propose, c’est une porte d’entrée, une invitation à creuser, un état des lieux qui incite à réfléchir. » Lire et écouter Soral lui a permis de se plonger dans la lecture d’auteurs venus du marxisme aussi bien que du « camp national », Bakounine et Proudhon, tout comme Bernanos, l’historien Jacques Bainville, proche de Charles Maurras, ou Lucien Rebatet, brillant écrivain et collaborationniste féroce pendant la Seconde Guerre mondiale.

Des conseils de lecture et des réflexions de l’activiste, Achille retient notamment la critique du capitalisme, un point de vue économique privilégiant ceux qui sont au bas de l’échelle, des positions géostratégiques hostiles à la politique américaine, et sa critique du sionisme, « une politique coloniale et raciste qui trouve des prolongements en France ».

Ce désir de formation intellectuelle et de compréhension du monde est une constante chez les sympathisants de Soral. « Il touche plutôt les gens à capital culturel, qui sont par exemple passés par l’université, qui ont une attente d’un certain habillage intellectuel », souligne Corcuff. Moins charitable, Pierre Tevanian décrit ainsi le « pacte de lecture » qui existerait entre l’activiste et ses fidèles : « En acceptant d’être à une place passive de suiveur, vous devenez membre du petit cercle des initiés, avec une grille d’analyse du monde clés en main. Moyennant une angoisse zéro et peu d’effort, un peu d’assiduité devant son ordinateur et la maîtrise de quelques termes, vous avez l’impression de vous élever au-dessus de la masse. »

Une aspiration, louable, qu’on retrouve partout en France. En banlieue aussi. Éric Marlière, sociologue, auteur de La France nous a lâchés (éd. Fayard), dans lequel il s’arrêtait en 2008 sur le sentiment d’injustice chez les jeunes des cités, a continué depuis d’arpenter les banlieues. Il y a vu monter les références à Dieudonné et à Soral. « Dans les quartiers populaires, ceux qui connaissent bien le discours de Soral, bien moins nombreux que les fans de Dieudonné, ne sont pas des paumés, souligne-t-il. Ils ont du ressort intellectuel. Il faut accepter de regarder des vidéos de plusieurs heures, ou mieux, lire des livres… Ce sont plutôt des jeunes intellos, bac+3 ou +4, mais au chômage. Ils ont joué le jeu de la compétition scolaire, et, moins compétitifs, ils l’ont perdu. Ils sont en colère contre la République. »

« Le public de Soral aujourd’hui, c'est un peu “groupie”, un peu “conspi”», juge, plus dubitatif, celui qui fut le compagnon de route des débuts d’Égalité & Réconciliation, avant une rupture définitive en 2010. Aux côtés du leader, Marc George a été pendant quatre ans l’architecte du grand projet de l’association qu’ils ont montée ensemble : amener une partie des musulmans vers le « camp national » et le FN. Amer, il raille les théories du complot défendues par son ex-ami, tout comme sa position de presque gourou. Pourtant, il admire son aisance dans la parole. « Il faut le voir, quand il parle, tout le monde l'écoute, ça n'est pas donné à tout le monde… » Celui qui se définit comme un « activiste politique » et qui livre encore parfois sur son site sa vision du monde (proche de celle d’E&R), caressait l’espoir d’exploiter ce charisme pour faire aboutir son « idéal » politique. « Soral aurait pu le faire », regrette-t-il encore aujourd’hui.

Marc GeorgeMarc George

Le parcours de l'ancien bras droit d'Alain Soral est un long cheminement, du PS dans sa jeunesse au FN depuis la fin des années 1980. Du Front national, il garde un goût certain pour le nationalisme et une admiration sans borne pour Jean-Marie Le Pen. « Je découvre Le Pen en 1988 lors d'un meeting où il est génial, relate-t-il, et je bascule à droite sur le plan sociétal. Mon point de vue, c'est que l'on ne peut être de gauche aujourd'hui, et anti-libéral, qu'en étant de droite. Les valeurs traditionnelles préservent les intérêts des classes populaires. Dans ma tête, je suis un chevènementiste radical. »

Son histoire avec le « Front », Marc George l'a d'abord vécue sans Alain Soral. Et a vite déchanté. « Au début des années 1990, je découvre l'envers du décor du FN, cette espèce de Samaritaine avec tout dedans, des imbéciles, des racistes, des gens très drôles… Il n'y avait vraiment que Le Pen qui me plaisait là-dedans. » Après avoir été élu municipal dans le Val-d’Oise sous l’étiquette FN, il « arrête la politique ».

C'est Dieudonné qu’il l’y fera revenir. Et qui lui permettra de faire la jonction avec Alain Soral. En 2004, quand Dieudonné fait le fameux sketch sur l'extrémiste juif sur France 3, qui lui vaudra le début de son éviction du système médiatique, Marc George est devant sa télé. « Ça me fait marrer, je vois comment il va se prendre le lobby (sioniste – ndlr). Pour moi, Dieudonné, c'est un antiraciste qui me fait marrer. Je vois qu'il résiste au lieu de se taire. Et ça me plaît. Quand son spectacle à l'Olympia est annulé, j'y vais pour protester. Je rencontre Pierre Panais, un de ses proches. Je vais à ses manifestations le dimanche, je discute avec “Dieudo”, il me rassure sur le fait que ce n'est pas un problème pour lui que je vienne du FN. Je suis peut-être même un des premiers nationalistes avec lequel il a l'occasion de discuter ! »

Il passe régulièrement au théâtre de la Main d’or, QG de Dieudonné. C’est là, un soir de 2005, qu’il rencontre Soral, déjà repéré lors de ses passages télévisés et avec qui il échangeait « des e-mails de temps en temps ». « J'ai tout de suite vu qu'il avait quelque chose en plus, et que c'était potentiellement une locomotive pour quelqu'un comme moi, quand tout un pan du FN, les ringards, racistes, cathos tradis bornés, etc., me sortaient par les yeux, relate Marc George. Cette année-là, le FN rétablit les BBR (la Fête des Bleu-Blanc-Rouge, grand salon annuel du parti – ndlr). Je m'y rends, c’était deux jours après notre rencontre. Et sur qui je tombe ? Soral, en train de discuter avec le directeur de cabinet de Le Pen de l'époque, Olivier Martinet. Je lui dis : “Écoute, il n'y a pas beaucoup de gens que l'on rencontre le mercredi à la Main d'or, et que l'on voit ensuite le week-end aux BBR.” »


L'appui de Jean-Marie Le Pen

Les deux hommes se fréquentent beaucoup et élaborent en quelques semaines l'idée de créer un « club politique » partenaire du FN : « On avait la sympathie et l'appui de Le Pen, et “Dieudo”, une force médiatique importante avec lequel on était en bons termes. Nous voulions construire une structure sur des bases patriotiques, antisionistes, antiracistes et avec une vision de classes. Un mélange entre (Roger) Holeindre et (François) Duprat, plus un peu de marxisme qu'apportait Soral. Et E&R a démarré comme ça, début 2006. Pour vous résumer la pensée que nous avons avec Soral et “Dieudo” : le problème qui se pose avec le lobby juif, c'est qu'il contient une forme de suprématisme qui est majoritaire aujourd'hui. On peut dire ce que l'on veut sur les chrétiens, les musulmans, pas sur les juifs. »

Les têtes d’affiche, ce sont Soral et Dieudonné. Dans leurs interventions publiques et dans les vidéos qu’ils commencent à diffuser avec régularité, ils se citent régulièrement l’un l’autre, s’invitent, font assaut d’amabilités. Pour Pierre Tevanian, « une des clés du succès de Soral, c’est bien l’emprise qu’il a sur Dieudonné : l’ex-humoriste pense qu’il a besoin de lui, et il bénéficie donc de tout ce que Dieudonné charrie comme affects et comme symboles, notamment dans un discours de dénonciation du “deux poids, deux mesures” qui prévaut effectivement en France. S’il n’était pas associé à lui, Soral apparaîtrait beaucoup plus comme le symbole du maurrassisme à la française, du facho blanc pour le dire vite. »

En parallèle, le duo George-Soral avance ses pions au FN. Soral y adhère en 2006 et entre au comité central. « Mon rêve, c'était que Le Pen se maintienne à la tête du parti, en s'appuyant sur nous et sur (Bruno) Gollnisch, explique George. Marine nous a été hostile d'emblée. Quand je propose à Dieudonné de venir aux BBR et qu'il accepte, en 2006, elle prend ça comme une trahison, alors que son père est ravi. Mais enfin, Le Pen nous protégeait, il permettait à Soral d'intervenir dans les sessions de formation, et j'ai moi-même dirigé une campagne électorale à Nice. »

Bruno Gollnisch et Jean-Marie Le Pen, en novembre 2013Bruno Gollnisch et Jean-Marie Le Pen, en novembre 2013 © Reuters - Christian Hartmann

Cette stratégie échoue en 2009, alors que, selon son récit, Marc George doit diriger la campagne de Le Pen aux élections européennes et que Soral est pressenti pour être tête de liste en Île-de-France. Pourquoi ? En mars 2009, Jean-Marie Le Pen réaffirme l’« évidence » du fait que les chambres à gaz sont un « détail » de l'histoire de la Seconde Guerre mondiale, propos pour lequel il a été condamné en 1991. « C'était très tendu avec sa fille qui le soutenait du bout des lèvres, se rappelle George. On voulait marquer des points en affichant notre soutien à Le Pen, et Soral a fait un texte, intitulé “Pour le droit au blasphème”. » Problème, il y glisse une phrase qualifiant les sorties de Le Pen de « lubies d'un vieil homme ». « Je savais que Le Pen prendrait ça comme une offense. Mais malgré mes protestations, Soral a maintenu sa phrase, regrette son ancien comparse. Lorsque Le Pen me reçoit quelque jours plus tard, il me dit simplement : “Pourquoi faut-il qu'il perde en une ligne tous les bénéfices qu'il aurait pu tirer de ce texte ?” J'ai su que c'était fini. »

Lâché par Le Pen, toujours en lutte contre sa fille, Soral quitte bientôt le FN. Après avoir fait partie de la liste antisioniste de Dieudonné aux européennes de 2009, il se concentre sur Égalité & Réconciliation. Il prépare le lancement de son nouveau site, début 2010, qui doit permettre à l’association de décoller. « Le site était voué à devenir le site de référence de la dissidence, en faisant de l'agrégation, parce qu'il fallait du contenu pas cher, et en s'appuyant sur le charisme d'Alain pour faire de l’audience et amener des ressources pour l'association, détaille son ex-bras droit. Mais au lieu d'avoir une boutique au service de l'organisation, on a aujourd’hui une organisation au service d'une boutique, celle d'Alain Soral. Et depuis quatre ans, E&R vit sur ce qui a été fait en 2010, et Comprendre l'empire. Depuis, il n'y a pas eu d'université, de formations, comme nous le faisions auparavant. Soral s'est mis derrière “Dieudo”, et depuis quatre ans profite à plein de la machine. »

En effet. Comme l'a démontré avec brio le site Article11 voilà un an, le site d'E&R est une formidable machine commerciale, qui renvoie vers des sites « partenaires » spécialisés dans les livres, le bio, le vin ou... le survivalisme, dont le patron détient discrètement de larges parts. Selon le site, il aurait touché plus de 50 000 euros de bénéfices rien que sur l'activité de ces sites marchands.

Si Marc George estime que Soral a organisé E&R pour faire son autopromotion, Soral l'accuse, lui, d'avoir voulu prendre sa place. Entre les deux hommes, la rupture est consommée. Mais l'idée qu'ils voulaient imposer au FN, Soral la met en pratique dans sa petite « boutique » : séduire un nouveau public qui ne se sent pas représenté sur la scène politique, la communauté musulmane de France. En usant notamment de la posture victimaire de Dieudonné et de la lutte pour la Palestine.


Un discours et une séduction tournés vers les musulmans de France

« Il faut prendre au sérieux Alain Soral et ce qu’il représente car il a réussi (avec Dieudonné) à capter un auditoire conséquent. » Dans son livre, Les 7 Péchés capitaux, consacré aux défis auxquels doivent faire face selon lui les musulmans de France, Nabil Ennasri s'est penché sur la manière dont E&R recueille une audience de plus en plus attentive autour de lui. Spécialiste du Qatar, habitant de Saint-Denis, Nabil Ennasri (lire ce portrait de Tariq Ramadan qui lui est partiellement consacré) a étudié les sciences religieuses à l’Institut européen des sciences humaines de Château-Chinon, l’école des imams de l’UOIF, et est enseignant au centre Shatibi, qui enseigne la langue arabe et le Coran. Celui qui est aussi président du Collectif des musulmans de France (CMF) affirme être « énormément marqué ces trois dernières années par Soral, son influence, et la prégnance du discours complotiste » autour de lui.

Pour Ennasri, l’essor de Soral dans la communauté date de 2011 et du début des « révolutions arabes », et plus sûrement de la révolution syrienne : « Dans ma propre famille, dans mon entourage, sur les réseaux sociaux, je discute avec des personnes dont la grille d’analyse a très vite évolué vers une hypothèse complotiste sur la crise syrienne, disant “ce n’est pas possible que ce soit une révolte populaire, il y a forcément quelque chose derrière”. La Syrie est concomitante avec l’opération militaire en Libye, et beaucoup de gens ont fait l’association. Et dès lors que BHL s’est fait le porte-voix de la révolte libyenne, par réflexe épidermique, beaucoup de gens de la communauté ont automatiquement pris une position inverse. C’est ce que j’appelle la pensée par délégation, dans laquelle Soral s’est engouffré avec succès, laissant entendre que les printemps arabes n’étaient finalement qu’une vaste farce au profit d’Israël. »

Nabil Ennasri décrit dès lors la « machination intellectuelle qui prend pied dans la communauté », la crise syrienne devenant l’élément qui cristallise cette théorie du complot. « Soral, qui a des accointances avec les relais immédiats et des conseillers de Bachar al-Assad, y a tout de suite trouvé son intérêt », explique Ennasri. Voyage au Liban en 2006 à la suite duquel Soral et Dieudonné apparaissent notamment à l’antenne de la télévision nationale syrienne, promotion par Dieudonné de la République islamique, de Mahmoud Ahmadinejad et du Guide suprême iranien en direct à la télévision iranienne… Soral considère la nation comme stade ultime de l’organisation sociale, et avoue sans façon sa fascination pour les hommes forts ou les « despotes éclairés ». Deux raisons, alliées à sa méfiance profonde des États-Unis, qui le poussent à légitimer Bachar al-Assad et son régime dictatorial. C'est le même raisonnement complotiste qu'il déploie dans sa vidéo mensuelle de septembre, pour expliquer l'essor de l’État islamique, qui serait en fait une création de l'alliance entre l'Empire (les États-Unis), Israël et le Qatar.

Cette rhétorique complotiste n’est en rien nouvelle pour Soral, qui en truffe ses explications de l’actualité et de la marche du monde. Pour lui, le 11-Septembre est « un “inside job” des élites mondialistes impériales, qui sont des élites américano-sionistes » (à 25’40” de cette vidéo) et le virus Ebola, « comme par hasard, arrive très opportunément » en Afrique alors que les « prédateurs impériaux » ont « un projet très hostile pour les populations : piller les matières premières et se débarrasser des populations » (à 1 h 40’ de celle-ci).

C’est ainsi qu’un « Français de souche » issu d’une bonne famille savoyarde, ancien proche du parti communiste devenu nationaliste et nostalgique de la colonisation française, devient très écouté au sein de la communauté musulmane de France. Houria Bouteldja est la porte-parole du parti des Indigènes de la République, qui entend combattre « les inégalités raciales qui cantonnent les Noirs, les Arabes et les musulmans à un statut analogue à celui des indigènes dans les anciennes colonies » et lutter « contre toutes les formes de domination impériale, coloniale et sioniste ». Elle constate la séduction opérée par Soral sur une partie du public arabo-musulman, qui repose notamment sur un levier simple, mais puissant : « le rapport à la nation », interrogeant « la place des populations post-coloniales en France ». « Toute la journée, on leur dit : “Vous n’êtes pas chez vous”, rappelle-t-elle. Soral, lui, dit : “Vous êtes chez vous. À mes conditions, mais vous êtes français.” »

Mais un autre élément est essentiel dans la compréhension de l'implantation croissante de son discours : Soral utilise sans retenue le « carburant émotionnel » qu’est la cause palestinienne, selon Ennasri. « Début octobre, dans une conférence que je donnais à Bobigny, on nous a demandé pourquoi on ne s’alliait pas “à la dissidence de Soral”, puisque nous sommes tous les deux antisionistes. C’est là où il a insufflé son venin. »

Auteur d'une thèse sur l'Autorité palestinienne, militant du NPA et salarié de l’association Acrimed, Julien Salingue parcourt la France pour des conférences sur le conflit israélo-palestinienne. « Comme je travaille sur la question palestinienne et dans le domaine de la critique des médias, certains fans d'Alain Soral pensent que nous sommes du même bord, abonde-t-il. Récemment encore, à la terrasse d'un café, un jeune homme m'a expliqué qu'il respectait mon travail et celui de Soral, et qu'il trouvait dommage que le “camp de la dissidence” soit divisé… C'est toujours difficile de me retrouver assimilé à un individu situé à l'autre bout du champ politique et qui surfe sur des thématiques qu'il ne travaille aucunement, pour détourner les bonnes volontés vers sa petite boutique d'extrême droite. »

La stratégie est pourtant très efficace, selon Nabil Ennasri, pour qui le discours de Soral porte désormais en profondeur : « Je connais des convertis, des militants de la cause palestinienne, des musulmans avec ou sans bagage universitaire, et même une partie de ma famille qui, s’ils ne valident pas l’ensemble des thèses de Soral, lui reconnaissent au moins un “courage”, celui d’affronter le lobby sioniste. » Il s’en sert même pour se démarquer de Tariq Ramadan, qui vise un public similaire au sien. « Il dit :Regardez, moi je suis banni des médias, quand Ramadan va toujours sur Canal Plus et édulcore son discours.” Ramadan assimilé comme agent du Qatar, je l’ai entendu régulièrement dans la communauté », assure Ennasri. Bien sûr, les musulmans de France ne vont pas adhérer en masse à Égalité & Réconciliation. « Mais il possède des locaux à Saint-Denis, certaines associations musulmans l’invitent pour des conférences, un certain nombre d’imams lui ouvrent la porte de leur mosquée et lui apportent un soutien financier pour ses procès… »

Un antisionisme qui fleure bon les années trente

Tout cela en vertu d’un combat contre le « sionisme »… Un concept qu’il définit pourtant de façon floue. « Pour Soral, c’est une entité transnationale, aux contours mal définis, qui dicterait sa politique aux banques, aux gouvernements des pays occidentaux et aux médias, et qui serait ainsi la source de la crise économique, politique et sociale », résume Julien Salingue. Autrement dit, « on est très loin de ce qu'est réellement le sionisme, à savoir le projet d'établissement d'un “État des Juifs” en Palestine, et la défense, aujourd'hui, de la légitimité de cet État et du traitement structurellement discriminatoire qu'il réserve aux Palestiniens ».

Les mots de Soral, tranche le chercheur, relèvent plutôt d’« un antisémitisme assez classique, qui fait écho aux thèses des extrêmes droites des années 1920-1930 ». Fateh Kimouche, de Al-Kanz, attaque lui aussi « un antisémitisme très clair, déguisé en antisionisme, avec lequel il sabote le combat pro-palestinien ». « Au fond, balaie Houria Bouteldja, il utilise les populations post-coloniales comme des tirailleurs sénégalais, au service de son obsession antisémite. Il est prêt à en admettre certains, à ses conditions, pour ce combat anti-juifs. »

Dans la deuxième partie de cette enquête, nous nous arrêterons sur l'antisémitisme de Soral, mais aussi sur la façon dont il a surfé sur les oppositions au mariage pour tous et à la « théorie du genre ». Des caisses de résonance, sur fond d'air du temps résolument conservateur, qui rendent la gauche inaudible.

Lire aussi sous l'onglet Prolonger le mémoire universitaire consacré à l'idéologie d'Alain Soral.

BOITE NOIREDébutée il y a plusieurs semaines, cette enquête sur le phénomène Soral se décline en plusieurs volets sur Mediapart. Nous avons estimé collectivement que le sujet valait une étude approfondie (avant même que nous ne révélions que Soral et Dieudonné lançaient un parti politique ensemble). Les interviews ont été réalisées au cours du mois d'octobre et des premiers jours de novembre.

Contactés à plusieurs reprises par mail par Mediapart pour cette enquête, ni Alain Soral, ni les autres responsables d'Égalité & Réconciliation n'ont répondu à nos demandes pour organiser un entretien. Le seul adhérent à E&R à nous avoir répondu est Achille, cité dans l'article, qui nous a demandé de modifier son prénom pour que son adhésion ne lui pose pas de problème professionnel.

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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