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Affaire Tapie : le comptable public ne devra pour l’instant rembourser que 1 168,50 euros

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Le comptable public, Frank Mordacq, qui avait versé au total 268 millions d’euros aux liquidateurs du groupe Tapie à la suite de la célèbre sentence arbitrale, échappe pour l’instant à une lourde condamnation. Au terme d’un arrêt rendu ce lundi 10 novembre, la Cour des comptes l'a condamné à ne rembourser que 1 168,50 euros, sur les 152 millions d’euros du premier versement qu’il avait effectué. Et sur le second versement, d’un montant de 116 millions d’euros, la Cour des comptes a décidé un sursis à statuer.

Lors de l’audience publique, le 26 septembre dernier, à laquelle le seul média représenté était Mediapart (lire Tapie : un comptable public pourrait avoir à rembourser 268 millions d’euros), la rapporteure de la première chambre de la juridiction avait pourtant exposé des griefs très graves contre Frank Mordacq, le comptable public de l’Établissement public de financement et de restructuration (EPFR), l’établissement qui était l’actionnaire à 100 % du Consortium de réalisations (CDR), lequel CDR a accueilli en 1995 les actifs pourris du Crédit lyonnais et a donc hérité, au passage, du procès que l’ex-banque publique avait avec Bernard Tapie au sujet de la vente du groupe de sports Adidas. En clair, c’est Frank Mordacq qui a fait, en 2008 et 2009, certains des virements de l’EPFR, puisés dans les fonds publics, au profit du CDR, de sorte que celui-ci puisse s’acquitter d’une partie des 405 millions que les trois arbitres avaient alloués en dédommagement à Bernard Tapie.

D’abord, dans le cas des 152 millions d’euros, la rapporteure avait estimé que le comptable avait commis de nombreuses irrégularités. En particulier, selon une disposition inscrite dans la loi en 1999 par Dominique Strauss-Kahn (lire Affaire Tapie : le coup de pouce de Strauss-Kahn), il était prévu que l’État pourrait prendre à sa charge une éventuelle condamnation dans l’affaire Adidas, mais à la condition suspensive près que l’ex-Crédit lyonnais supporte une contribution forfaitaire de 12 millions d’euros. Selon la rapporteure, le comptable public aurait donc dû s’assurer auprès de l’EPFR que cette condition suspensive avait bien été levée. Et comme cela n’avait pas été le cas, il aurait dû suspendre l’intégralité du paiement. Pointant d’autres irrégularités sur les systèmes de délégation de signature ou sur les dates d’ordonnancement de ces dépenses, la magistrate avait donc considéré que le préjudice pour l’État était égal à la totalité de la somme engagée, soit l’intégralité de ces 152 millions d’euros.

Or, dans ce cas, l’article 60 de la loi du 23 février 1963 est très clair : « Les comptables publics sont personnellement et pécuniairement responsables du recouvrement des recettes, du paiement des dépenses, de la garde et de la conservation des fonds et valeurs appartenant ou confiés aux différentes personnes morales de droit public dotées d'un comptable public. » Le même article précise encore : « La responsabilité personnelle et pécuniaire prévue ci-dessus se trouve engagée dès lors qu'un déficit ou un manquant en monnaie ou en valeurs a été constaté, qu'une recette n'a pas été recouvrée, qu'une dépense a été irrégulièrement payée ou que, par le fait du comptable public, l'organisme public a dû procéder à l'indemnisation d'un autre organisme public ou d'un tiers ou a dû rétribuer un commis d'office pour produire les comptes. » Conclusion implacable de la rapporteure : Frank Mordacq serait donc « redevable à l’EPFR de 152 millions d’euros ».

Dans le cas des 116 autres millions d’euros, qui ont été payés sept mois plus tard par le même comptable public, la rapporteure avait estimé que diverses autres irrégularités auraient été commises. Notamment, elle a estimé qu’une partie de cette somme, soit les 45 millions d’euros alloués par les arbitres à Bernard Tapie au titre du préjudice moral, n’avait pas à être supportée par l’EPFR, car cette somme ne découlait pas des conditions de la vente d’Adidas. Dans ce cas-là aussi, a-t-elle estimé, le comptable public aurait donc dû suspendre le versement. Quant au solde, correspondant à une partie des indemnités pour préjudice matériel, elle avait estimé que diverses autres irrégularités auraient été commises. En particulier, le paiement est intervenu au lendemain d’un conseil d’administration de l’EPFR, qui s’est tenu le 27 mars 2009, mais avant que la ministre des finances ne ratifie la dépense, ce qui n’interviendra qu’au cours du mois de juin suivant. En clair, le comptable public a engagé une dépense avant même qu’elle ne soit inscrite dans une loi de finances rectificative. Même conclusion implacable : « Monsieur Mordacq est débiteur auprès de l’EPFR de 116 millions d’euros. »

En bref, la rapporteure avait donc estimé que le comptable public devait être tenu personnellement et pécuniairement responsable de ces 268 millions d’euros.

Ce n’est pourtant pas en ce sens que la Cour des comptes a finalement tranché. Dans son arrêt, elle estime en effet que pour les 152 premiers millions d’euros qui ont été versés par le comptable, de très nombreuses fautes ont bel et bien été commises mais que le paiement effectué par lui n’a pas « entraîné un préjudice financier pour l’EPFR ». Or, dans ce cas, la loi prévoit que « la somme maximale pouvant être mise à la charge du comptable (…) est fixée à un millième et demi du montant du cautionnement prévu pour le poste comptable considéré ». Or, comme dans le cas d’espèce, le montant du cautionnement du comptable était de 779 000 euros, Frank Mordacq a été condamné à rembourser cette somme de 1 168,50 euros, sans que cette somme puisse faire l’objet d’une remise du ministre des finances.

Dans le cas du second virement, celui des 116 millions d’euros, l’arrêt de la Cour des comptes valide tous les griefs exposés par la rapporteure et insiste tout particulièrement sur le fait que le comptable n’aurait jamais dû verser cette somme, notamment parce que les 45 millions d’euros alloués à Bernard Tapie au titre du préjudice moral ne devaient pas être pris en charge par l’EPFR.

Mais la Cour des comptes observe « néanmoins qu’une instance est engagée devant la cour d’appel de Paris portant sur la validité de la sentence arbitrale ; que l’issue de cette instance dans des délais rapprochés est susceptible d’emporter des conséquences sur l’appréciation du préjudice financier subi par l’EPFR en raison du manquement du comptable ». Traduction : la cour d’appel de Paris va examiner le 25 novembre prochain le recours en révision introduit par le CDR, recours au terme duquel la fameuse sentence pourrait être annulée. « Dans le souci d’une bonne administration de la justice », la Cour des comptes considère donc dans son arrêt « qu’il y a lieu de surseoir au jugement sur le manquement constaté à l’occasion » de ce second versement de 116 millions d’euros. D’où, au bout du compte, cette condamnation pour l’instant légère de 1 168,50 euros qui est infligée au comptable, mais qui ne préjuge pas de l’arrêt final que pourrait rendre la Cour des comptes.

La morale de toute cette histoire, il n’est donc pas encore possible de la tirer. Mais dès à présent, quelques premiers constats s’imposent. Comme nous l’explique un bon connaisseur de la Cour des comptes, le grief majeur qui est fait au comptable n’est évidemment pas d’avoir été de mèche avec qui que ce soit de la « bande organisée » qui est soupçonnée par la justice pénale d’une possible escroquerie. Le comptable a juste été une soupape qui n'a pas fonctionné. Normalement celui-ci est le dernier verrou qui doit permettre de s'assurer que les sorties d'argent de l’État ne sont pas l'objet de manipulations frauduleuses. Même s'il ne fait que des vérifications formelles, il s'agit de s'assurer que tous les documents sont réunis pour attester de la légalité du paiement. En cas de tentative de corruption, le comptable est une épine supplémentaire dans le pied pour ceux qui veulent détourner des fonds au profit d'un bénéficiaire qui aurait obtenu moins devant les tribunaux de droit commun que dans un arbitrage. 

Dans l’attente de l’arrêt définitif de la Cour des comptes, il y a donc deux hypothèses possibles. Soit le comptable public ne subit qu’une condamnation infime, et dans ce cas, l’affaire aurait de graves conséquences. Car ce laxisme judiciaire constituerait une incitation pour les autres comptables, voire pour les fonctionnaires « honnêtes », à ne pas se dresser face au pouvoir politique, en arguant des lois. 

La seconde hypothèse, c’est que, après la décision de la cour d’appel, la Cour des comptes prenne une sanction beaucoup plus lourde contre le comptable – ce que les attendus du présent arrêt peuvent suggérer. Certes, pour le comptable concerné, les conséquences resteraient en grande partie symboliques. Car même quand un comptable public est condamné à payer plusieurs millions ou plusieurs centaines de millions d’euros, il s’agit plus d’une sanction morale que d’une sanction financière. Car, en réalité, le comptable peut demander une remise gracieuse au ministre des finances – et l’usage à Bercy est que cette remise soit accordée. De son côté, l’assurance du comptable paie le reliquat de la sanction financière qui est laissée à la charge du compte. En définitive, un comptable public n’a donc à payer de sa poche qu’une somme modique, à savoir la franchise de l’assurance, qui ne dépasse guère ordinairement la centaine d’euros.

Dans ce cas de figure, il ne s’agirait donc bel et bien que d’une sanction morale. Il n'empêche, la Cour des comptes serait la première juridiction à prononcer une condamnation, certes à l’encontre d’un protagoniste de second ordre et avec des sanctions mineures, dans l'affaire Tapie. Mais au moins les citoyens pourraient-ils se dire que la justice est enfin en marche, et que les personnes impliquées dans cette affaire commencent à être sanctionnées. En somme, l’État de droit, si souvent et si longtemps malmené, recommencerait à reprendre le dessus…

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