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Après la mort de Rémi Fraisse, la gauche peut-elle continuer comme avant ?

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Assumer un mort, et vivre avec. Le PS au pouvoir semble faire comme si de rien n’était, depuis la mort de Rémi Fraisse, un jeune botaniste de 21 ans, en marge du rassemblement de Sivens (Tarn) il y a deux semaines. Une mort dont les circonstances laissent entrevoir un mensonge d’État (lire nos révélations), qui a été évacuée en une minute par le président de la République au tout début de son émission sur TF1 jeudi, où il a indiqué ne pouvoir « admettre qu'un jeune meure pour ses idées » et devoir « la vérité à sa famille », assurant en tirer « toutes les conclusions en terme de responsabilités ».

Dans le détail, le drame de Sivens soulève des questions profondes pour la gauche, en responsabilité ou non. Sur son rapport à la jeunesse comme à une radicalité qu’elle ne saisit plus, sur son appréhension des méthodes policières, ou sur sa relation à l’écologie ou à la légitimité démocratique.

Chez les socialistes, l’embarras est grand, mais à de très rares exceptions (comme Delphine Batho ici ou Pouria Amirshahi, qui « interroge la légalité de l'acte policier » à Sivens), le malaise ne s’exprime pas publiquement. Comme si la progressive dépolitisation du PS devait aujourd’hui faire place à une déshumanisation de moins en moins inconsciente, sous couvert de responsabilité. Après une semaine à faire corps derrière Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur, ceux qui ne sont pas dans le déni ne parlent que mezzo voce, et dans le huis clos des instances du parti. Comme lors du bureau national, ce mardi, où les plus offensifs auront été les anciens leaders d’organisation de jeunesse, et notamment les dirigeants (nombreux) ayant connu en première ligne les mouvements contre la loi Devaquet en 1986, théâtre de la mort de Malik Oussekine.

Aux dires de plusieurs participants, c’est Julien Dray qui a été le plus virulent au sein du BN, évoquant sans précaution une « bavure policière » et rappelant les protestations passées des socialistes contre les « tirs tendus » policiers. Plus mesuré, David Assouline a demandé à « faire attention à ne pas perdre ce qui a fondé nos engagements et notre jeunesse ». Malek Boutih et Pascal Cherki embraieront, critiquant l’absence d’empathie après la mort du jeune homme, avant que Jean-Christophe Cambadélis ne parle de « faute politique », pour qualifier le retard dans les réactions du gouvernement, dont l’absence d’humanité en met plus d’un mal à l’aise. « On peut aussi comprendre que l’exécutif s’interroge et ne veuille pas affaiblir l’institution policière en la remettant en cause », souffle un secrétaire national.

Car la grande majorité des dirigeants interrogés réfutent en bloc toute inscription dans l’histoire du sinistre panthéon de ceux qui, à gauche, n’ont pas hésité à réprimer durement les manifestations au prix du sang, de Guy Mollet à Georges Clemenceau, en passant par Jules Moch. « Cazeneuve n’a rien à voir avec Moch, il est très ébranlé et n’a voulu à aucun moment faire tirer sur la foule », s’insurge un membre de la direction du PS. Qui refuse tout autant une quelconque responsabilité de Manuel Valls : « Ce n’est pas parce qu’il a dit qu’il ne céderait pas à Sivens que c’est un appel à la répression. » « L’affaire est complexe et invite à la retenue, estime Marie-Pierre de la Gontrie, secrétaire nationale aux libertés publiques. On ne sait pas exactement ce qu’il s’est passé et l’hystérisation politique fait qu’on ne sait plus de quoi on parle vraiment. » Pour un ministre interrogé ce jeudi encore, « il n’y a pas de problème de violences policières » et la mort de Rémi Fraisse est un « malheureux accident ».

Manuel Valls, François Hollande et Bernard CazeneuveManuel Valls, François Hollande et Bernard Cazeneuve © REUTERS/Philippe Wojazer

Depuis le drame, seuls deux communiqués ont été publiés par le PS sur le sujet. L’un, vendredi dernier, de Cambadélis pour dénoncer les tags sur les locaux du parti en marge des affrontements à Nantes et Lille, et affirmant que le PS « s'oppose à la violence d'où qu'elle vienne ». L’autre, mardi soir, de la secrétaire nationale à la sécurité, Olivia Polski, où le parti fait part de sa « tristesse et incompréhension », et estime que si « les policiers et gendarmes n’ont pas non plus à subir des mises en cause déplacées », c’est à la justice « d'éclaircir les circonstances exactes de ce drame et de punir, le cas échéant, les responsables ».

Par ailleurs, très peu de responsables socialistes se sont exprimés sur les conséquences du drame, au-delà d’un hommage à la famille. Ceux interrogés par Mediapart tiennent à peu près la même ligne. En substance : la droite aurait enterré une telle affaire et se comporte d’ailleurs aujourd’hui sans humanité, là où la gauche suspend l’usage de grenades offensives, permet une enquête judiciaire et peut-être des sanctions. Nombreux sont aussi ceux qui louent le rôle apaisant de Ségolène Royal, la ministre de l’écologie qui reprend le dossier en main.

Au-delà de cette prudence, le moment révèle aussi une méconnaissance de cette nouvelle radicalité façon « insurrection qui vient », éloignée des “autonomes” qu’ils ont connus du temps de leurs manifs à eux. « Ce sont des groupes sans frontières politiques, en tout cas pas les mêmes que celles qu’on connaissait », assure un dirigeant ancien leader étudiant, qui note aussi qu'« à notre époque, on avait des services d’ordre qui contenaient les rassemblements, ce qui ne semble pas être franchement le cas pour les écolos ».

Ce décalage entre le PS et cette frange radicalisée de la jeunesse mobilisée s’est aussi illustré dans un échange tendu entre Mathieu Burnel, du groupe de Tarnac, et la porte-parole du PS, Juliette Méadel, lors de l’émission Ce soir où jamais. Alors que Burnel concentre rapidement sa parole sur un appel à manifester et à en découdre avec la police, Méadel lâche, un brin désemparée : « Vous voulez tabasser les flics, mais les flics c’est l’État, et l’État c’est nous »

Un responsable de la gauche du parti confie de son côté sa surprise : « On pensait qu’il n’existait pas de “génération Bérurier noir” comme on l’a connu dans les années 80, “poussant au cul” le PS. En fait si, elle existe, mais elle se mobilise autour de l’écologie. Et comme ce n’est pas notre paradigme, on ne la voit pas. » « Beaucoup, y compris à la gauche du parti, sont pris en tenailles entre leur soutien à la jeunesse et leur attachement à la démocratie représentative », ajoute Guillaume Balas, responsable du courant Un monde d’avance (proches de Benoît Hamon). De plus en plus de voix se font d’ailleurs entendre au parti pour demander un « référendum local » sur le sort du barrage de Sivens, comme le député Pouria Amirshahi (lire ici). Façon de sortir de cette « démocratie à la papa », où le pouvoir légal ne souhaite jamais voir sa légitimité remise en cause.

Certains socialistes expliquent aussi s’être retrouvés « piégés entre Duflot et Valls » et avoir retenu leur réaction publique, au-delà d’un tardif hommage à Rémi Fraisse. « Il doit pouvoir y avoir une parole entre le silence gêné et les exagérations et instrumentalisation… », juge ainsi le sénateur David Assouline. Le ressentiment envers Cécile Duflot revient aussi souvent dans les bouches socialistes, qui l’accusent sur tous les tons de récupération, même si, à la gauche du parti, on lui reconnaît « une émotion sincère ». Celle-ci assume ses propos initiaux et martèle son indignation, dans Le Monde comme au Grand journal sur Canal +. Et jusque dans l’hémicycle, où elle imposa mardi quelques secondes de silence à un Claude Bartolone que l’on a connu plus humaniste…

« Ce qui s’est passé acte un divorce réel, plus seulement stratégique, estime Stéphane Sitbon, un proche de l’ancienne ministre. Valls n’a pas rompu avec la “doctrine Tarnac” de Sarkozy, selon laquelle l’extrême gauche est traitée comme un ennemi intérieur, avec l’hyper-répression qui va avec. » Déjà, lors des dernières universités, l’ancienne ministre et leader d’EELV avait laissé transpirer ses désirs d’opposition de gauche. Ulcérée par l’attitude du gouvernement, alors qu’elle avait alerté François Hollande et Bernard Cazeneuve de la situation inflammable à Sivens avant que le drame ne survienne, elle réapparaît en première ligne d’une écologie de combat. Et n’entend rien lâcher, même si certains ministres la traitent de « gauchiste » ou s’indignent d’une volonté cachée d’instrumentalisation. « Sur les libertés publiques, il n’y a pas de tergiversation possible avec elle, explique Sitbon. Fut un temps pas si lointain dans l’opposition, où elle était allée rencontrer et soutenir le groupe de Tarnac. Comme un certain François Hollande. »

Aux côtés de Duflot, les divisions récurrentes du mouvement se sont effacées derrière une contestation unanime des leaders de EELV. José Bové (ici) comme Jean-Vincent Placé (ici) ou Noël Mamère (ici) n’ont ainsi pas épargné le ministre Bernard Cazeneuve. « Chez nous, les divisions sont d’ordre stratégique, mais il y a une vraie unité de valeurs sur les fondamentaux écolos, dit un parlementaire. On n’est pas le PS… »

Sous la pression médiatique et politique, les écolos ont toutefois peu à peu condamné les violences entre policiers et activistes, en les renvoyant dos à dos, à l’exception de quelques-uns disant leur compréhension. « Le parti a une culture non-violente, depuis sa création », dit Sitbon. « J’ai eu des pratiques politiques jugées violentes, estime de son côté Emmanuelle Cosse, secrétaire nationale d’EELV et ancienne présidente d’Act-up. Quand des gens s’en prennent à du mobilier civil ou s’opposent aux forces de l’ordre, ça dit forcément quelque chose de la crise démocratique extrêmement forte. On ne peut pas mettre un voile là-dessus en espérant que ça passe. Même si malgré tout, nous écologistes, on ne se reconnaît pas dans le mode d’action des zadistes. »

Ce vendredi, elle a, au nom de son parti, tenu « à réaffirmer sa demande de transparence et de vérité » face « aux soupçons de mensonge d’État », estimant, au lendemain de nos révélations, que « le président de la République doit lever le voile sur la manière dont son gouvernement a communiqué après que (le décès est) advenu ». Sans grand espoir de réponse. Pour autant, la rupture ne semble pas encore consommée pour les écologistes. Ce mercredi, lors de son point-presse au siège d’EELV, Emmanuelle Cosse avait ainsi réaffirmé la « disponibilité » de son mouvement, « donner du sens à la majorité, autour de l’ambition qui nous animait en 2012 ».

Cette relative retenue se retrouve aussi dans la maigre mobilisation des rassemblements pacifiques du dimanche 2 novembre (lire ici), illustrant la faiblesse structurelle d’une écologie militante atomisée. « Bien sûr que j’aurais préféré qu’il y ait des manifestations de rue énormes, soupire Emmanuelle Cosse. Dans nos rangs, il y a des gens écœurés, tristes. » Un autre dirigeant écolo estime que « la façon dont on a essayé de décrédibiliser la personne de Rémi Fraisse, comme la focalisation sur les violences urbaines, a aussi pu jouer sur la mobilisation ». Celui-ci note également que seule la Fédération nature environnement (FNE, à laquelle appartenait Fraisse) avait appelé au recueillement pacifique.

Manifestation lycéenne en hommage à Rémi Fraisse, le 6 novembre à ParisManifestation lycéenne en hommage à Rémi Fraisse, le 6 novembre à Paris © Louise Fessard

« C’est la jeunesse qui se mobilise, sur des bases écolos, et cette jeunesse est fondamentalement inorganisée, juge Stéphane Sitbon. Les élus du parti peuvent être des porte-voix et porter la contestation dans la sphère politique, mais n’ont pas vocation à organiser le mouvement social. » Également présent dans le Tarn lors du rassemblement ayant précédé le drame, Jean-Luc Mélenchon a lui aussi appelé à la démission de Bernard Cazeneuve. « Le ministre doit s’en aller car il doit assumer devant la société la responsabilité de la mort du manifestant, écrit l’ancien candidat à la présidentielle sur son blog. Car c’est l’échec suprême de la tâche de maintien de l’ordre dans une démocratie pacifique, quand une opération de police aussi banale tourne à l’opération militaire. »

Au Front de gauche, le PG et Ensemble soutiennent aussi le mouvement (tout comme le NPA et Nouvelle Donne), appelant eux aussi à la démission soit de Cazeneuve, soit de Valls (comme la députée Isabelle Attard), avec l'espoir de parvenir à amplifier la mobilisation. Ce jeudi, celle-ci est partie de façon spontanée dans les lycées parisiens (dont une vingtaine a été bloquée ces jeudi et vendredi - voir notre portfolio). Sans que l’on ne sache encore s’il s’agit d’une protestation éphémère (comme pour l’expulsion de Leonarda ou contre le FN, au lendemain des européennes), ou d'un mouvement pouvant s’inscrire dans la durée.

De quoi sortir la contestation de son relatif anonymat, face aux silences et dénégations ministérielles ? Une hypothèse à laquelle ne croit pas du tout un ministre, interrogé ce jeudi : « Chaque défilé de protestation ne présage pas d’un embrasement général. La radicalité qui s’exprime est d’ailleurs un signe qu’on est davantage dans la marginalité que dans la contestation de masse. » Restées jusqu'ici en retrait, les organisations lycéennes et étudiantes, pour la plupart embarassées par leur proximité avec le PS, rejoignent finalement le mouvement, en ordre divisé. La Fidl annonce une manifestation nationale pour jeudi prochain, estimant qu'« il est temps pour la jeunesse oubliée de se mobiliser » (lire ici). L'Unef et l'Union nationale des lycéens (UNL) appellent de leur côté à se rendre à la manifestation parisienne, place de la Bastille ce samedi, alertant le gouvernement « sur la fracture grandissante entre les jeunes et les pouvoirs publics » (lire ici). In extremis, le Mouvement des jeunes socialistes (MJS) a rallié la manifestation, dans un communiqué envoyé après que celle-ci a commencé…

 

 

Derrière ce rassemblement, un collectif d’organisations vient enfin de se créer, allant de la Fédération anarchiste à EELV, en passant par Attac, le syndicat Solidaires, le NPA, le PCOF ou le PG (lire ici l'appel à manifester). Le PCF reste, lui, en retrait de la mobilisation, même si localement ses élus ont voté contre le projet de barrage contesté au conseil général. Le secrétaire national du parti, Pierre Laurent, entend cependant profiter du moment pour passer à l’action, et va ainsi appeler ce week-end, lors de la conférence nationale du PCF, à la construction concrète de l’alternative.

« Sivens doit agir comme un révélateur pour la gauche en général et les écologistes en particulier, explique le porte-parole du PCF Olivier Dartigolles : on voit bien aujourd’hui combien leur accord faisait l’impasse sur un objectif commun de changement de modèle, et à quel point toute recherche d’alternative ne peut en fait pas être discutée. » Pour le dirigeant communiste, « même si on respecte les cheminements de chacun, il est temps de passer à l’action, car le surplace et les abstentions à répétition renforcent Valls, qui donne lui l’impression d’avancer, même s’il dérive ». Or, ajoute Dartigolles, « le départ de Valls doit désormais être un objectif commun ».

BOITE NOIRESauf mention contraire signifiée par un lien, toutes les personnes citées, sous couvert d'anonymat ou non, ont été interrogées entre lundi et jeudi, certaines par téléphone ou en face-à-face. Cet article a été mis à jour ce vendredi dans la soirée, après que l'Unef et l'UNL ont appelé à manifester samedi. Puis à nouveau mis à jour ce samedi en début d'après-midi, avec l'appel à manifester du MJS.

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