En acceptant de participer à l’émission de TF1, François Hollande voulait sans doute endiguer le discrédit et « recharger » une popularité en berne, qui a battu, avec un taux de 12 % de Français satisfaits en octobre, un nouveau record. Gouverner, aujourd’hui, c’est résister au discrédit. Le récent naufrage d’Obama aux dernières élections de mid-term en témoigne une fois de plus.
Aux lendemains de sa réélection en 2004, George W. Bush avait déclaré : « J'ai acquis un capital (politique) pendant la campagne et j'ai l'intention de le dépenser. » Mais le capital accumulé pendant les campagnes s’use de plus en plus vite à l’épreuve du pouvoir, les hommes d’État se « déchargent » et doivent donc être « rechargés » plusieurs fois en cours de mandat par toutes sortes d’actions symboliques et de performances. C’est la nouvelle condition néopolitique.
La légitimité que donne aux gouvernants l’élection au suffrage universel ne suffit plus à la durée de leur mandat. Comme les hubots (moitié humains, moitié robots) de la série d'Arte Real Humans, les hommes d’État sont tenus de « recharger » leur crédit de plus en plus souvent. La télévision leur offre pour cela des millions d’écrans qui sont autant de stations-service, de bornes de rechargement. C’est à la télévision que les gouvernants sont tenus de passer pour recharger leur crédit. Le président normal n’échappe pas à la règle. À 12 % de popularité, et à mi-mandat, il avait un besoin urgent de se recharger. Il s’est donc rendu sur TF1.
Mais la TV n’est pas seulement une borne où se brancher discrètement, à la sauvette, c’est une scène insupportablement éclairée. La scène d’une épreuve perverse : pour se recharger, le hubot politicus doit masquer son caractère humanoïde et se dévoiler comme un être humain. C’est le paradoxe de la « normalité » artificielle. Pour se recharger en sympathie, le hubot politicus doit prouver qu’il est normal, faire la preuve de ses sentiments, témoigner de sa proximité avec les humains, dévoiler son intimité et son autonomie. Bref : faire oublier qu’il est là simplement pour se « recharger » et donner des gages de son « humanité » intrinsèque. C’est le prix à payer pour se recharger...
C’est pourquoi il s’agit moins de juger la prestation du chef de l'État que d'analyser le dispositif même de ce genre d'émissions, véritable piège pour les hommes politiques. D'où la régie scrupuleuse qui préside à sa mise en scène. Les lois de la représentation politique, avec leurs rites et leurs protocoles, laissent la place à une logique de transgression et d’exhibition, les deux carburants de la captation des attentions. L’écran de TV est désormais ce trou noir qui aspire ce qu’il reste du rayonnement du politique. Plus l’homo politicus est visible, plus il disparaît. Il disparaît, à son corps défendant, au su et au vu de tous, au comble de son exposition. Il disparaît à la une. Non plus le règne de l’État mais sa régie. On n’a pas assez souligné le fait que TF1 avait choisi pour réaliser cette émission le réalisateur de « The Voice ». « The Voice » et non pas la Voix de la France.
Le dispositif de l’émission fonctionne comme un piège. Un piège en trois temps, trois actes comme une pièce de théâtre, ou en trois plateaux comme dans un jeu vidéo : 1. L’exposition de l’intime ; 2. Le test de proximité ; 3. L’épreuve de crédibilité... À chaque épreuve, son interlocuteur et un dispositif : 1. Le prêtre (Thierry Demaizière) et le dispositif de la confession pour l’exposition de l’intime ; 2. Un échantillon de Français pour le test de proximité ; 3. L’examinateur Yves Calvi pour l’épreuve de crédibilité. À ces trois tests, François Hollande a répondu en trois phrases types. Test de l’intime : « Je me cramponne. » Test de proximité : « J’aime les gens. » Épreuve de crédibilité : « Toutes les réformes, je les ai décidées. »
Si on pouvait reprocher à Nicolas Sarkozy une forme d’exhibitionnisme, d’impudeur stratégique (« Avec Carla c’est du sérieux »), personne ne peut en accuser François Hollande qui, sans doute plus par tempérament que par calcul, répugne à afficher sa vie privée. Pourtant le résultat a été le même. Nicolas Sarkozy transgressait l’étiquette. Il fit entrer le smartphone et le jogging à l’Élysée. François Hollande, lui, est piégé par le dispositif. Il connaît un désaveu sans précédent sous la Cinquième République. C’est le résultat d’une série de batailles perdues qui ont entraîné le pays dans une spirale qui délégitime la fonction présidentielle.
En deux ans et demi, François Hollande a perdu successivement la bataille des mots en adoptant le langage de la droite en matière économique (coût du travail, charges sociales, endettement ...) ; il n’a pas su proposer un récit du changement qui soit capable de donner du sens à son action ; il a subi le démenti des chiffres (sur les 3 % de déficit, l’inversion de la courbe du chômage, le retour de la croissance...) ; il a perdu la bataille des valeurs avec les affaires Cahuzac et Morelle et les révélations de son ex-compagne Valérie Trierweiler... Le président timide s’est fait bizuter rue du Cirque par la presse people. Et son casque intégral ne l’a pas vraiment protégé, il est même devenu le corps du délit, une sorte de masque, de « voile » présidentiel qui fut considéré comme une transgression de l’injonction à la transparence.
Depuis Le Coup d’État permanent de François Mitterrand, les opposants à la Cinquième République ont constamment dénoncé son caractère monarchique, le rôle et la place d’un président élu au suffrage universel, érigé au sommet de la pyramide du pouvoir qui décide de tout et qui est pendant la durée de son mandat le maître du temps politique. Or, que constatons-nous depuis une dizaine d’années ? L’homme réputé le plus puissant de la nation est un homme qui doit négocier ses marges de manœuvre avec la commission de Bruxelles ou la chancellerie à Berlin. Le chef d’État qui détient le feu nucléaire est soumis aux injonctions de Washington et de son armée à réintégrer le commandement de l’OTAN. Depuis le traité de Maastricht et l’acte unique européen, c’est un souverain sans monnaie ni frontières.
La Cinquième République et la fonction présidentielle chancellent sous les coups de boutoir conjugués que lui ont portés la révolution néolibérale, les abandons de souveraineté au profit de l’Union européenne de Maastricht à Lisbonne, les différentes lois de décentralisation, l’apparition des chaînes d’info en continu et l’explosion d’Internet et des réseaux sociaux... La souveraineté de l’État fuit de partout vers le haut : l’Union européenne, les marchés financiers et leurs agences de notation, les multinationales, les organismes supranationaux (FMI, OTAN...). Vers le bas : au profit des régions qu’on se propose d’agrandir et de renforcer. L’histoire récente de la Cinquième République est ainsi l’histoire d’un strip-tease au cours duquel le monarque se dépouille de ses pouvoirs constitutionnels au profit d’organes transnationaux non démocratiques. Et pourtant, notre vie politique médiatique continue à se concentrer sur l’élection au suffrage universel qui surdétermine toutes les stratégies des acteurs.
Le déclin de la souveraineté étatique est un phénomène mondial à la croisée de plusieurs révolutions simultanées : 1. Dans l’histoire du capitalisme à travers la financiarisation et la mondialisation des marchés ; 2. Dans l’histoire de l’Europe avec la construction européenne qui opère une déconstruction des États-nation qui la composent ; 3. Dans l’histoire des technologies de l’information et de la communication qui surexpose et banalise les hommes politiques et 4. dans l'histoire politique avec la fin de la guerre froide et l’intégration de la France au bloc occidental sous l’égide de l’OTAN.
Partout dans le monde, les États sont confrontés à cette crise de la souveraineté. Elle est aggravée en Europe par la construction européenne qui a, de manière concertée, organisé des abandons massifs de souveraineté (la monnaie et le contrôle des frontières). La France est le pays européen où cette crise est la plus aiguë car la Cinquième République entretient l’illusion d’un homme tout-puissant.
À l’abri de l’élection présidentielle qui accrédite tous les cinq ans le mythe d’une nation souveraine et dope l’illusion d’un choix collectif, c’est « un gouvernement d’affaires courantes » qui enjambe les élections. L’essentiel se joue ailleurs. L’instauration du quinquennat et l’inversion du calendrier électoral, en synchronisant tous les mandats, n’ont fait qu’accentuer l’affaiblissement de la fonction présidentielle. Ce qui allait de soi sous le septennat, c’est-à-dire la suprématie de la fonction présidentielle, doit désormais être sans cesse réaffirmé sous le quinquennat. « Manuel Valls applique la politique que j’ai moi-même fixée », a rappelé sur TF1 le président François Hollande à l’intention de son premier ministre dans une parodie voulue de Jacques Chirac recadrant Nicolas Sarkozy : « Je décide, il exécute ! »
C’est pourquoi le régime présidentiel court à sa perte. L’élection au suffrage universel ne suffit plus à donner la légitimité pour gouverner. Elle apparaît comme une étape de plus dans la spirale du discrédit qui ronge nos institutions démocratiques. C’est le paradoxe terminal de la Cinquième République. François Hollande en est le produit.
Ce n’est donc pas seulement la faillite ou l’échec d’un homme, c’est le crash d’un système politique. Ses opposants ne devraient pas trop s’en réjouir, car c’est tout le spectre politique qui est entré en décomposition, non pas le PS seulement mais tous les partis, non pas François Hollande seulement mais tous les hommes politiques embarqués sur le pont de ce Titanic qu’est devenue la Cinquième République.
Le général de Gaulle avait opté pour un régime présidentiel dans le but de restaurer l’autorité de l’État minée de l’intérieur par ce qu’il appelait « le régime des partis ». Le général de Gaulle se méfiait des partis à cause du jeu des ambitions et des rivalités personnelles qui minaient l’autorité de l’État. Mais la Cinquième République s’est accommodée du régime des partis. Le président de la République n’est plus un obstacle à leur influence dissolvante. Bien au contraire ! En leurs seins, la bataille pour l’élection présidentielle ne s’interrompt jamais. Ils sont devenus des appareils partisans, des machines financières et des écuries militantes pour la conquête du pouvoir.
La crise au sein de l’UMP depuis l’automne 2012, qui a atteint un point de paroxysme avec la sombre affaire Bygmalion, a révélé des délits de fausses factures à l’occasion du financement de la dernière campagne électorale de Nicolas Sarkozy et a entraîné la démission forcée de Jean-François Copé.
Le Parti socialiste ne va guère mieux et les symptômes apparus à son congrès de Reims en 2008, au moment de l’élection contestée de Martine Aubry, loin de se dissiper avec l’élection de François Hollande, sont remontés jusqu’au sommet de l’État, devenu le champ clos des luttes de clans et d’écuries.
De ce crash, Hollande est à la fois la victime et l’accélérateur. La Cinquième République finissante lui a laissé ce rôle de composition : une présidence de bas régime caractérisée par quatre phénomènes propres à ce moment politique :
- La trahison des élites et la faillite de la classe politique qui n’a plus aucune corde de rappel, aucun recours institutionnel, dans le cadre de la Cinquième République qui confie tous les pouvoirs à un homme qui a lui-même renoncé au pouvoir de la politique.
- Le retour d'un racialisme assumé et de l’impensé colonial dans l’inconscient collectif tel qu’il s’est manifesté dans La Manif pour tous.
- L’effondrement d’une droite institutionnelle qui a tourné le dos au gaullisme pour se jeter dans les bras d’un Nicolas Sarkozy.
- L’hégémonie idéologique de l’extrême droite qui dicte les thèmes et le tempo de la conversation nationale.
François Hollande par sa gouvernance qui se voulait « normale » a accompagné la perte de l’autorité du chef de l’État. Loin d’être magnifié par la fonction, il apparaît désormais écrasé par elle, humilié, infériorisé, soumis à des rituels désuets, contraints de jouer les présidents, de « faire président » sans en avoir les moyens. Faute de puissance d’agir, de résolution et d’action, faute de souveraineté, il reste la mise en scène de la souveraineté, c’est le côté spectral, et pas seulement spectaculaire, de la souveraineté, car ce qui est mis en scène, c’est la hantise de la souveraineté perdue… Les gestes, les formes, les rites de l’État-nation ne sont plus les signes de sa puissance ni les figures de son pouvoir, mais les membres fantômes d’un État amputé, des formes hallucinatoires de la souveraineté perdue. Non plus la nation tant célébrée, tout juste une halluci-Nation... « Au fond, comme chef de l'État, deux choses lui avaient manqué, écrivait de Gaulle à propos d’Albert Lebrun, président de 1932 à 1940 : qu'il fût un chef ; qu'il y eût un État. »
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