Le dénouement de l’affaire Pérol est maintenant imminent, et le patron de la banque BPCE risque de ne plus pouvoir échapper à un procès. Selon le journal Les Échos, le parquet national financier (PNF) a rendu ce vendredi ses réquisitions définitives dans l’affaire qui empoisonne depuis cinq ans la vie du président du directoire de BPCE. Réquisitions au terme desquelles il se prononce en faveur du renvoi de François Pérol devant un tribunal correction pour y être jugé des chefs de « prise illégale d’intérêt ». Interrogé par Mediapart, le Parquet national financier nous a confirmé cette information.
Ces réquisitions viennent confirmer la longue investigation du juge d’instruction Roger Le Loire, qui était en charge de ce dossier. C’est à ce juge que va maintenant revenir la décision définitive de renvoi.
L’ancien secrétaire général adjoint de l’Élysée et actuel président du groupe Banques populaires-Caisses d'épargne (BPCE), François Pérol, avait été mis en examen, jeudi 6 février 2014, pour « prise illégale d'intérêt » dans le cadre d'une enquête sur les conditions de sa nomination à ce poste en 2009 (lire Ce que révèle la mise en examen de François Pérol). Par cette mise en examen puis les réquisitions du Parquet, la justice valide implicitement les enquêtes conduites à l’époque par Mediapart et qui avaient été à l’origine de toute l’affaire – investigations qui avaient même conduit François Pérol à porter plainte contre Mediapart, avant d’être condamné pour poursuites abusives.
L'enquête du juge d’instruction Roger Le Loire a porté sur les conditions de sa nomination à la tête du groupe BPCE après avoir passé deux années à l'Élysée comme secrétaire général adjoint, sous Nicolas Sarkozy. L'association Anticor et les syndicats CGT et SUD, dont les plaintes ont déclenché l'affaire, estimaient que le fait pour le dirigeant d'avoir pris en 2009 la direction de la future BPCE constituait une prise illégale d'intérêt. Selon eux, François Pérol avait pris part à l'Élysée aux négociations sur la création du groupe BPCE. Or, la loi interdit à un fonctionnaire de travailler pour une entreprise qu'il a surveillée, avec laquelle il a conclu un contrat ou qu'il a conseillée sur ses opérations dans les trois ans précédant son passage du public au privé.
Comme le raconte l’édito vidéo mis en ligne par Mediapart le 19 mars 2009, l’affaire (à laquelle Mediapart a consacré une centaine d'articles que l'on retrouvera ici) commence en 2004 quand Nicolas Sarkozy cesse d'être ministre des finances pour devenir ministre de l'intérieur. Quittant Bercy, où il occupait les fonctions de directeur adjoint de cabinet de Nicolas Sarkozy, François Pérol avait été à l'époque autorisé par la Commission de déontologie de la fonction publique à devenir associé gérant de la banque Rothschild, mais à la condition qu'il n'ait pas à traiter des dossiers dont il avait eu à connaître du temps où il était au ministère.
En date du 22 décembre 2004, la délibération de la commission était la suivante : « Un conseiller au cabinet du ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, précédemment chef du bureau “endettement international et assurance crédit” à la direction du Trésor, peut exercer une activité d'associé gérant au sein d'un département d'une banque d'affaires sous réserve qu'il s'abstienne de traiter toute affaire dont il a eu à connaître dans ses fonctions à la direction du Trésor et au cabinet du ministre, ainsi que de conseiller la direction du Trésor. »
Cette interdiction visait en particulier les Caisses d'épargne dont le haut fonctionnaire s'était auparavant occupé. Or, dès 2006, François Pérol a passé outre cette interdiction puisqu'il est devenu banquier conseil des Banques populaires, dans le cadre de la création de la banque d'investissement Natixis, création conçue à parité avec... les Caisses d'épargne. Au même moment, Matthieu Pigasse, associé gérant de la banque Lazard (et actuel copropriétaire du Monde), trahissait son client d’origine, la Caisse des dépôts et consignations (CDC), passait avec armes et bagages du côté des Caisses d’épargne, qui venaient de violer leur pacte d’actionnaire avec la CDC, et conseillait la banque pour ce même projet de Natixis.
Dans une enquête, Mediapart avait même donné une évaluation des gains réalisés par François Pérol dans cette opération. Nous avions écrit que, selon notre enquête, la banque Rothschild avait perçu environ 10 millions d'euros d'honoraires et que l'usage voulait que la banque verse à l'associé gérant une gratification de l'ordre de 15 à 20 %, soit un gain au profit de François Pérol d'environ 1,5 à 2 millions d'euros. C’est l’un des motifs qui avaient conduit l’ancien collaborateur de Nicolas Sarkozy à porter plainte contre nous, plainte qui s’est retournée finalement contre lui, puisque les Caisses d’épargne ont été condamnées pour poursuites abusives.
Puis, lors du changement de présidence de 2007, François Pérol quitte la banque Rothschild et reprend du service auprès de Nicolas Sarkozy, en qualité cette fois de secrétaire général adjoint de l’Élysée. Et là encore, il croise sur sa route les Caisses d’épargne. Au lendemain de la faillite de la banque Lehman aux États-Unis, l’Écureuil est en effet l’une des banques françaises les plus affectées par la crise, d’autant que l'établissement perd près de 751 millions d’euros à la suite d’une spéculation hasardeuse sur les marchés financiers, en octobre 2008.
Jouant les banquiers d’affaires, François Pérol a donc pris les choses en main depuis l’Élysée. Convoquant les présidents des Caisses d’épargne et des Banques populaires dans son bureau, il leur a ordonné de précipiter la fusion à laquelle ils songeaient depuis quelque temps. Et pour finir, quand la fusion a pris forme, au début de 2009, François Pérol a finalement quitté l’Élysée pour prendre la présidence des deux banques, puis de l’ensemble fusionné, rebaptisé BPCE.
À l’époque, l’affaire avait suscité des polémiques, car le code pénal interdit ce type de pantouflage. Les articles 432-12 et 432-13 du code pénal punissent quiconque contrevient à cette disposition : « Le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public ou par une personne investie d'un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l'acte, en tout ou partie, la charge d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement, est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. »
Le scandale avait alors été d’autant plus grand que le président de la Commission de déontologie, Olivier Fouquet, s’était effectivement pris les pieds dans cette affaire. Alors que François Pérol n’avait pas saisi la Commission pour avoir son avis, le secrétaire général de l’Élysée, Claude Guéant, avait demandé au président de la Commission son opinion informelle. Et celui-ci s’était prêté au jeu en dehors de la procédure régulière, et avait mis son institution en danger en faisant valoir que ce pantouflage ne lui semblait pas irrégulier. Indignés, deux membres de la Commission de déontologie avaient alors présenté leur démission « pour l’honneur ». On retrouvera la chronologie du début de cette affaire dans « l’édito vidéo » mis en ligne le 18 mars 2009 par Mediapart.
Or, le plus paradoxal, c’est qu’ensuite François Pérol est constamment parvenu à passer entre les mailles des filets de la justice, en usant d’un argument principal, celui-là même qu’avait évoqué Olivier Fouquet dans son échange informel avec Claude Guéant : un membre de cabinet ministériel ou du cabinet de l’Élysée n’use pas vraiment de « l’autorité publique » au sens où l’entend le code pénal ; il a seulement une fonction de conseil, auprès du ministre ou du chef de l’État, pour l’éclairer dans ses choix.
Quand les syndicats Sud et CGT Caisses d’épargne – qui ont joué un rôle majeur et courageux dans l’affaire – se sont résolus à porter plainte pour prise illégale d’intérêt contre lui, c’est donc cette version que François Pérol a fait valoir : même si les patrons des deux banques ont été vus dans son bureau de l’Élysée, il a argué du fait qu’il ne s’agissait pour lui que de préparer la décision finale de Nicolas Sarkozy. Et c’est ainsi qu’il a franchi sans encombres tous les obstacles judiciaires sur sa route.
La première épreuve n'a guère été difficile. Sous le précédent quinquennat, le Parquet a d’abord ouvert une enquête préliminaire et, après ne s’être donné la peine d’entendre qu’un seul témoin, François Pérol lui-même, il s'est ridiculisé en classant l’affaire.
Sans se décourager, les deux syndicats Sud et CGT des Caisses d’épargne ont alors de nouveau déposé plainte, mais cette fois avec constitution de partie civile. Un juge d’instruction a donc été saisi, en l’occurrence Roger Le Loire. Lequel juge d’instruction a rendu le 18 juin 2010 une ordonnance estimant qu'il y avait « lieu à informer », le rôle de François Pérol méritant des investigations.
Voici ce que disait cette ordonnance :
On apprenait en effet dans cette ordonnance que le juge d'instruction disposait depuis le printemps 2010 de documents qui lui avaient été adressés de manière anonyme, et qui soulignaient la très forte implication de François Pérol dans la vie des Caisses d'épargne et de ses différents partenaires.
Le juge Le Loire mentionnait que « le 29 mars 2010 un courrier anonyme est arrivé » à son cabinet. « Il s'agit d'échanges de mails datés des 29 mai 2007, 5 juin 2007 et 1er août 2007 où apparaissent les noms de Messieurs François Sureau (avocat des Caisses d'épargne, au cabinet Darrois), Charles Milhaud (à l'époque patron de la banque) » et différentes autres personnalités concernées par ce dossier. Et le juge ajoute : « À la lecture de ces mails, il est question du rôle de Monsieur François Pérol dans ce qui n'était à l'époque que le projet de rapprochement du Groupe Caisse d'épargne et de la Banque fédérale des Banques populaires. » Pour le juge, « ces nouveaux éléments nécessitent également la mise en œuvre d'investigations ».
Quand on connaît le contenu précis de ces mails, on comprend mieux les raisons pour lesquelles le juge estimait que des investigations complémentaires étaient nécessaires. Dans l'un des courriers en possession du juge et dont Mediapart a eu connaissance, l'une de ces personnalités écrit le 29 mai 2007 qu'il vient de passer « à peu près deux heures avec Pérol » et que ce dernier est « désireux de favoriser une belle opération stratégique comportant démutualisation totale ou partielle ».
Écrit juste au lendemain de l'élection présidentielle, ce mail retenait tout particulièrement l'attention. Il suggérait que la fusion des Caisses d'épargne et des Banques populaires n'avait pas été décidée par le chef de l'État, dans la turbulence de la crise financière qui s'est creusée en 2008, pour sauver ces dernières. Non, cette « belle opération stratégique », François Pérol aurait commencé à y travailler dès les premiers jours de son arrivée à l'Élysée et s'en serait ouvert longuement à certains de ses visiteurs. Avec en plus le projet complémentaire – et secret – d'une « démutualisation totale ou partielle » qui fait toujours aux Caisses d'épargne l'effet d'un chiffon rouge.
Or, malgré tout cela, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris a rendu le 3 mars 2011 un arrêt estimant qu’il n’y avait pas matière à instruction. Pour finir, les plaignants ont donc été en cassation. Avec en bout de course, le résultat que l’on sait : la juridiction a estimé qu’il fallait ouvrir une instruction (lire Pérol : la cour de cassation ordonne l’ouverture d’une information judiciaire).
Presque trois ans plus tard – ainsi va la justice, à pas parfois très lents –, l'instruction a donc débouché en février 2014 sur cette spectaculaire mise en examen de François Pérol, l’un des plus proches collaborateurs de Nicolas Sarkozy, devenu dans l’intervalle l’un des principaux banquiers de la place de Paris, puis aujourd’hui sur ces réquisitions de renvoi du Parquet.
Maintenant qu’elle est relancée, l’affaire va donc avoir d’innombrables retombées. Et dès à présent, on peut en tirer plusieurs enseignements.
C’est un séisme qui se profile dans le monde bancaire. Car François Pérol est désormais en sursis. Tout le monde de la finance et du CAC 40 avait fait bloc autour de lui et c’est maintenant, comme dans un choc en retour, ces mêmes milieux de la finance qui sont atteints par ce discrédit, eux qui ne savent décidément pas se réguler par eux-mêmes.
Le séisme va aussi atteindre la Sarkozie, car François Pérol en était l’une des chevilles ouvrières. Homme de confiance, il a été au cœur d’une bonne partie des manigances du précédent quinquennat. À titre d’illustration, il est l’un de ceux, avec Claude Guéant, qui dans le premier cercle des proches de Nicolas Sarkozy ont organisé le célèbre arbitrage en faveur de Bernard Tapie, lequel a valu ensuite à certains de ces protagonistes une cascade de mises en examen pour « escroquerie en bande organisée ». À plusieurs reprises, François Pérol a ainsi reçu Bernard Tapie à l’Élysée, à cette époque. Et plus récemment, il est le banquier qui a le plus lourdement pesé pour que le pool des banques créancières accepte d’effacer presque 165 millions d’euros au profit de Philippe Hersant et de Bernard Tapie afin que les deux associés – aujourd’hui en conflit – puissent racheter à bon compte les décombres du groupe Hersant Media.
En outre, de nombreux enseignements peuvent d’ores et déjà être tirés de l’affaire.
Sur le rôle de certains syndicats, comme Sud et CGT Caisses d’épargne, qui ont eu le courage, bousculant l’inertie de la justice, de relancer leurs plaintes jusqu’à obtenir cette victoire symbolique que constituent d'abord la mise en examen de François Pérol, puis cette décision de renvoi prise par le Parquet.
Sur l'inertie d'une justice qui, effectivement, ne parvient pas faute d'indépendance à faire son office ou qui rencontre sur sa route d'invraisemblables obstacles. Faut-il que notre justice soit malade – et notre démocratie avec elle – pour que ses investigations n'entrent dans le vif du sujet qu'avec cinq ans de recul ?
Sur le discrédit aussi de la Commission de déontologie de la fonction publique, qui a accepté qu’on la piétine. Depuis cette histoire lamentable, nul ne s’est plus intéressé à cette question de l'éthique publique. La Commission de déontologie a repris son office, comme si de rien n’était, mais chacun sait qu’elle n’a plus la moindre autorité. Comment en aurait-elle une, elle qui a accepté ce que la justice soupçonne être désormais une « prise illégale d’intérêt » ? Et l'on comprend bien ce qu’il y a de ravageur dans ce déshonneur de la Commission de déontologie. Celle-ci sait se montrer intraitable contre le sous-chef d’une direction départementale de l’équipement au motif qu’il aurait pu boire un verre dans un bistrot avec un entrepreneur qui a construit de travers un rond-point dans un village. Mais cette même Commission ne dit plus rien, et même s’aplatit, dès que le mauvais exemple vient du plus haut : de l’Élysée.
Et puis, qu’il nous soit permis de le dire, cette affaire révèle aussi le rôle indispensable d’une presse indépendante. Car le scandale des Caisses d’épargne, c’est effectivement Mediapart qui l’a révélé, dès sa création, dans les premiers mois de 2008 – et même avant cela, sur le pré-site de Mediapart. Le départ de François Pérol de l’Élysée pour la présidence des Caisses d’épargne, c’est encore Mediapart qui l’a révélé, en pointant sur-le-champ le fait que ce pantouflage était sans doute illégal. Et les pantalonnades de la Commission de déontologie, comme beaucoup d’autres volets de l’affaire, c’est encore et toujours Mediapart qui en est à l’origine. Ce qui nous avait donc valu à Edwy Plenel, en sa qualité de directeur de la publication, et à l’auteur de ses lignes, onze mises en examen des anciens dirigeants des Caisses d’épargne, plus une douzième de François Pérol. Des procédures, comme nous l’avons signalé, qui se sont retournées contre leurs auteurs puisque nous les avons fait finalement condamner pour poursuites abusives.
Bref, c’est dire que la mise en examen de François Pérol, puis ces réquisitions du Parquet revêtent une grande importance. Avec cette épée de Damoclès judiciaire au-dessus de la tête, François Pérol est désormais un grand banquier en sursis. À cause aussi de la symbolique de ce rebondissement : au travers de François Pérol, c’est un peu la Sarkozie, et le système qu’elle a incarné, qui est aujourd'hui enfin rattrapée par la justice.
BOITE NOIRECet article reprend en grande partie l’article retraçant l’affaire Pérol que nous avions mis en ligne le 6 février 2014, lors de la mise en examen du patron de BPCE. L’article en question est ici.
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