«Grenade ! », crie le chef J. à l’attention de ses hommes, en joignant le geste à la parole. Des grenades offensives (OF) de ce type, la plupart des gendarmes mobiles avouent ne jamais en avoir lancé. Ce sont des armes de guerre, que seul un gradé peut projeter, et encore : dans certains cas bien précis, et seulement en les jetant à terre, prévoit le règlement. Mais cette nuit du 25 au 26 octobre, dans la forêt de Sivens, environ 40 grenades de type OF sont lancées par les militaires, sur un total de plusieurs centaines d’engins divers utilisés.
Or, selon plusieurs témoignages de gendarmes présents sur place, qui ont été recueillis dès le lendemain pour les besoins de l’enquête judiciaire et dont Mediapart a pris connaissance, le chef J. lance cette grenade-là en l’air, et directement sur un petit groupe de quatre à cinq jeunes dont fait partie Rémi Fraisse et qui leur lançait des pierres et des mottes de terre. Équipés de jumelles à vision nocturne, plusieurs gendarmes reconnaîtront avoir vu tomber le jeune homme tout de suite après l’explosion, et avoir compris immédiatement ce qui venait de se passer, selon des sources proches du dossier.
Les gendarmes n’étaient pourtant pas en danger. Protégés, suréquipés, ils étaient en outre séparés des jeunes manifestants par un grillage et un fossé (lire nos articles ici et là). Autant dire qu’avec leurs casques, boucliers, armure et protections diverses, ils auraient pu tenir leur position sans dommage pendant des heures. Selon plusieurs témoignages, les manifestants étaient d’ailleurs à court de fusées éclairantes et de cocktails Molotov.
Pourquoi le chef J. a-t-il décidé de lancer une grenade offensive sur ces jeunes, avec les risques évidents que cela comportait ? A-t-il perdu ses nerfs ? Sur procès-verbal, le gradé a tenté d’expliquer son geste, un choix personnel selon lui, par l’intensité des incidents de cette nuit-là. Son supérieur au sein de l’escadron de gendarmes mobiles (EGM) 28/2 (venu de la Gironde) a donné une version légèrement différente, en assumant avoir donné cet ordre lui-même.
Très vite, en tout cas, vers 2 heures du matin, la zone a été éclairée au projecteur, et le corps de Rémi Fraisse récupéré. Et en langage militaire, il a été « rendu compte » immédiatement au commandant d’escadron, et donc au préfet, au procureur, puis aux ministres de tutelle (intérieur et justice).
Discrètement, un premier examen médico-légal de Rémi Fraisse est pratiqué deux heures à peine après sa mort dans une morgue d’Albi. Le médecin qui examine le corps conclut immédiatement à un décès provoqué par une explosion, mais on n'en savait rien jusqu'ici. Des photos sont alors faites du cadavre. Il ne reste rien ou presque du sac à dos de Rémi Fraisse. Ce dimanche 26 octobre, l'État sait déjà tout ou presque du drame, mais va choisir de feindre l'ignorance et de minimiser pendant 48 heures.
La mort de l’étudiant écologiste est d’autant plus absurde et révoltante qu’il n’y avait strictement rien à protéger sur la zone où étaient positionnés les gendarmes mobiles ce soir-là. Le préfet du Tarn avait donné des « consignes de fermeté » aux gendarmes, lesquels sont par ailleurs accusés par plusieurs plaignants ou témoins d’avoir provoqué des incidents sur le site, et de s’être livrés à des violences injustifiées (lire ici et là). En conséquence, le matin précédant le drame, à 9 h 30, une réunion entre officiers est organisée à Gaillac, dirigée par le lieutenant-colonel Andreani, qui commande le groupement du Tarn. Il est alors décidé ceci : créer une « zone de vie » sur le chantier de la forêt de Sivens, et « tenir le site ». Or les engins de chantier avaient déjà été retirés, et il ne restait plus qu’un préfabriqué sur place, où des incidents avaient eu lieu la veille au soir.
La journée de samedi avait été plutôt calme, malgré quelques incidents dans l'après-midi, et il est permis de se demander si elle ne le serait pas restée sans la présence massive de ces « Robocops ». Vers 18 h 30, les CRS présents sur place s’étaient retirés. La situation était encore calme à 21 heures. Elle s’est échauffée vers 1 heure du matin, avec des caillassages vers les gendarmes mobiles, quelques jets de cocktails Molotov et tirs de fusées éclairantes, aussi. Rémi Fraisse est allé voir. On ignore s’il a lancé une pierre, une motte de terre, ou rien du tout.
En termes prudents, mais de façon très claire, les deux médecins légistes qui ont procédé à l’autopsie du manifestant de 21 ans, tué à Sivens dans la nuit du 25 au 26 octobre, font la conclusion suivante : « Le décès de Monsieur Fraisse Rémi est compatible avec une lésion par blast secondaire (NDLR: consécutif) à une explosion en regard de la région thoracique postérieure haute. »
Dans un rapport de 7 pages, daté du 27 octobre, le professeur Telmon et le docteur Savall, du CHU de Toulouse, détaillent les blessures fatales provoquées par l’explosion d’une grenade offensive tirée par les gendarmes mobiles au cours des incidents.
Dans la « région dorsale haute du dos » de Rémi Fraisse, ils constatent « une large perte de substance de 16 cm sur 8 cm, à disposition quasi horizontale, atteignant la cavité thoracique, présentant à son extrémité inférieure de multiples dilacérations sur 3,5 cm de haut ». Les légistes font également état d’une « dilacération du lobe supérieur du poumon gauche et un fracas de la partie postérieure de la région thoracique haute, intéressant les omoplates, les arcs postérieurs des côtes et le rachis avec disjonction rachidienne du niveau T5/T6 avec rupture du cordon médullaire en regard ».
En clair, le jeune homme a eu une partie de la colonne vertébrale et de la moelle épinière arrachées par l’explosion, et il est très certainement mort sur le coup. Par ailleurs, les médecins ont relevé une longue liste de « lésions traumatiques externes », des « plaques parcheminées » et des « ecchymoses », sur le haut du corps, qu’ils expliquent par la projection et la chute du corps après l’explosion.
« D’après les données de l’enquête le dimanche 26 octobre 2014, vers 2 heures du matin, au cours d’un affrontement entre des gendarmes mobiles et des opposants, il aurait été tiré une grenade offensive », écrivent les deux experts. « A la suite de ce tir, les gendarmes auraient constaté, en éclairant la zone que Monsieur Fraisse était étendu au sol face contre terre. Ils seraient alors allés le chercher et l’auraient tiré pour le ramener et prodiguer les premiers soins. Il est fait état que le sac à dos qu’il portait apparaissait dilacéré. L’examen externe et l’autopsie ont permis de mettre en évidence un ensemble lésionnel complexe compatible avec un blast secondaire à une explosion au contact ou à très courte distance dans la région thoracique haute entraînant un traumatisme pulmonaire, costal rachidien et médullaire ayant entraîné le décès. »
Quant aux « plaques parcheminées », elles sont « compatibles avec un phénomène abrasif ou avec des effets thermiques sans qu’il ne soit noté d’élément évoquant une brûlure par flamme et sans particule retrouvée en regard du complexe lésionnel. Les autres lésions traumatiques retrouvées, notamment de la partie antérieure, en particulier en regard de la face, sont compatibles avec une chute et/ou une projection vers l'avant, ayant suivi immédiatement l’explosion en regard de la partie postérieure du corps », écrivent les légistes.
Après les premières conclusions de l’enquête, le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve avait suspendu, jeudi dernier, l’usage des grenades offensives OF F1, ainsi que, pour faire bonne mesure, les grenades lacrymogènes instantanées (GLI) utilisées par les policiers et les grenades instantanées (GI), leur équivalent gendarmesque. Lancées à la main, les grenades offensives dites OF F1 sont des armes militaires datant de la guerre de 1914-18 en dotation uniquement chez les gendarmes. À la lumière du décès de Rémi Fraisse, ces grenades offensives ne peuvent apparaître que pour ce qu’elles sont : des armes de guerre pouvant provoquer des blessures fatales. L’information judiciaire qui démarre au tribunal de Toulouse n’en est que plus sensible pour le pouvoir qui est comptable de ce drame.
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