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L’appel de la jeunesse

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Monsieur le Président, je vous fais cette adresse que vous lirez peut-être si vous avez le temps… C’est à l’enseigne d’une célèbre chanson des années 1950 que je viens, François Hollande, vous poser la seule question qui vaille à mi-chemin de votre quinquennat : qu’avez-vous fait de la jeunesse ? Le Déserteur, ce poème de Boris Vian qui dérange toujours les conformismes et les suivismes, dit ce désordre vital de la jeunesse. De cette jeunesse qui bouscule le présent, dérange le passé, invente le futur par ses refus, souvent bien plus raisonnables que les entêtements des ordres établis et des pouvoirs aveugles.

En l’espèce, Le Déserteur portait le cri paisible d’une jeunesse contre des guerres injustes, aussi inutiles que perdues d’avance. Précisément, ces guerres coloniales dans lesquelles la gauche socialiste d’alors perdit son âme, laissant une blessure qui n’est pas encore totalement cicatrisée. Aujourd’hui, demain, après-demain, il y aura toujours des jeunes pour se reconnaître dans la chanson de Boris Vian : le refus, quoi qu’il en coûte, d’un ordre injuste qui met en péril l’essentiel. Dire non, ce premier pas de la liberté où s’inventent des oui autrement prometteurs. Non, y compris à la loi quand elle n’est que l’alibi des pouvoirs confisqués, aveugles à leurs fins, sourds à leurs peuples.

L’affaire du barrage de Sivens n’est rien d’autre que la répétition de cette tragédie où, depuis Antigone, se joue l’affrontement d’un désordre vivant et d’un ordre mort (lire ici le parti pris de François Bonnet). Tout ce que l’on a appris, depuis la mort du pacifique Rémi Fraisse, sur ce projet d’aménagement d’un autre âge, démesuré et inutile (lire ici, et encore là), confirme que les jeunes « zadistes » étaient autrement lucides dans leur protestation que ne l’étaient dans leur entêtement des élus confits de clientélisme et de cumul. Et tout ce que l’on est en train de découvrir sur les circonstances de cette mort (lire ici nos dernières révélations), provoquée par une grenade offensive, et sur son traitement par les autorités qui en sont responsables confirme que les Créon d’aujourd’hui ont le visage du gouvernement de Manuel Valls.

Dans les jours qui ont suivi ce drame, aggravé par la morgue martiale d’un pouvoir plus prompt à criminaliser la jeunesse qu’à la comprendre en s’interrogeant sur son propre aveuglement, l’écologiste Cécile Duflot a mis des mots justes sur le désarroi qui tétanise et démobilise la gauche. Ce n’est pas nous qui avons quitté ce gouvernement, a-t-elle dit en substance, mais c’est ce gouvernement qui nous a quittés (lire ici son entretien au Monde). Ce jeudi 6 novembre, à mi-mandat de son quinquennat, la majorité de vos électeurs en 2012, François Hollande, pourrait dire la même chose, entre stupeur et colère.

Le peuple de gauche, dans sa diversité de conditions et de cultures, les classes populaires, ces ouvriers, employés et chômeurs qui en font les gros bataillons, la masse des salariés, qui sont la force sociale majoritaire face à la minorité oligarchique, savent tous pertinemment que ce pouvoir, le vôtre, s’est détourné de ceux qui l’ont élu, en faisant la politique de ceux qui ne l’ont pas voulu. Mais, avec la jeunesse, elle-même diverse socialement et culturellement, c’est une rupture plus essentielle tant son sort d’aujourd’hui, par le jeu des générations à venir, conditionne l’audace, le dynamisme, l’inventivité d’une société, sa confiance en elle-même, ses solidarités et ses cohésions.

Oui, qu’avez-vous fait de la jeunesse, cette jeunesse à laquelle vous avez tant promis et pour laquelle vous avez si peu tenu ? Vous en aviez fait votre principale promesse de campagne électorale, brandissant ce mot à la manière d’un mantra. « En donnant confiance à la jeunesse, nous mettrons notre pays en mouvement », promettiez-vous le 19 novembre 2011 à Strasbourg, proposant d’en faire l’acteur de votre « rêve français » face à un monde où « aujourd’hui tout est brouillé, confus, obscur, triste ». C’est peu dire, trois ans après, que votre propre présidence a accru le brouillard, tant cette confusion, cette obscurité, cette tristesse sont les mots qui viennent à l’esprit depuis la mort de Rémi Fraisse.

La jeunesse, donc. Cette jeunesse qu’en 2006, vous brandissiez en alliée naturelle face à la droite conservatrice, à raison de ses lucidités. « La bonne nouvelle pour le pays, sa politique et son avenir, disiez-vous dans Devoirs de véritéc’est l’irruption d’une génération inventive, déterminée et raisonnable, engagée et lucide, finalement plus responsable que celle qui nous gouverne. » Face à ce que vous n’hésitiez pas à appeler « une fin de règne » présidentiel, laquelle n’a cessé depuis de se prolonger tant ce système s’épuise quels qu’en soient les titulaires, vous vantiez alors « l’appel à la solidarité » de cette jeunesse, ce caractère « généreux » et « désintéressé » des générations qui ne sont pas encore alourdies par l’âge, pas encore corrompues par l’intérêt, pas encore étouffées sous les responsabilités.

Or que venez-vous de lui opposer, à cette jeunesse, à ses colères et ses impatiences, à ses désirs et ses rêves ? L’ordre immuable de la force, la brutalité de l’autoritarisme, la violence de l’indifférence. Loin d’être au rendez-vous de l’empathie proclamée, votre présidence, particulièrement sous le gouvernement de votre second premier ministre, n’a cessé de tourner le dos à cette jeunesse qui, pourtant, indique la voie du sursaut, du mouvement comme vous disiez quand vous étiez en campagne.

Qui, sinon la jeunesse, pour nous réveiller sur l’exigence d’égalité, le refus des injustices, la lutte contre les discriminations, le devoir de solidarité, le souci de la nature, etc. ? Qui, sinon le pouvoir actuel, le vôtre donc, pour ne pas l’entendre quand elle lutte contre l’ordinaire des contrôles au faciès, quand elle se mobilise dans les lycées pour des élèves étrangers expulsés, quand elle s’engage pour que justice soit rendue au peuple palestinien, quand elle s’alarme d’études sans emplois à l’horizon, quand elle se rassemble en défense de la Terre, de ses équilibres et de ses richesses, etc. ?

D’une rigidité caricaturale, la posture de fermeté affichée par votre premier ministre, où se laisse entrevoir l’autoritarisme des pouvoirs faibles, n’est pas seulement une fin de non-recevoir adressée à ces jeunesses conscientes et généreuses. En criminalisant leurs révoltes, en brandissant l’épouvantail des casseurs, en ayant pour seul vocabulaire les mots pauvres de l’ordre sécuritaire, elle a rejoint les pires conservatismes. Car, bien au-delà de l’opposition entre gauche et droite, qui n’ont ni l’une ni l’autre la propriété de la justice ou de la vertu, quelle est la ligne de partage véritable, celle où se joue la bataille entre progrès et régrès, invention de nouveaux droits et possibles ou crispation sur une réalité immuable et écrasante ?

C’est tout simplement l’éternel affrontement du désordre et de l’injustice, où se fait le tri entre pouvoirs conservateurs et pouvoirs progressistes, verticalité des uns et horizontalité des autres. Face à un désordre venu de la société, les premiers exigeront avec impatience qu’on y mette fin au plus vite, fût-ce au prix d’une injustice augmentée et prolongée. À l’inverse, les seconds s’empresseront de chercher l’injustice qui est à l’origine du désordre, sa cause pour tenter d’y mettre fin, en refusant donc d’y ajouter le désordre d’une injustice renouvelée.

Par quelque bout qu’on la prenne, l’affaire de Sivens n’est autre que l’histoire d’un pouvoir qui préfère l’injustice au désordre. Et c’est pourquoi la mort de Rémi Fraisse n’est pas un vulgaire fait divers, mais bien un séisme politique dont l’onde de choc continuera de se répandre. « Si la jeunesse n’a pas toujours raison, la société qui la méconnaît et qui la frappe a toujours tort », avait lancé, dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale, le député François Mitterrand au pouvoir gaulliste, le 8 mai 1968. Un pouvoir vieilli et vieillot qui, dès lors, était condamné, comme le général de Gaulle finira par le comprendre lui-même. 

Les journalistes ne sont pas prophètes, et je ne connais pas l’avenir de votre pouvoir, François Hollande. Je sais seulement qu’il a sans doute déjà perdu la jeunesse, faute d’avoir entendu son appel.

Au mitan de son siècle, ébranlé par les printemps des peuples – en France, la révolution de 1848 –, Victor Hugo écrivit un poème que, dans l’après 68, transcendait le blues de Colette Magny. Les Tuileries est un hommage à la jeunesse, à ses imprudences créatrices, à ses désordres nécessaires, à ses audaces souhaitables. Cette strophe, par exemple, sur laquelle se termine le chant de Magny :

Nous avons l’ivresse,
L’amour, la jeunesse,
L’éclair dans les yeux,
Des poings effroyables ;
Nous sommes des diables,
Nous sommes des dieux !

BOITE NOIRECe parti pris reprend le propos de ma chronique hebdomadaire du 6 novembre 2014 sur France Culture (à écouter ici sur Mediapart ou là sur le site de la radio publique).

Je m’en suis également inspiré pour ma présentation du Live de Mediapart, tenu en nos locaux le même jour (à revoir ici et ), autour des alternatives après Sivens :

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