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Affaire Amesys : torturés sous Kadhafi à cause d'un mail, ils racontent

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Simulacres d'exécutions, torture à l'électricité, passages à tabac… Cinq opposants libyens ont raconté fin juin l'horreur de la détention sous Kadhafi devant des juges parisiens chargés d’une information judiciaire pour « complicité d'actes de torture » visant la société française Amesys. Celle-ci avait vendu fin 2006 à la dictature un redoutable système d’espionnage du Net, avec l’appui des autorités françaises.

Kadhafi à Versailles, en décembre 2007, devant le tableau "Louis XIV" (1701) du peintre Hyacinthe Rigaud.Kadhafi à Versailles, en décembre 2007, devant le tableau "Louis XIV" (1701) du peintre Hyacinthe Rigaud.© Reuters

Les cinq témoins, constitués parties civiles dans le dossier, ont tous raconté avoir été confrontés lors de leurs interrogatoires par l’appareil sécuritaire libyen à leurs communications électroniques, d’après le compte-rendu de leurs dépositions judiciaires dont Mediapart a pu prendre connaissance.

Alors baptisée i2E, la société Amesys avait vendu en décembre 2006 au régime Kadhafi un de ses meilleurs produits de guerre électronique, Eagle, conçu pour intercepter le flux internet à l'échelle de tout un pays. Livré au régime libyen fin 2009, Eagle n’a été opérationnel qu’à partir de septembre 2010 à cause de problèmes techniques. 

Depuis la révélation de l’affaire en 2011, les dirigeants d'Amesys prétendent que leur logiciel visait à lutter contre le terrorisme et la pédopornographie. Les témoignages des cinq parties civiles libyennes devant les juges Claude Choquet et Emmanuelle Ducos viennent aujourd’hui fracasser cette ligne de défense.

Mahmoud (voir la Boîte Noire), 34 ans, était fonctionnaire comptable à Misrata. Il a été arrêté le 3 janvier 2011 à son bureau et transféré à Tripoli. Pendant vingt-quatre jours, il est détenu dans une cellule d'un mètre sur deux, sans fenêtre.

Devant les juges français, il a décrit la cruauté et le cynisme de ses tortionnaires : « Ils voulaient savoir quel était le mot de passe de mon mail. J'ai toujours refusé. Après trois jours sous la torture, j'ai craqué et je leur ai donné les codes. Mais ils se sont moqués de moi. Ils m'ont montré un paquet de copies qui était posé sur la table et ils m'ont dit qu'ils avaient tout, qu'ils étaient au courant de tout. » Tout, et surtout les mails critiquant le régime de Kadhafi.

Zeinab aussi a découvert l'étendu des renseignements de ses interrogateurs et leur parfaite connaissance de sa correspondance électronique. Sur son blog, tenu sous sa véritable identité, elle publiait des articles contre le régime. Arrêtée le 16 février 2011 à Benghazi, elle est enfermée dans la prison d'Abu Salim pendant trois mois. « À chaque fois que je niais, (l'interrogateur) me présentait un message (imprimé) », a-t-elle expliqué aux juges français. Ses interrogateurs avaient eu accès à sa messagerie Yahoo.

Des documents internes à Amesys, obtenus par Mediapart, montrent en effet l’étendue des capacités d’interceptions numériques (mails, webmails, VoIP, chat, moteurs de recherche…) développés par Eagle. C’est le cas notamment d’un manuel édité le 19 mars 2009, dont voici les pages 5 et 6 :  

Une plaquette de présentation du programme Eagle datant de 2008 vantait également l’« interception massive » de données que permet le logiciel par rapport aux interceptions « légales »… :

Également entendu par les juges français, Hamed, fonctionnaire à l'université Qar Younis de Benghazi, avait quant à lui nié avoir appelé à la révolution après s'être fait arrêter le 10 février 2011. « Mais les agents avaient des preuves (…) ils m'ont parlé de choses que mes amis et moi seuls savions, je pense qu'ils ont récupéré des messages personnels envoyés via Internet », a-t-il détaillé. Ses interrogateurs « avaient tout un dossier avec tous les messages (envoyés) à des opposants depuis (sa) boîte mail personnelle ».

Comme les mails, les messages sur Facebook sont interceptés et présentés lors des interrogatoires. Mohamed, que Libération a rencontré en juillet, a été démasqué grâce au « suivi technique » d'une page Facebook, rappellent à ce propos les juges français lors de son audition. Les services de sécurité libyens ont établi le lien entre Mohamed et l'administrateur de cette page, « notamment grâce à l'interception d'un courriel » envoyé sur Facebook.

Souliman, arrêté à Misrata avec son frère le 16 février et transféré à Tripoli, a été détenu 185 jours. À lui aussi, les agents du service de sécurité intérieure opposent « des messages personnels envoyés via Facebook ». 

Aucune communication ne semblait échapper à la surveillance des autorités. « Ils m'ont montré des retranscriptions de mes conversations téléphoniques, mes SMS », a expliqué Souliman, précisant que « tout était imprimé ». La voix sur IP, qui permet de téléphoner via Internet, a elle aussi été interceptée.

Zeinab raconte : « On m'a fait écouter des conversations orales sur Skype entre moi et un opposant, Mohammed, qui réside aux États-Unis. » Des conversations datées de janvier 2011 et du 15 février 2011, soit la veille de son arrestation. Devant les juges, Zeinab a décrit sa détention dans « une cellule très petite, à peine un mètre carré ». « Je suis restée dans cette cellule dix jours, après j'ai été transférée dans une autre un peu moins mauvaise. » 

Pour les juges français, les auditions des parties civiles libyennes doivent permettre de caractériser les faits de torture et de consolider ainsi la plainte des deux ONG, la Ligue des droits de l’homme (LDH) et la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), qui a déclenché les poursuites.

« Les agents de la sûreté libyens sont très compétents dans plusieurs méthodes de torture », selon l’une des victimes, Hamed, de l'université de Benghazi, qui a décrit les traitements subis : « J'étais suspendu en haut de la porte, le corps d'un côté et, de l'autre côté, les mains menottées. Mes pieds ne touchaient pas terre. Ils repoussaient la porte comme pour la fermer et je restais ainsi bloqué et suspendu pendant qu'ils m'interrogeaient (…). Cela pouvait durer quinze minutes ou trois heures. »

Pendant les trois premiers jours de sa détention, il est entravé, y compris dans sa cellule. « Ces menottes avaient une particularité, elles se resserraient à chaque mouvement », a-t-il précisé.

Les interrogatoires des premiers jours sont particulièrement brutaux : « Il y avait deux méthodes pour l'électricité, soit par un bâton électrique, soit par des câbles. Pour le câble, on m'enlevait la chemise. Ils touchaient les parties sensibles, derrière les oreilles, les parties génitales et le ventre au niveau du nombril. Ils me frappaient avec un câble électrique très épais, sur toutes les parties du corps sans exception. »

Pour Mahmoud, le fonctionnaire comptable de Misrata, les aveux extorqués sous la torture permettaient de « cacher comment ils avaient eu tous ces renseignements ». Lui aussi a subi des décharges électriques sur les parties génitales. Ses bourreaux l'ont aussi frappé sous les pieds avec un bâton. Souliman a été détenu six mois à la prison d'Abu Salim, l'un des symboles de la répression de l'opposition sous Kadhafi.

Le jour de son arrivée, les geôliers le mettent en garde : « Ils disaient “tu vas voir ce qu'on va faire de toi”. Ils m'ont rappelé que courant 1996, il y eu une tuerie dans cette prison, 1 250 personnes sont mortes. » Puis ils mettent ces menaces à exécution. Après l'avoir sorti de sa cellule un sac sur la tête, ils l'agenouillent, lui placent une arme sur le cou. « J'ai entendu l'armement de la culasse », se souvient-il.

Dans la même prison, Zeinab se rappelle avoir assisté « à plusieurs actes d'assassinat ». Elle raconte que ses interrogateurs menaçaient de tuer ses proches. Sa sortie de prison, le 10 mai 2011, ne met pas fin à son calvaire. « Comme j'ai fait de la prison, tout le monde imagine que j'ai été violée. J'ai été rejetée par mon père et mon clan après ma libération. »

Abdallah Senoussi, l'ancien chef des services secrets intérieurs libyens.Abdallah Senoussi, l'ancien chef des services secrets intérieurs libyens.© Reuters

Un nom revient régulièrement dans les cinq témoignages : Abdallah Senoussi. Chef des services de sécurité intérieure, il était l’interlocuteur privilégié de l’homme d’affaires Ziad Takieddine, intermédiaire du contrat Amesys pour lequel il a touché plus de 4 millions d’euros de commissions occultes dans des paradis fiscaux.

Condamné dans l’affaire du DC-10 UTA et aujourd’hui aux mains des nouvelles autorités libyennes, Senoussi plane sur chaque interrogatoire. Mahmoud a eu directement affaire à lui. Après 24 jours de détention, il est amené dans son bureau : « Quand on m'a présenté à lui, il a pris la parole et il a dit : “J'ai demandé que tu sois présenté devant moi pour que je te pose deux questions. Tu as deux choix : soit l'exécution, soit la prison en sous-sol pendant dix ans.” Il a dit que certains préféraient être exécutés plutôt que de passer dix ans dans un souterrain. »

Mahmoud n'a dû son salut qu'à l'intervention en sa faveur d'un capitaine, un certain Walid Diyad qu'un autre témoin, Souliman, décrit comme « le chef adjoint du service des contrôles électroniques et bras droit de Senoussi ». C'est aussi sur « instructions d'Abdallah Senoussi » que Zeinab a été maintenue en détention. De même pour Hamed, à qui ses interrogateurs affirment communiquer toutes les déclarations « vers Tripoli à M. Senoussi Abdallah ».

Beau-frère par alliance de Kadhafi, Senoussi a également été l’un des principaux référents du cabinet Sarkozy au ministère de l’intérieur, entre 2005 et 2007, aux premières heures du grand rapprochement franco-libyen. Au moment de la vente du programme Eagle au régime Kadhafi, Amesys se vantait d’ailleurs auprès de l’appareil sécuritaire libyen de sa proximité avec Nicolas Sarkozy. « Le ministre de l’intérieur français dispose d’une réelle connaissance corroborée par une collaboration avec la société », pouvait-on lire par exemple dans une plaquette de présentation donnée aux Libyens en 2006.

Selon Le Canard enchaîné et Le Figaro, des agents français de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et de la Direction du renseignement militaire (DRM) avaient accompagné à Tripoli la mise en place du programme Eagle, découvert par des journalistes étrangers après la chute du régime Kadhafi en 2011.

Les témoignages aujourd'hui entre les mains des juges français constituent la première étape de l'instruction menée par les deux juges du pôle “crime contre l'humanité et génocide” du tribunal de Paris. Sous la présidence Sarkozy, le gouvernement avait affirmé que l'exportation du produit Eagle ne nécessitait aucune autorisation pour faire taire les critiques naissantes sur l’implication de la France dans ce marché.

Ni matériel de guerre, ni bien à double usage, le système Eagle serait passé entre les mailles du filet règlementaire. Un argument repris par le nouveau gouvernement, au ministère de la défense comme aux affaires étrangères. En janvier dernier, la ministre chargée de l'économie numérique Fleur Pellerin nous avait répondu vouloir « faire évoluer la liste de ces biens à double usage pour éventuellement y inclure un certain nombre de matériels notamment liés à l'interception de communications électroniques ou à des systèmes de filtrage ou de surveillance du réseau ». La proposition figurait en dernière position des mesures présentées en février lors du séminaire gouvernemental sur le numérique. Pour l'heure, aucune réforme n'est entrée en vigueur.

BOITE NOIRELes prénoms et noms des témoins ont été changés pour des raisons de sécurité étant donné l'instabilité en Libye et de possibles mesures de rétorsion, comme le craignent certaines parties civiles.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Debconf 13


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