« Ils m’en veulent, mais ils m’en voudront encore plus avec le prochain livre. » Comme toujours, la phrase est débitée calmement et avec le sourire. Mais elle annonce de nouvelles batailles, d’autres empoignades – éventuellement devant les tribunaux – et des heures de discussions fiévreuses, où il excelle. De cet avenir probable, Jean-Luc Touly ne dit rien encore. Il n’y a pourtant aucune raison que son prochain ouvrage, coécrit comme à l’accoutumée avec le journaliste Roger Lenglet et prévu pour fin septembre, ne déclenche pas les mêmes réactions que ses précédentes prises de position publiques, qu’il enchaîne à un rythme frénétique depuis dix ans.
Ses cibles préférées se nomment Veolia (ex-Vivendi, ex-Générale des eaux) et Suez (ex-Lyonnaise des eaux), les géants régnant sur 70 % de la distribution de l’eau potable en France. Mais aussi CGT et FO, syndicats qu’il accuse de vivre en trop bonne intelligence avec certaines grandes entreprises, en raison notamment de petits arrangements financiers. Des cibles qui ne seront, encore une fois, pas épargnées dans le livre à paraître, sobrement intitulé Syndicats – Corruption, dérives, trahisons (éd. First document). Il est vrai que Jean-Luc Touly, dénonciateur à répétition, a une particularité : il est employé de Veolia depuis 1973, et syndicaliste quasiment sans interruption depuis 1981. C’est ce qui fait toute la complexité de l’homme ; et la valeur du militant, devenu une figure incontournable du combat contre la marchandisation de l’eau.
Lutter contre l’opacité des contrats passés entre les mairies et les multinationales de l’eau (fondées en France au XIXe siècle avant de s’implanter partout dans le monde), c’est le combat pour lequel le militant est connu, et aujourd’hui incontournable. Adversaire de l’intérieur, critique très informé des dérives du secteur privé de l’eau, qui vit grâce à de juteuses et très longues délégations de service public, il a endossé l’habit du lanceur d’alerte avant que le terme ne soit à la mode.
Le rôle va comme un gant à ce multi-casquettes, dont la liste de fonctions est impressionnante : délégué syndical depuis plus de trente ans, juge prud’homal depuis 1992, conseiller régional Europe Écologie-Les Verts depuis 2010, conseiller municipal de Wissous (Essonne) depuis 2008, salarié à mi-temps de la fondation France Libertés de Danielle Mitterrand depuis 2004, responsable de l’Association pour un contrat mondial de l’eau (ACME), membre de l’association anticorruption Anticor, ex-membre du conseil scientifique d’Attac !
Jean-Luc Touly est un habitué des déclarations fracassantes, et des tribunaux. Lors de sa dernière visite dans une salle d’audience en mars, il a été condamné à verser un euro symbolique à Veolia (et 1 000 euros d’amende avec sursis) pour diffamation, à la suite de sa participation au documentaire Water makes money, diffusé sur Arte en septembre 2010 et en février 2013. Le film est une charge féroce contre la gestion privée de l’eau, source de factures en constante augmentation et de négligences dans l’entretien du réseau de distribution, et une ode à la remunicipalisation de ce bien de première nécessité.
Dès les premières minutes, Touly y raconte son combat, lancé en 2003 avec la publication de son premier livre, L’Eau de Vivendi, les vérités inavouables (éd. Alias), très vite attaqué à la fois par Veolia et la CGT. Le militant déclare dans le film qu’à l’automne 2004, juste avant l’audience, l’entreprise lui a proposé un million d’euros pour se passer de ses services et éviter le procès, générateur de mauvaise publicité. Il a refusé, et selon son récit, a gagné par la suite tous ses procès. C’est pour cette phrase que Touly et les distributeurs du film sont condamnés. Le militant indique que seule la seconde partie de ses propos, sur les procès qu’il a assuré avoir gagnés, a été invalidée par la justice. Car de fait, il avait été condamné en 2004 pour diffamation envers Veolia, déjà à un euro de dommages et intérêts, pour avoir exagéré une de ses attaques. Quoi qu’il en soit, toute sa tirade, y compris le passage sur la proposition de transaction financière, sera supprimée des nouveaux DVD du film.
Touly a fait appel, mais se dit pourtant « tout à fait satisfait » du résultat du procès Water makes money. Il se réjouit notamment que les deux autres passages visés par la plainte, où il accuse Veolia de « corruption » et les élus de « conflits d’intérêts », n’aient pas été condamnés par la justice.
Ces accusations ne sont pas nouvelles. Il en lançait déjà la majeure partie dans son livre de 2003, puis dans sa nouvelle version, enrichie en 2006 et renommée L’Eau des multinationales, les vérités inavouables (éd. Fayard). Ce sont ces deux ouvrages, et le licenciement – finalement annulé en justice – qu’ils lui ont valu, qui ont fait de lui une personnalité publique, et forgé sa stature de lanceur d’alerte. « Le premier livre était un travail axé sur les liens entre Vivendi et les syndicalistes maison, mais je voulais aussi dénoncer les conditions dans lesquelles étaient passés les marchés publics sur la gestion de l’eau », explique l’auteur.
C’est ce dernier point qui a le plus marqué l’opinion. Les divers aspects de sa dénonciation ont été bien résumés par L’Humanité à l’époque. En s’appuyant sur plusieurs rapports commandés par la Ville de Paris, le livre pointe l’opacité sur les comptes-rendus financiers fournis à la municipalité par Suez et Veolia, qui se partageaient la gestion de l’eau parisienne, jusqu’à sa remunicipalisation en 2010. Il souligne que leurs marges pouvaient dépasser 40 %. Il ressort des oubliettes un audit de 1997 commandé par le Syndicat des eaux d'Ile-de-France (SEDIF, qui regroupe 144 communes, le plus gros contrat de délégation de service public d’Europe), soulignant que le contrat de Veolia, bénéficiaire du marché depuis plus de 80 ans, pourrait être baissé de 30 %.
« Par mes fonctions de responsable administratif et financier pour les contrats du sud de la Région parisienne chez Veolia, j’avais surtout remarqué à partir du début des années 1990 un certain nombre de dysfonctionnements au niveau comptable pour les collectivités locales, raconte Touly. Les frais de personnel facturés étaient largement supérieurs à la réalité, les contrats engrangeaient censément beaucoup moins de bénéfices que dans la réalité, il y avait des surfacturations… Les élus des grandes villes ne pouvaient pas ignorer ces dérives qui duraient depuis des années. Mais Veolia, comme ses concurrents directs, payait des voyages aux élus, ou construisait des stades. » Ce sont ces errements qu’il raconte dans son livre, criant à la corruption.
Parfois, les faits qu’il dénonce à l'époque sont déjà connus depuis plusieurs années. C’est le cas des « provisions pour renouvellement », d’énormes sommes issues des factures des usagers, censées servir à l’entretien du réseau, mais dont l’utilisation réelle n’était pas contrôlée. Ainsi, en 1996, Vivendi transfère des milliards d’euros de provisions dans une coquille off-shore irlandaise. Elle servira à financer la folie des grandeurs du groupe et de son patron de l’époque, Jean-Marie Messier… C’est ce que racontaient dès 1999 plusieurs journalistes, à Enjeux-Les Échos puis au Monde (sous la signature notamment de Martine Orange !).
Il lui a fallu vingt ans pour parler
Touly s’est aussi attaqué de front aux syndicats de Vivendi, choyés par la direction. « Dès 1982, j’ai été élu numéro 2 de la CGT de mon entreprise, rappelle le syndicaliste. Et petit à petit, j’ai découvert des choses bizarres. À Paris, les primes et les indemnités étaient bien plus avantageuses qu’en province. Et dès qu’un délégué syndical devenait permanent, il obtenait systématiquement lors de ses évaluations la note maximale d’un cadre, ce qui lui permettait d’obtenir très vite de l’avancement, et de doubler son salaire en peu de temps. » Et les passe-droits ne semblent pas difficiles à négocier. En 1997, un des responsables syndicaux essaye même de faire embaucher sa belle-fille, à un salaire avantageux, en envoyant Touly discuter directement avec Messier. « Il s’était gouré de personne, j’ai refusé tout net », rigole encore le militant.
De ces dérives qui le choquent profondément, Touly a gardé un ressentiment marqué envers les responsables syndicaux « achetés » par la direction. Mais il lui aura fallu vingt ans pour les mettre en lumière. « J’ai mis dix ans à réaliser ce qui se passait, et encore dix ans à pouvoir le dire à l’extérieur », résume celui que les sceptiques décrivent parfois comme un « repenti ». Élevé par des parents communistes, il l’explique autrement : « Par réflexe par rapport à ma culture, mon éducation, mes croyances, j’ai fermé ma gueule. Je me disais qu’il fallait prendre l’argent du capitalisme pour le combattre, que ces pratiques restaient raisonnables. » Bref, « le mur de Berlin n’était pas tombé dans ma tête ».
Pour sauter le pas, il lui a fallu croiser le chemin des militants d’Attac au tournant du siècle, puis de Danielle Mitterrand, farouche militante du droit à l’eau pour tous, qui le prend sous son aile. Et enfin le choc du second forum social de Porto Alegre début 2002. « J’ai fait une intervention à la tribune, et ma position de salarié de Vivendi a été très critiquée. On me demandait pourquoi je n’agissait pas en interne… »
Sa réponse sera son premier livre. À sa sortie, Le Parisien et L’Humanité lui consacrent de grands articles, relayés quelques jours plus tard par Complément d’enquête sur France 2, puis par Télérama. La machine médiatique est lancée. Car l’homme est un « bon client » pour les journalistes, qui tape sec sur ses adversaires tout en gardant un air affable, qui livre moult anecdotes et documents confidentiels, et qui sait se rendre disponible : il reçoit de constantes sollicitations, et en refuse peu.
Son profil devient rapidement encore plus alléchant pour les caméras : après plusieurs tentatives infructueuses auprès de l’inspection du travail et du ministre du travail, Veolia parvient à virer l’encombrant syndicaliste en mars 2006 pour faute grave, avec l’accord du ministre du travail Gérard Larcher. Mais la cour administrative d’appel impose sa réintégration en mai 2010.
Après 4 ans d’absence (au cours desquels il est embauché par France Libertés), c’est le retour dans l’entreprise… où il travaille désormais environ une heure par mois, selon ses estimations. Certes, il n’effectue plus qu’un mi-temps, car il a gardé un pied dans la fondation créée par Danielle Mitterrand, et il multiplie les délégations syndicales, mais tout de même. La gestion des 90 fontaines municipales que Veolia a conservées à Paris ne remplit pas vraiment un emploi du temps.
Alors, Jean-Luc Touly s’occupe. Constamment. « Parmi tous ceux qui mouillent la chemise sur les questions de l’eau depuis le début des années 2000, il est certainement l’activiste le plus constant, juge son ami Marc Laimé, consultant, militant et ancien journaliste, spécialiste des questions de l’eau. Sur ce terrain, c’est le meilleur. Il ne refuse jamais de sauter dans un train pour aller parler à l’autre bout de la France, quel qu’en soit le coût personnel, devant 20 ou 300 personnes. Cela a énormément participé à son image de marque. »
Comment Veolia justifie-t-elle de lui laisser occuper cet « emploi quasi fictif », selon l'intéressé lui-même ? Mystère, personne dans l'entreprise ne souhaite s’exprimer officiellement sur le cas Touly. En coulisse, il ne faut pourtant pas beaucoup pousser certains cadres pour qu’ils fassent savoir tout le mal qu’ils pensent de cet homme « sans aucune légitimité en interne », dans « une logique de trahison permanente » et qui « instrumentalise des questions importantes » pour sa gloire personnelle, assisté par « un réseau de journalistes » bien entretenu. À noter, Touly, qui refuse tout net de démissionner, a demandé à plusieurs reprises un départ négocié, où il toucherait simplement ses « droits de salarié de l’entreprise depuis plus de trente ans, sans aucune transaction supplémentaire ». Refusé par une direction qui le laisse savourer jusqu’à la lie sa réintégration.
La médiatisation est nécessaire
Du côté des syndicats, c’est peu de dire qu’on ne se bouscule pas pour le soutenir. À la CGT, qu’il a quittée pour Sud avant de devenir délégué syndical FO, et qui se désista jadis in extremis d'un procès qu'elle lui avait intentée, c’est aujourd’hui le silence radio. Mais peu lui ont pardonné ses multiples attaques. La plupart des syndicalistes lui reprochent discrètement de ne pas défendre les salariés, et d’affaiblir son entreprise. Le discours est récurrent chez Veolia. « Il pense peut-être avoir gagné une forme de respect par ses combats constants, mais c’est faux, il agace beaucoup en interne, témoigne un jeune cadre qui l’a côtoyé avant de quitter l’entreprise. Je partage plusieurs de ses positions, je comprends son action, mais pas son positionnement de critique permanente, à l’extérieur de l'entreprise qui plus est. »
Pourquoi ne pas essayer d’agir en interne ? Touly répond qu’il l’a beaucoup fait, luttant notamment avec énergie en province au début de sa carrière, pour aligner le niveau des primes, qui pouvaient représenter plus du quart du salaire, sur celui de Paris. « Mais j’ai fait le constat aujourd’hui que la médiatisation est nécessaire, et utile. À la fois pour faire passer des informations et pour construire des réseaux militants sur tout le territoire. »
Celui qui revendique avoir participé à quelque 1 400 réunions publiques en dix ans assure qu’il a dû combattre une grande timidité. Il avait commencé à la soigner dans un syndicat lycéen, puis en essayant de monter un syndicat d’appelés en Allemagne, durant son service militaire, ce qui lui vaudra trois mois de mitard. Aujourd’hui, aucune trace de cette tare de jeunesse, au contraire. Il est capable de parler de lui et de son combat près de trois heures d'affilée pour une interview, et jubile visiblement en rejouant avec force détails ses multiples passes d’armes contre ses meilleurs ennemis, cadres de multinationales ou élus favorables à la gestion privée.
« On lui reproche une forme de surexposition médiatique, convient d’ailleurs Marc Laimé. Et il s’active de façon tellement frénétique que cela l’empêche parfois d’approfondir certains sujets. » Même son de cloche chez Anne Le Strat, l’adjointe au maire de Paris qui a porté la remunicipalisation de la gestion de l’eau dans la capitale : « Son engagement est très impressionnant, mais ses amis, dont je suis, lui disent qu’il se tient parfois à la limite du simplisme, qu’il fait des amalgames entre des situations qui mériteraient une analyse plus fine. Finalement, ce qui l’amuse le plus, c’est d’être celui qui dénonce. »
Le trublion Touly a en effet du mal à rester dans les cases. Il s’est brouillé en quelques mois avec le maire PS de Wissous, qui l’avait enrôlé sur sa liste aux municipales en 2008, a rédigé un livre critique sur les Verts (Europe Écologie, miracle ou mirage ?, éd. First) deux ans après être devenu conseiller régional, a été viré, puis repris par France Libertés…
Sa liberté de ton fait en tout cas de lui un totem incontournable dans tous les débats touchant à l’eau. En dix ans, lui, Anne Le Strat, Marc Laimé et quelques autres ont largement contribué à réveiller un débat endormi depuis des décennies. Les remunicipalisations sont redevenues à la mode (à Grenoble, Paris, Rennes, ou Bordeaux pour 2018…), les géants du secteur ont dû faire de la place à leurs concurrents (à Chelles ou à Saintes), ou baisser drastiquement les prix (à Lyon, Toulouse, Orléans ou pour les agglomérations du SEDIF).
Un excellent article du site d’Arte présente en détail les récents bouleversements du secteur. Une sacrée avancée pour ces militants. Qui refusent toutefois de se voir qualifier de tenants absolus du secteur public. Touly lui-même reconnaît des contacts – « mais plus aucun depuis 18 mois » – avec Suez, qui a vite compris qu’elle devait intégrer des arguments de ses opposants à son discours et, en partie, à ses actes. Le militant revendique surtout des relations poussées avec les dirigeants de petites entreprises privées du secteur, comme Agur, implantée à Bayonne, ou la Nantaise des eaux, rachetée en 2009 par Gelsenwasser, un groupe privé mais détenu par des collectivités locales allemandes.
Son dirigeant pour la France, Raymond Hernandez, se prévaut d'une « amitié » avec le militant. « Jean-Luc Touly n’est pas un ayatollah de la régie municipale, explique-t-il. Ce qu’il souhaite, c’est que le marché fonctionne dans des conditions de concurrence saine et transparente, qui permettent à tous les acteurs de s’exprimer. » Quitte à donner un coup de pouce à des concurrents, même privés, des géants de l'eau... De quoi en tout cas chambouler le système français, ce monde « constitué depuis des décennies, et qui a conduit à une pérennisation de relations privilégiées entre des opérateurs du secteur et certains élus », comme le décrit poliment Hernandez. Les mots choisis par Jean-Luc Touly continueront à être plus brutaux, le temps qu’il faudra.
BOITE NOIREJ'ai rencontré Jean-Luc Touly pendant près de trois heures le 17 juillet. Nous avons poursuivi la conversation par téléphone le lendemain. Les autres témoignages ont été recueillis entre le 19 et le 29 juillet. Plusieurs personnes ont recquis l'anonymat, ne souhaitant pas rouvrir officiellement le débat avec le lanceur d'alerte, ou craignant que leurs supérieurs ne leur reprochent d'avoir évoqué son cas.
La CGT, Veolia et Suez ont refusé de répondre à nos questions.
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