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Gennevilliers: le centre municipal de santé en alternative aux urgences

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En apparence, tout semble normal. Il est 21 heures, à Gennevilliers. Au centre municipal de santé, une petite fille consulte pour des vomissements incessants. Une infirmière urgentiste la reçoit et l’oriente vers le médecin généraliste libéral de garde, assisté d’un interne. Se méfier des apparences : cette soirée tranquille est une première nationale, un petit miracle. L’Agence régionale de santé parle d’« expérimentation ». Ici, chaque soir, de 20 heures à minuit, les hauts murs qui cloisonnent le système de santé entre l’hôpital, la médecine libérale et la médecine salariée tombent. Le docteur Alain Tyrode, directeur du centre, le dit à sa manière : « Mon seul souci est de mettre le patient au centre du système, pas l’institution. » Ou encore : « Mon dada, c’est que tout le monde puisse se soigner, que cela ne soit pas à la gueule du client. »

21 heures, Sabrina Ajjaj reçoit les appels, trie les patients, leur dispense des soins infirmiers ou les oriente vers un médecin21 heures, Sabrina Ajjaj reçoit les appels, trie les patients, leur dispense des soins infirmiers ou les oriente vers un médecin© C C-C


 

Ouvrir cette permanence médicale de soirée a pris plus de dix ans au docteur Alain Tyrode : le temps de surmonter les résistances, de convaincre les autorités, de déroger aux réglementations. Le besoin est pourtant criant. À Gennevilliers, comme dans la quasi-totalité des zones périurbaines défavorisées (mais aussi des zones rurales), la médecine libérale déserte : il n’y a plus que 26 généralistes libéraux pour les 41 000 habitants de la commune. Dans l’ouest parisien et à Neuilly-sur-Seine, ils sont au moins deux fois plus nombreux (voir l’infographie ci-dessous).

Depuis des années, les libéraux n’assurent plus la permanence des soins : le soir et le week-end, inutile d’appeler pour une otite, personne ne décroche plus le téléphone. Reste à joindre SOS médecins, 69 euros la visite à domicile le soir, 78 euros la nuit, à payer d’avance. Et à condition de ne pas habiter dans les quatre cités de la ville où l’association ne se rend plus pour des raisons de sécurité. Ici, comme dans de nombreux endroits d’Ile-de-France, les urgences sont donc le seul recours pour les pathologies mineures. Sans surprise, leur fréquentation progresse de 5 % par an en moyenne.

« Aux urgences, nous trions les cas en fonction de leur gravité. Les moins graves, ceux qui devraient être vus par le médecin traitant, peuvent attendre des heures », explique Sabrina Ajjaj, infirmière urgentiste à l’hôpital Beaujon de Clichy, le plus proche de Gennevilliers. Elle est volontaire pour assurer la permanence des soins au centre de santé : « Je crois beaucoup à ce projet. Vu la tournure des choses – le regroupement des urgences sur de gros hôpitaux –, ce genre d’offre devient plus qu’indispensable. » Thomas Cartier, membre de l’équipe de direction et médecin généraliste, rappelle « qu’une consultation aux urgences a un coût moyen pour la collectivité de 200 euros. Au centre de santé, la consultation de nuit coûte 65,5 euros ». Pour qu’il n’y ait pas de confusion, le centre municipal de santé ne parle pas d’urgences, sous-entendu vitales, qui exigent un plateau technique et des lits d’hospitalisation, mais de « consultations non programmées de soirée ».

Gennevilliers est aux interstices du système de santé, là où se creusent les inégalités d’accès aux soins et d’espérance de vie. Les Hauts-de-Seine sont le deuxième département le plus riche de France, mais les Gennevillois profitent peu de cet environnement hyper-privilégié : le taux de chômage y frôle les 20 %, près de 35 % des enfants vivent dans un foyer à bas revenus, et 11,2 % de la population perçoit la Couverture maladie universelle complémentaire (6 % au niveau national), réservée aux personnes qui ont un revenu inférieur à 8 500 euros annuels. Entre Gennevilliers et Neuilly-sur-Seine, il y a plus de cinq ans de différence d’espérance de vie.

Nous sommes en « banlieue rouge ». La politique de santé est un axe fort de cette commune tenue par le Parti communiste depuis 1934. Le centre de santé a été construit dès 1936. Alain Tyrode a en a pris la direction à 26 ans, en 1982. On a eu du mal à le convaincre de nous laisser visiter le centre municipal de santé en son absence (il était en vacances). Il aurait souhaité nous guider lui-même dans ce bâtiment flambant neuf, ouvert en septembre 2012, incarnation physique d’un projet médical mûri pendant vingt ans. C’est son second qui s’y colle, Thomas Cartier, médecin généraliste et membre de l’équipe de direction. Sur 2 500 mètres carrés et quatre étages, s’agencent les cabinets de médecine générale, de dix-huit spécialités médicales, une vaste infirmerie. Il y a aussi un centre dentaire doté d’une imagerie dernier cri, des laboratoires d’analyses médicales et de radiologie aux allures de vaisseau spatial. De la technologie et des spécialités de pointe, le tout sans dépassements d’honoraires, sans avance de frais, du lundi au samedi toute la journée et même le soir.

Flambant neuf, le centre de santé a emménagé dans de nouveaux locaux en septembre 2012.Flambant neuf, le centre de santé a emménagé dans de nouveaux locaux en septembre 2012.© C C-C

Les jeunes médecins se pressent pour y travailler. Car ils intègrent une équipe pluridisciplinaire porteuse d’un projet médical qui fait sens, et travaillent 35 heures pour un salaire de 5 000 à 5 500 euros net par mois. Le médecin libéral solitaire, accroché à sa liberté d’installation et à ses dépassements d’honoraires, est définitivement ringardisé. « Les jeunes ne veulent plus de cette médecine-là », assure Alain Tyrode. Lui est venu à la médecine sociale par militantisme communiste. « C’est terminé ça aussi », constate-t-il, sans amertume. Indécrottable optimiste, il trouve ces jeunes « formidables : nous partageons des valeurs communes, nous sommes tous des militants ».

« Les études de médecine abordent très peu la question des inégalités de santé, explique Thomas Cartier, 29 ans. On est formés par des médecins hospitaliers de CHU qui traitent des maladies, pas des malades. Ce n’est pas ma vision des choses. Mon travail, c’est parfois d’appeler, avec l’accord du patient, un patron qui ne respecte pas la demande du médecin du travail d’aménager le poste d’un manutentionnaire qui a des douleurs lombaires. » C’est encore de « s’intéresser aux droits d’un ouvrier qui a le dos cassé et qui ne comprend rien aux contraintes administratives. On peut finir à la rue pour moins que ça ».

Thomas Cartier, coordonnateur en médecine générale du centre de santé.Thomas Cartier, coordonnateur en médecine générale du centre de santé.© C C-C

Au centre municipal, Thomas Cartier consulte et coordonne l’équipe de médecine générale, à mi-temps. Sinon, il est chercheur à l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (IRDES). Sa spécialité, ce sont les « soins primaires ». Dans un de ses articles, il en rapporte cette définition : les soins primaires doivent être « accessibles universellement à tous les individus, être le premier niveau de contact avec le système national de santé et être présents au plus proche des lieux de vie et de travail ». Leur organisation est au cœur des réflexions internationales, et la France est sérieusement en retard.

La médecine générale est la clé de voûte des soins primaires, elle a une « responsabilité populationnelle », explique Thomas Cartier. En France, l’éthique médicale est encore fondée sur le « colloque singulier » entre le médecin et son patient. À Gennevilliers, le secret médical est partagé par l’ensemble de l’équipe de soins. Médecins et paramédicaux, tous ont accès au dossier médical informatisé, échangent sur leurs pratiques, pour les adapter aux besoins spécifiques de la population de Gennevilliers.

Un des axes forts du projet médical de Gennevilliers est tourné vers le diabète, qui touche massivement les populations pauvres. Cette maladie exige le regard de plusieurs professionnels, car elle a de multiples complications. Le podologue peut prévenir le « pied diabétique » qui, lorsqu’il est mal soigné, peut conduire à l’amputation. Ces malades doivent aussi consulter une fois par an un ophtalmologue et un cardiologue, car ils ont de forts risques de développer une cécité ou de l’hypertension. Le centre rend accessibles sans dépassements d’honoraires ces spécialités médicales rares et souvent très chères en Ile-de-France. Autre prouesse : certaines spécialités sont assurées par des médecins hospitaliers, qui tiennent au centre de santé une « consultation avancée ».

Il y a cependant un problème, de taille : les centres de santé sont structurellement déficitaires. Ils sont financés en fonction du nombre d’actes pratiqués par le personnel soignant, au même tarif que les libéraux. Or, ce mode de rémunération ne reconnaît pas le travail de coordination ou le service rendu à la population en termes d’accès aux soins : le seul coût administratif de la gestion du tiers payant intégral (les patients n’avancent aucun frais, même pour la part complémentaire) suffit à mettre tous les centres de santé dans le rouge. Dans un récent rapport, l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) estime leur besoin d’un complément de ressources « à hauteur de 14 % ». Le rapport montre en exemple la gestion de Gennevilliers, financé par la municipalité à hauteur de 20 % de son budget, qui s’élève à 9 millions d’euros par an. La municipalité a également financé 12 des 14 millions d’euros d’investissement dans le nouveau bâtiment (le conseil général, le ministère délégué à la Ville ou le ministère de la santé ont aussi participé).

Alain Tyrode, directeur du centre de santé.Alain Tyrode, directeur du centre de santé.© Ville de Gennevilliers

Les Gennevillois ont une chance : leur commune est (relativement) riche, grâce aux entreprises installées sur le port autonome de Paris. Et Alain Tyrode est un gestionnaire rigoureux : il demande à ses médecins d’être productifs, prévoit d’augmenter le nombre de ses personnels soignants en diminuant la part administrative de ses charges. Son centre de santé est une affaire qui tourne : depuis le début de l’année, le centre a gagné 2 500 nouveaux patients. « Cet aspect économique de la santé est aujourd’hui incontournable », assume-t-il.

Comment explique-t-il que les centres de santé soient maintenus dans une précarité financière alors que leur « utilité sanitaire et sociale » est bien « réelle », comme le reconnaît l’IGAS ? Pour lui, « il y a  fondamentalement un manque de courage politique ». Les centres de santé, comme les maisons de santé libérales pluridisciplinaires qui innovent en zone rurale, sont peu audibles, car minoritaires dans l’offre de soins (moins de 10 %). Le débat public est largement préempté par l’hôpital public – qui défend son pré carré, dans la logique du paiement à l’acte – et par les médecins libéraux. « Droite comme gauche ont toléré l’explosion des dépassements d’honoraires, constate le médecin de Gennevilliers. La boîte de Pandore a été ouverte pour tous les toubibs sans vergogne. À l’hôpital public, les consultations privées sont d’une indignité totale. » Il veut cependant croire qu’« on progresse. La nouvelle génération est moins dans l’idéologie. Les guerres de religion s’épuisent ».

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