Après la mort de Rémi Fraisse, tué par une grenade offensive lancée par un gendarme, de nombreuses questions se posent autour des choix tactiques de maintien de l’ordre sur le chantier du barrage de Sivens le week-end des 25 et 26 octobre. Quelque 5 000 personnes, dont José Bové et Jean-Luc Mélenchon, étaient attendues pour un rassemblement festif contre le barrage. Après deux mois de tension entre zadistes et gendarmes, les forces de l’ordre étaient censées se faire discrètes. Comment en est-on arrivé à une bataille rangée avec l’utilisation de grenades offensives ?
- Pourquoi déployer des policiers et gendarmes le 25 octobre ?
Les organisateurs tablaient sur la venue, ce samedi, de 5 000 opposants au barrage sur la ZAD du Testet. Entre 5 000 et 7000 feront en fait le déplacement, selon les organisateurs. « Nous avions un accord avec la préfecture pour qu’il n’y ait pas de gendarmes sur place », affirme Ben Lefetey, porte-parole du Collectif pour la sauvegarde de la zone humide du Testet. Le 21 octobre, une réunion de préparation présidée par le sous-préfet Yves Mathis, le directeur de cabinet du préfet du Tarn, se tient à la préfecture, à Albi. Sont présents des représentants de la gendarmerie, le chef du service de renseignement territorial (qui s’est fait casser le nez quelques semaines plus tôt par un opposant), la maire de Lisle-sur-Tarn et les organisateurs de la manifestation.
La discussion est surtout focalisée sur le problème du stationnement des bus et voitures des militants. Selon le compte-rendu officiel de cette réunion signé de sa propre main, Yves Mathis promet que « les gendarmes ne seront pas placés au milieu des manifestants pour éviter les provocations ». Il « met en garde les manifestants contre d’éventuels actes de violence ou de dégradation ». « Les gendarmes seront présents sur les routes et ailleurs prêts à intervenir en cas de besoin », précise-t-il plus avant dans la réunion.
« En fin de semaine dernière, nous avons eu des signes d’inquiétude qui faisaient état de rassemblements importants de personnes venues pour en découdre, pour casser du gendarme », a rapporté Denis Favier, le directeur général de la gendarmerie nationale, interviewé sur BFMTV le 29 octobre. « Nous avons pris des dispositions pour que la manifestation qui était prévue samedi se déroule dans les conditions les plus apaisées possible, ce qui a été le cas, avec une présence discrète des forces de l’ordre. »
Cet accord sera rompu dès le vendredi soir, au prétexte de l’incendie d’un Algeco et d’un générateur récemment installés sur le chantier. « Vers 3 h 30 du matin, le sous-préfet Yves Mathis m’a appelé pour me dire qu’on était face à 200 hooligans et qu’il ne pourrait pas respecter l’accord », raconte Ben Lefetey. Au bout de la vallée déboisée, tous les engins de chantier avaient pourtant été enlevés à la demande du collectif. Ne restaient que cet Algeco et ce générateur gardés par trois vigiles, sur un terre-plein entouré d’une douve et d’un grillage, façon camp retranché.
« Le vendredi soir, on montait les scènes à la nuit tombante et on a vu passer un groupe non identifié d’une trentaine de personnes aller y mettre le feu », raconte Marc, 56 ans, ancien fonctionnaire de la DRIRE. « Les vigiles ont pris peur et se sont cassés dans leur voiture, là des copains ont brûlé les trois trucs qui restaient », complète une zadiste.
Les gendarmes mobiles débarquent dans la foulée. Des CRS arrivent en renfort le samedi, eux aussi par le fond de la vallée, à l’opposé du lieu du rassemblement. Dans l’après-midi du samedi, les zadistes dénombrent 32 à 34 fourgons de CRS et de gendarmes mobiles sur le parking du chantier. Pourquoi ce déploiement ? Quel était l’enjeu de ce maintien de l’ordre en pleine nature, alors que les conférences se déroulaient à une bonne quinzaine de minutes à pied de là, sur la partie encore en herbe ?
« Il n’y avait plus rien à protéger, il n’y avait strictement aucune raison d’avoir une présence policière, dit Ben Lefetey. Le rapport entre ce qu’il y avait à protéger et les moyens déclenchés n’est pas cohérent. Par contre, ça allait tout à fait dans le sens du conseil général qui voulait donner une mauvaise image de nous et détourner l’attention des journalistes des débats de fond. Et c’était mettre en danger pour rien des forces de l’ordre. »
Les spécialistes du maintien de l’ordre contactés partagent les mêmes interrogations sur ces choix tactiques. « Pourquoi le commandement militaire de la gendarmerie est-il allé jeter ses hommes de nuit dans ce combat sur un terrain tenu par des gens venus exprès pour en découdre alors qu’il n’y avait ni risque ni d’atteinte aux biens et aux personnes ? » s’étonne un syndicaliste officier de police. « Il ne s’agissait pas d’un milieu urbain avec des commerces, des bâtiments publics à protéger. » La question mérite d'être posée mais relève du préfet, nuance un officier CRS : « Ce sont des décisions politiques qui relèvent de l'autorité civile, car elles peuvent avoir des effets de visibilité contraires au but recherché. »
C’est un simple capitaine de gendarmerie mobile qui semblait diriger les opérations sur place, en liaison téléphonique avec la préfecture. « Mais les gendarmes ne font qu’exécuter les ordres, ils ont peu de possibilité d'initiative, c’est l’autorité civile qui décide », rappelle le général de gendarmerie Bertrand Cavallier, qui a dirigé le Centre national d'entraînement des forces de gendarmerie de Saint-Astier (Dordogne) et a quitté le service actif en 2011. Pendant longtemps, la gendarmerie, en tant que force militaire, ne pouvait même être utilisée par l’autorité civile pour des missions de maintien de l’ordre que sur réquisition écrite. «Historiquement, il s’agissait de s’assurer que les armées ne pouvaient s’immiscer dans des missions de maintien de l’ordre, sans une autorisation explicite de l’autorité civile», rappelait alors la commission des lois de l'Assemblée, dans l'avis de son rapporteur. Cette obligation a été supprimée par la loi du 3 août 2009 rattachant la gendarmerie au ministère de l'intérieur (dont les décrets sont sortis en juin 2011). Elle alourdissait certes la procédure, mais permettait de formaliser sur papier les conditions d'emploi de la force, les armes et le rôle de chacun.
« Il y a deux conceptions du maintien de l’ordre, confirme le sociologue Fabien Jobard, chercheur au Centre Marc Bloch. Celle britannique selon laquelle la police est autonome dans les choix stratégiques et de moyens, et celle qui prévaut en France où le maintien de l’ordre, sauf cas de légitime défense, est entièrement dirigé par l’autorité civile, c’est-à-dire le préfet. Le maintien de l'ordre est aussi le reflet d'un rapport de force politique. Un préfet qui vient de recevoir la visite martiale d'un premier ministre peut considérer les protestataires comme quantité négligeable. »
Selon une source proche du dossier, des consignes d’« extrême fermeté » avaient été données aux gendarmes par le préfet du Tarn. Ce qui explique peut-être que, selon cette même source, quelque 400 grenades, au total, ont été utilisées dans la nuit du 25 octobre. Sur le terrain, on les ramassait encore à chaque pas une semaine après les faits.
À écouter les récits des opposants qui ont participé à l’affrontement, l’enjeu de cette débauche de moyens en pleine nature paraît incompréhensible. Christian, 37 ans, montre les traces de départs de feux sur la colline, là où sont tombées les grenades offensives. « Je n’avais jamais vu ça et je ne suis pas venu pour ça, dit ce père de famille. Mais, après ça, vous ne pouvez que rester. »
Il explique qu’en fin d’après-midi, les forces de l’ordre les ont poursuivis jusque dans la forêt où les échauffourées ont continué. « Ils étaient par groupes de trois, un avec le Flashball, un avec une caméra et le dernier avec le bouclier, ils ont joué à la guerre, dit-il. Ils nous visaient au Flashball. On est ressortis quand il a commencé à faire nuit et on a allumé des feux de barrage. Là, ça s’est calmé. Puis on a refait une bataille rangée jusqu’à 4-5 heures. »
- L’utilisation de grenades offensives était-elle nécessaire et proportionnée ?
Le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve a suspendu jeudi l’usage des grenades offensives OF F1, ainsi que, pour faire bonne mesure, les grenades lacrymogènes instantanées (GLI) utilisées par les policiers et les grenades instantanées (GI), leur équivalent gendarmesque. Lancées à la main, les grenades offensives dites OF F1 sont des armes militaires datant de la guerre de 1914 en dotation uniquement chez les gendarmes. « Je les ai découvertes en faisant mon service militaire, explique un policier. En temps de guerre, on les balance dans un lieu clos, ce qui fige les gens et permet d’intervenir. »
Contacté pour en savoir plus sur ces grenades, le Service d'informations et de relations publiques des armées (Sirpa) renvoie d’ailleurs... vers le musée de l’infanterie et une photo de grenade OF F1 datant de la Première Guerre mondiale. Une mission a été confiée aux inspections générales de la gendarmerie nationale et de la police nationale sur l’usage de ces grenades offensives. Trois jours après la mort de Rémi Fraisse, la fiche d’instruction concernant ces grenades était inaccessible sur l’intranet de la gendarmerie nationale, « en cours de refonte avec le CNEFG (Centre national d'entraînement des forces de gendarmerie à Saint-Astier - ndlr) ».
Sur place, les gendarmes mobiles et les CRS ont fait face dans l’après-midi de samedi à environ 150 « individus casqués, cagoulés, porteurs pour certains de boucliers de fortune et qui agressent les forces de l’ordre avec une violence qui n’a, d’après les témoignages qui m’ont été rapportés, jamais été rencontrée par les gendarmes engagés dans une opération de maintien de l’ordre », a relaté Denis Favier, directeur général de la gendarmerie nationale. « Beaucoup de gendarmes, qui avaient été sur le site de Notre-Dame-des-Landes auparavant, m’ont dit que c’était plus dur à Sivens », dit le général Bertrand Cavallier. Les affrontements qui ont lieu sur la butte tout l’après-midi s’apaisent en début de soirée, avant de reprendre de plus belle sur le terre-plein vers 23 heures, après le départ des CRS.
En milieu urbain, les policiers peuvent compter sur les gros bras des services d’ordre. Pas à Sivens, où ils ne disposaient d’aucun relais. « La manifestation sous le chapiteau se déroulait calmement, donc je ne voulais pas m’impliquer dans les affrontements à l'autre bout : ça n’aurait servi à rien, nous n’avions aucune influence sur les gens partis là-bas », explique Ben Lefetey.
En cas de violences contre les représentants de la force publique ou s'ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu'ils occupent, le commandant du dispositif peut décider lui-même de l'emploi de ces grenades. Le 2 novembre, sur TF1, le capitaine qui a donné l’ordre d’utiliser les grenades offensives s'est justifié par la violence des « assaillants ». Il a indiqué que son escadron de 72 gendarmes mobiles a été la cible de « fusées de détresse, de fusées très puissantes assourdissantes, de tirs de mortier artisanaux et de bombes incendiaires avec de l’acide et de l’aluminium ».
Après le tir de « plus de 200 grenades lacrymogènes », « la pression est telle » selon Denis Favier que les gendarmes passent aux grenades offensives. C’est l’une d’entre elles qui tuera Rémi Fraisse, atteint dans le dos vers 2 heures du matin.
« Il faut savoir que lorsque le gradé lance sa grenade, il fait nuit, on bénéficie d’un éclairage sommaire et les assaillants sont très mobiles », a indiqué le capitaine de gendarmerie sur TF1. D’après plusieurs récits recueillis par Mediapart, ce soir-là, les gendarmes éteignaient et allumaient régulièrement leurs lumières (projecteurs, phares de camions, torches Maglite). Cette nuit-là, au moins cinq autres personnes ont été blessées parmi les zadistes, selon le décompte en cours de leur avocate. Il y aurait plusieurs blessés côté forces de l’ordre, sans qu'il soit possible d’obtenir des chiffres.
« Le code de sécurité publique autorise les gendarmes à utiliser ces moyens s’ils ne peuvent défendre autrement un terrain occupé, mais défendre cette zone était-il d’un intérêt vital ? », s’interroge un haut fonctionnaire du ministère de l’intérieur, spécialiste du maintien de l’ordre. « Il ne s’agissait pas de sauver un gendarme dont l’intégrité physique était en cause. » Et même en cas de légitime défense, l'usage de la force doit rester proportionnel au danger encouru.
Si CRS et GM ont été progressivement déguisés en Robocops, c’est justement pour pouvoir tenir et faire jouer le facteur temps en leur faveur. « Ils ont aujourd’hui des attributs vestimentaires et des protections qui leur permettent de faire face à des agressions sérieuses », rappelle ce policier qui a géré plusieurs maintiens de l’ordre « très durs ». « En maintien de l’ordre, les gendarmes et policiers ont le temps pour eux, souvent il suffit d’attendre l’épuisement de l’adversaire », explique Fabien Jobard.
« Au final, à qui profite le désordre ? Aux extrémistes, aux black blocs dont l'objectif est d'arriver à cette escalade. On parvient à un résultat dramatique : la grande base des manifestants se radicalise et les extrémistes gagnent sur le fond », regrette notre policier, déjà cité.
Contactée dès le 27 octobre pour tenter d’obtenir des réponses à toutes ces questions, la préfecture du Tarn nous a renvoyés vers la direction générale de la gendarmerie nationale. Laquelle nous a répondu, de même que le cabinet du ministère de l'intérieur, que la préfecture était responsable du dispositif de maintien de l'ordre.
BOITE NOIRECet article a été modifié, mardi après-midi pour corriger deux chiffres. Selon les organisateurs ce sont entre 5000 et 7000 personnes qui se sont rendues au rassemblement le 25 octobre (et non 2000 comme d'abord écrit) ; et Yves Mathis a évoqué «200 hooligans» (et non 300).
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