Il reviendra finalement au gouvernement de trancher. Quel que soit le choix de Ségolène Royal et Manuel Valls, ils devront prendre en compte un élément de taille : d’ici un ou deux ans, s’il est construit, le barrage de Sivens a de fortes chances d'être déclaré illégal par la justice. La ministre de l’écologie réunit mardi les acteurs locaux pour faire le point sur le dossier. Entre l’émotion populaire suscitée par la mort de Rémi Fraisse, la pression de la FNSEA et l’entêtement des élus locaux, Ségolène Royal devra choisir, elle qui a estimé dimanche que ce projet était le fruit «d'une erreur d'appréciation» : faut-il, ou non, poursuivre la réalisation d’un projet décrit comme « médiocre » par ses experts et sur lequel pèse un tel risque juridique ?
Cette perspective n’est pas pour autant suffisante pour faire reculer le président socialiste du conseil général du Tarn, Thierry Carcenac, et pas davantage la Compagnie d’aménagement des coteaux de Gascogne (CACG). Ils ont déjà démontré leur faculté à passer outre les décisions de justice pour mener à bien leurs projets, comme le démontre le précédent du barrage de Fourogue (lire ici notre précédent article).
La retenue de Fourogue est exploitée dans l’illégalité depuis plus de quinze ans, sa gestion donnant lieu à des arrangements entre le département et la CACG. Cette dernière assure aujourd’hui aux services de l’État qu’elle met tout en œuvre pour régulariser la situation. Il serait temps : mise en service fin 1998, cette retenue n’a, depuis, jamais pu jouir d’un véritable statut juridique et l’ouvrage n’aurait jamais dû voir le jour. La déclaration d’utilité publique (DUP), autrement appelée DIG (déclaration d’intérêt général), indispensable à la réalisation de ce type d’ouvrage, n’était plus valable dès le 16 octobre 1997, suite à une décision rendue par le tribunal administratif de Toulouse. Or, à cette date, les travaux de construction étaient encore en cours.
Aujourd’hui à la retraite, Bernard Viguié était à cette époque l’avocat de l’association Vère Autrement, qui s’était opposée à la construction de cette retenue. De ce dossier, il garde un souvenir très vif : « Un véritable scandale ! Je n’avais jamais vu un tel déni de la loi ! » À sa grande surprise, en effet, les promoteurs de la retenue n’avaient tenu aucun compte du jugement de sursis à exécution de l’arrêté d’utilité publique rendu par le tribunal administratif. Douze jours après la signification de cette décision, l'avocat écrivait donc un premier courrier au procureur de la République d’Albi : « Je viens d’apprendre que du gros matériel est à pied d’œuvre sur le site depuis le 27 octobre 1998. [Or], le sursis, comme l’a souligné le Président du Tribunal administratif dans une lettre adressée à la CACG, dont vous avez eu communication, emportait l’arrêt du chantier. » Malgré ses relances, ses demandes de poursuites « contre la CACG et toute entreprise susceptible de réaliser des travaux sans autorisation sur le chantier », adressées au procureur de la République d’Albi, étaient restées lettre morte.
A la suite d'une intervention personnelle du président du tribunal administratif, le préfet avait tenté de stopper les promoteurs. Après avoir constaté la poursuite illégale des travaux, le représentant de l’État avait pris un arrêté « portant mise en demeure de suspension de la mise en eau du barrage de Fourogue », précisant notamment que « dans l'attente du jugement sur le fond, la CACG est mise en demeure à compter de la date de notification du présent arrêté de suspendre sous 24H la mise en eau de l'ouvrage ».
Résultat ? Aucun. Les travaux se sont poursuivis. « Et après, on dira que les opposants au barrage de Sivens ne respectent pas l’État de droit ! », peste Bernard Viguié. En 2005, la cour d’appel de Bordeaux avait définitivement tranché le litige : elle confirmait l’annulation de la déclaration d’utilité publique relative au barrage de Fourogue. Depuis, juridiquement, le barrage n’existe pas. Mais dans les faits, si.
En ira-t-il de même avec le barrage de Sivens ? Thierry Carcenac, le président du conseil général, n’a pas renoncé à le construire. Après la mort de Rémi Fraisse et compte tenu de la crispation politique autour de ce dossier, il a accepté, à reculons, de « suspendre » les travaux. Mais, à aucun moment, il n’a été question pour lui d’annuler l’opération. Et pourtant… « Pour faire annuler la DUP relative au barrage de Fourogue, j’étais confiant, mais je ne pouvais pas être sûr du résultat, confie Bernard Viguié. Dans le cas de Sivens, c’est du 100 % ! La DUP sera annulée ! »
Les arguments des opposants sont nombreux. Mais deux d’entre eux, au moins, paraissent particulièrement solides. Il y a, d’abord, le type de contrat passé entre le conseil général et la CACG. La « concession d’aménagement » signée entre les deux parties assurait non seulement à la CACG de mener les études relatives aux besoins en eau, mais aussi les études de faisabilité de la retenue, et, in fine, la construction de l’ouvrage. Cette démarche permet à la CACG et au conseil général du Tarn d’avancer main dans la main. Le problème, c’est que, pour ce genre de réalisation, ce type de contrat est illégal.
Une jurisprudence de 2007 de la cour administrative d’appel de Bordeaux établit en effet qu’une « opération unique et isolée de construction ne constitue pas, malgré son importance, une action ou une opération d'aménagement ». Ce jugement portait sur la construction d’une retenue de 20 millions de m3, quand celle de Sivens n’en fait que 1,5 million.
S’agit-il là d’une subtilité juridique ignorée du conseil général du Tarn ? Non. Selon des documents dont Mediapart a obtenu copie, le département est parfaitement au courant de cette règle administrative. Le rapport d’audit réalisé en 2014 sur le barrage de Fourogue mentionne bien, en effet, que la réalisation de cette retenue « constituait une opération de construction et ne pouvait donc pas faire l’objet d’une concession d’aménagement ». Le technicien du conseil général a même surligné ce passage et annoté : « Attention, argumentaire utilisé par les opposants de Sivens ». Conscient de l’illégalité très probable de sa démarche, le conseil général n’en continue pas moins à soutenir la réalisation du projet de Sivens.
Ce n’est pourtant pas ce point de procédure qui saute d’abord aux yeux de Bernard Viguié. Selon l'ancien avocat, les arguments qui pourraient être retenus par le tribunal administratif portent sur l’insuffisance des études et « l’erreur manifeste d’appréciation ». Des points souvent difficiles à faire valoir mais, dans le cas présent, le rapport officiel remis à Ségolène Royal pourrait balayer les hésitations des juges : les experts ont été dépêchés par l’État pour analyser froidement le dossier, et ce travail leur a permis de relever de notables faiblesses.
Ils pointent notamment l’absence de solutions alternatives proposées par la CACG, ce qui répond directement à la question de l’insuffisance de l’étude remise au conseil général par la Compagnie. La volonté affichée par la CACG de réaliser ce barrage à Sivens ne se justifie par aucune réalité écologique ni économique. Ce serait plutôt l’inverse : la zone humide de Sivens abritait plus de 80 espèces protégées et les caractéristiques de la zone rendent le projet particulièrement onéreux. Mais la CACG, qui savait qu’elle aurait en charge la construction de l’ouvrage, n’avait pas de meilleure solution à proposer…
Quant à l’erreur manifeste d’appréciation, les experts ont souligné le surdimensionnement de l’ouvrage tel qu’il a été recommandé par la CACG : ils l’estiment entre 35 % et 40 % trop grand. Quelques jours passés à étudier le dossier leur auront suffi pour constater que le nombre d’exploitants agricoles susceptibles de bénéficier de la retenue avait été largement surévalué. Ils en ont dénombré une bonne trentaine, contre 81 annoncés par la CACG. Le Collectif Testet, qui parle plutôt d’une petite vingtaine, avait découvert que, dans la liste de la CACG, se trouvaient des exploitants situés hors de la zone concernée par le barrage, et même des opposants au projet. « Même si on considère que trente agriculteurs sont demandeurs, on n’est plus dans un projet d’intérêt général, mais dans le subventionnement d’intérêts privés », analyse Ben Lefetey, le porte-parole du collectif.
Ce n’est pas la seule manœuvre utilisée par la CACG dans son étude pour gonfler les chiffres. La compagnie a par exemple justifié la nécessité de construire une retenue de 1,5 million de m3 par une mesure de soutien d’étiage du Tescou – le cours d’eau sur lequel doit être construit le barrage. 30 % du volume de la retenue y est destiné, soit environ 450 000 m3. Ce volume, avancé lors de la première étude réalisée en 2001, devait permettre au Tescou de retrouver une bonne qualité d’eau, principalement mise à mal par les rejets d’eaux blanches d’une laiterie. Au milieu des années 2000, cette laiterie s’est dotée d’une station d’épuration, ce qui lui a permis de ne plus polluer le cours d’eau.
Mais, dans son actualisation de 2009, la CACG n’a tenu aucun compte de ce facteur et a maintenu son chiffre de 2001. Quant au nombre d’hectares qui devaient être irrigués grâce à la retenue, il est passé de 309 en 2001 à 369 en 2009, sans aucune justification, et alors que les surfaces agricoles irriguées de la région sont globalement en diminution… « Pour tourner, la CACG a besoin d’un certain volume d’affaires par an. Et elle se débrouille pour y parvenir », résume le député écologiste Gérard Onesta, originaire d’Albi. Dans sa démarche, elle peut compter sur le soutien des barrons locaux du PS et du PRG, dont certains siègent au conseil d’administration de cette société d’économie mixte.
Le tribunal administratif, saisi par les opposants au barrage, a donc de bonnes chances d'annuler la Déclaration d’utilité publique. Mais une ou deux années vont s’écouler avant que le jugement soit rendu. Or Thierry Carcenac et la CACG s’entêtent à mener leur projet à terme. Car en reculant sur Sivens, c’est tout un système qui pourrait s’effondrer et une vingtaine d’autres projets de barrage qui pourraient disparaître.
En ne mettant pas aux voix la suspension des travaux vendredi 31 octobre, Thierry Carcenac s’est épargné une réouverture des débats au sein de son assemblée. Les experts du ministère de l’écologie ont quant à eux estimé que le chantier était trop avancé pour annuler le projet. Pourtant, « on parle ici de quelques centaines de milliers d’euros qui passeraient en pertes et fracas. C’est bien sûr regrettable, mais ça ne justifie pas de s’entêter de la sorte sur un projet qui ne tient pas la route. Et surtout pas au moment où le gouvernement a reculé sur l’écotaxe, ce qui pourrait lui coûter un milliard d’euros ! » rappelle Gérard Onesta. Seul le préfet – donc le gouvernement – peut aujourd’hui arrêter le projet en « annulant » sa DUP.
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