Vendredi 31 octobre, les conseillers généraux du Tarn, tenu par le PS, devaient décider du sort réservé au barrage de Sivens, sur le chantier duquel le jeune Rémi Fraisse a été tué ce week-end par une grenade offensive qu'avaient lancée les gendarmes. Ils ne se sont pas déjugés. Ils ont « pris acte de l'impossibilité de poursuivre toute activité liée au déroulement du chantier sur le site de Sivens ». Et renvoyé la balle dans le camp de l'Etat, qui organise mardi prochain une réunion de crise sous la houlette de Ségolène Royal, la ministre de l'écologie.Sans renoncer explicitement au barrage. Pour cause: ce projet aujourd'hui contesté et remis en cause, ils l'ont toujours soutenu.
Le 17 mai 2013, les élus de gauche (majoritaires) et de droite l'avaient approuvé par 43 voix sur 46. À l'époque, seuls trois élus avaient voté contre : Jacques Pagès (divers gauche) et deux communistes, Roland Foissac et Serge Entraygues, qui réclament aujourd'hui l'abandon du projet.
Dans les années 1990, il en était déjà question pour stocker l'eau et aider les exploitations agricoles dans le bassin-versant du Tescou, cette partie pauvre du département. Le récent rapport des experts du ministère de l'écologie pointe une série de dysfonctionnements : des besoins en eau surévalués (le nombre d'exploitants bénéficiaires serait de 30 à 40, pas 81 comme l'affirme le conseil général), une étude d'impact insuffisante, un plan de financement « fragile », etc. Malgré le drame, la majorité des élus locaux campent sur leurs positions : suspendre le chantier, d'accord. Le redimensionner comme le suggère le rapport d'experts ? Peut-être. Mais l'arrêter comme le demandent les écologistes, pas question. « Il n'est pas possible que des gens violents imposent leur décision à tous les autres », assure dans Le Monde le président du conseil général, Thierry Carcenac, qui en a fait une affaire personnelle.
« Si on cède à 200 personnes aujourd'hui, on ne pourra plus construire d'autoroutes en France », tempête Jacques Valax, député PS, lui aussi élu départemental. L'opposition locale est sur cette ligne, comme les responsables nationaux de la FNSEA, le premier syndicat agricole, connu pour sa défense d'un modèle productiviste. « Ce barrage est primordial pour les agriculteurs et s'il est arrêté, définitivement, c'est la mort d'une vallée », menace Jean-Claude Huc, président de la chambre d'agriculture du Tarn, administrateur de la FNSEA. Dans Le Figaro, le président de la FNSEA, Xavier Beulin, s'en est violemment pris aux activistes anti-barrages, accusés d'être des « djihadistes verts ».
Le Tarn, terre de gauche imprégnée de socialisme et de radicalisme, fut la patrie de Jean Jaurès, dont on célèbre cette année le centenaire de la mort. Le fondateur de L'Humanité y fut d'abord professeur de philosophie, puis élu en 1893 député de Carmaux, en pleine grève des mineurs. Par fidélité au fondateur de la SFIO, l'ancêtre du PS, c'est à Carmaux que François Mitterrand lança sa campagne présidentielle en 1980. Depuis la décentralisation de 1982, le conseil général a toujours été à gauche, dirigé par le PS avec le soutien des radicaux de gauche.
Dans ce fief rose, c'est aujourd'hui un socialisme gestionnaire, de plus en plus contesté dans les urnes, qui est aux manettes. C'est là sans doute une clé d'explication de l'entêtement de Thierry Carcenac, président du conseil général, à soutenir un barrage à l'intérêt discutable, puis à en lancer les travaux malgré la contestation d'occupants toujours plus nombreux au cours des derniers mois et malgré les nombreux recours en justice encore en cours d'examen. Combiné à une forte présence des gendarmes, ce jusqu'au-boutisme a contribué à tendre la situation sur place.
Il y a une semaine, Carcenac, 63 ans, était un parfait inconnu dans la politique française. Jusqu'à la mort de Rémi Fraisse et cette déclaration qui a choqué : « Mourir pour des idées, c'est une chose, mais c'est quand même relativement stupide et bête. »
Thierry Carcenac est l'incarnation du grand baron local, réélu à tout coup. Issu d'une famille modeste, il a exercé à peu près tous les mandats qu'offre la République. Il est élu la première fois en 1976 – conseiller municipal de Lescure-d’Albigeois. Puis trois ans plus tard au conseil général (canton d'Albi Nord-Est), dont il est alors le benjamin. Depuis trente-cinq ans, il n'a jamais quitté les bancs de l'assemblée départementale. En 1992, il succède à la présidence à Jacques Durand, l'homme fort du département, mort prématurément. Il y est toujours. Cumulard assumé, Carcenac a été député entre 1997 et 2012. Le 28 septembre, il a été élu sénateur. Talonné de 17 voix par un candidat UMP, mais élu.
Dans les années 80 et 90, cet inspecteur des impôts de profession a été chargé de mission auprès de ministres socialistes, de l'industrie et du budget : Édith Cresson, Michel Charasse, Martin Malvy, l'homme fort de la région. Il exerce ou a exercé une série de fonctions locales clés : président de l'Agence pour l'animation du Tarn économique, des sociétés d'économie mixte Sem 81 et E.Téra, des syndicats mixtes de l'Abbaye-École de Soréze et d'aménagement du musée Toulouse-Lautrec d'Albi ou encore président du syndicat intercommunal à vocations multiples (SIVOM) d'Arthès-Lescure.
« C'est vrai que ma longévité peut interroger, concédait-il déjà en 2004. Je ne suis pas usé, je me remets en cause en permanence et je suis le plus possible à l'écoute des autres. Mon atout c'est mon expérience. (…) Jeune, vous arrivez et vous ne connaissez rien. » Dix ans plus tard, il a le même discours pour justifier sa candidature aux sénatoriales. « J’aurais pu arrêter. Mais je pense que je peux encore apporter quelque chose. Je veux être une voix et une écoute. »
Dans une lettre à en-tête du conseil général envoyée le 17 septembre à ses électeurs, Thierry Carcenac dénonce une « opposition » agressive et violente qui « tente d'imposer l'abandon du projet par des méthodes inadmissibles dans un État de droit ». Dans la campagne des sénatoriales, Carcenac a mis en avant son intransigeance pour s'attirer les voix des grands électeurs. Le Parti de gauche (PG), qui a déposé un recours contre son élection au Sénat, lui reproche d'ailleurs d'avoir « utilisé les moyens financiers du conseil général pour s'adresser aux électeurs par des publi-communiqués publiés dans La Dépêche du Midi dans lesquels il défendait le projet de barrage ».
Plus globalement, les politiques locaux à majorité socialiste ne semblent avoir pris que tardivement la nature et la mesure de la contestation suscitée par le projet, comme s'ils n'avaient voulu y voir que des « casseurs » opposés à tout progrès – une rhétorique reprise ces derniers jours par Manuel Valls qui, avant le drame, s'était vanté d'avoir « tenu bon » à Sivens devant les Jeunes Agriculteurs (lire notre article).
La faute à leur profil ? Maître d'ouvrage du projet, l'assemblée départementale est âgée : aucun trentenaire, une seule quadra, 64 ans et demi en moyenne selon nos calculs. Les trois quarts des élus ont plus de 60 ans, ce n'est "que" 60 % dans les autres conseils généraux. Un conseiller général sur 6 a plus de 70 ans. Il est aussi peu féminisé : 5 femmes seulement, dont quatre sont simples conseillères et ont moins de 60 ans. La seule femme vice-présidente, Claudie Bonnet, en charge de l'action sociale (plus de la moitié des 440 millions d'euros de budget du département), a été assistante parlementaire d'un ancien sénateur socialiste.
La faute à l'inertie et à l'entre-soi ? Le Tarn est une petite baronnie socialiste. Les carrières politiques y sont longues. Jacqueline Alquier, sénatrice PS qui s'est retirée en 2014, a été élue au conseil général dès 1979, avant de devenir députée puis d'être élue à la Haute Assemblée en 2004. Le Tarn est aussi la terre de l'ex-sénateur socialiste Jean-Marc Pastor, élu au conseil général en 1982 (il y est resté 26 ans) et au palais du Luxembourg en 1996. En 2011, Mediapart avait révélé qu'il avait fait payer par le Sénat 2 500 euros de fausses factures émises par le restaurant géré par sa fille et dont il détenait des parts. Ce qui l'avait poussé à produire une fausse lettre de soutien du président du Sénat…
Dans l'actuel conseil général, nombre d'élus l'ont été dans les années 1990. C'est par exemple le cas d'André Cabot, vice-président PS du conseil général, qui supervise le projet de barrage. Élu en 1992 dans le canton de Valderiès, la ville dont il est maire, ce technicien d'agriculture de profession est aussi président du « puissant et omniprésent syndicat d'adduction d'eau de Valence Valderiès », dixit La Dépêche du Midi.
Cabot est aussi administrateur de la CACG (Compagnie d’aménagement des coteaux de Gascogne), stociété d'économie mixte interrégionale qui a mené les études sur le barrage, mais est censée le construire et même l'exploiter. « Elle a joué depuis 25 ans un rôle central dans le portage de cette opération », pointe le rapport des experts du ministère, qui remet en cause certains de ses calculs et déplore qu'aucune alternative au barrage n'ait été étudiée. Cette structure est trustée, côté politiques, par des représentants socialistes et radicaux et, côté agriculteurs, par la FNSEA. André Cabot est aussi vice-président de l'agence de l'eau Adour-Garonne qui finance 50 % des 9 millions d'euros de travaux.
Ce monde de décideurs en vase clos ne remet guère ses certitudes en doute. Comme Mediapart l'a écrit (lire ici notre enquête), le conseil général du Tarn a déjà mis en service un barrage surdimensionné en 1998, construit et exploité par la CACG, et aujourd'hui lourdement déficitaire. Dans un autre domaine, la quasi-totalité des élus du Tarn plaident depuis des années pour une autoroute entre Castres et Toulouse. Thierry Carcenac n'écarte pas la piste d'un partenariat public-privé, qui garantirait des délais rapides mais pourrait faire monter la facture pour l'automobiliste jusqu'à 15 euros l'aller-retour. Au sein du PS, seul Samuel Cèbe, le jeune secrétaire fédéral, et Linda Gourjade, députée PS qui fait partie des "frondeurs" socialistes, se prononcent pour une liaison sans péage.
Comme ailleurs, le système politique local est condamné à évoluer. Le PS, qui ne détient pas Albi et Castres, les deux grandes villes, a perdu du terrain aux municipales de mars, Graulhet et Gaillac étant passés à droite. Le Front national est entré dans cinq conseils municipaux. À Graulhet, le candidat frontiste a fait plus de 30 %.
Avec l'introduction de la parité et le renouvellement global et plus partiel de l'assemblée départementale, les cantonales de 2015 vont accélérer le renouvellement du personnel politique. Manuel Cèbe, le jeune premier fédéral, a posé une règle claire : pas plus de trois mandats. « Thierry Carcenac a inscrit sa présidence dans la durée, le rassemblement, l’expérience et le respect des personnes. La fédération du PS le soutient dans sa mission jusqu’en 2015 », indique-t-il dans la presse locale. Autrement dit : pas au-delà. « Dix-huit ans, c’est suffisant pour accomplir sa tâche. L’objectif est de renouveler et d’ouvrir les exécutifs », dit-il. Thierry Carcenac n'a pas dû apprécier.
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Manifestation dimanche à Paris. France Nature Environnement, dont Rémi Fraisse était membre, annonce un « sit-in pacifique » à la mémoire du jeune militant écologiste mort à Sivens. Cette manifestation aura lieu le dimanche 2 novembre à 16 heures au Champ-de-Mars à Paris, devant le Mur pour la paix.
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