Le 11 avril dernier, les enquêteurs de la section de recherches de la gendarmerie de Toulouse perquisitionnent la mairie de Tarbes (Hautes-Pyrénées) pour la troisième fois en cinq mois. L’affaire est grave : la collectivité et son maire, Gérard Trémège (UMP), sont depuis plus d’un an dans le viseur de la justice, qui soupçonne l’existence d’un vaste système de trucage de plus de deux cents marchés publics. Mais une fois de plus, la perquisition ne donne rien. Les pandores font chou blanc. Les notes manuscrites ont disparu, pas un seul papier volant sur les bureaux, ni dans les corbeilles. Seuls restent en place les documents officiels et, pour les gendarmes, une sale impression de ménage qui a été fait.
Les enquêteurs doivent alors se rendre à l’évidence : depuis le début, cette affaire, qui a donné lieu à l'ouverture en juin 2013 d'une information judiciaire au tribunal de Pau pour « prise illégale d'intérêts », « favoritisme », « détournements de fonds publics » et « blanchiment » visant le maire de Tarbes, semble hantée par de mauvais esprits.
L’explication est peut-être à trouver dans les conclusions d’un rapport de la gendarmerie, daté du 25 mars 2014, et remis à la juge d’instruction de Pau en charge de l’affaire, Isabelle Ardeff. Mediapart a pu avoir accès à ce document explosif, qui en dit long sur certaines dérives au sein de la magistrature et sur les collusions qui peuvent miner des procédures entières.
Dans ces quelques pages, les enquêteurs font état de l'incroyable ingérence de la procureure de la République de Tarbes dans une enquête dont elle n’est même plus saisie, puisque dépaysée, comme la loi l’autorise, à Pau après une enquête préliminaire à Tarbes – les deux villes sont situées à une trentaine de kilomètres l’une de l’autre. Le contenu du procès-verbal, rédigé par un adjudant de la gendarmerie à partir d’écoutes téléphoniques, est accablant pour la procureure Chantal Firmigier-Michel. Le document relate ainsi ses différentes interventions, sous des formes très diverses, dans le dossier qui menace le maire de sa ville, dont elle apparaît proche.
Le gendarme retranscrit d’abord des conversations interceptées sur le téléphone portable de Gérard Trémège, avant de conclure : « Au regard des investigations, il semblerait que des communications pourraient avoir lieu entre Roger-Vincent Calatayud, adjoint au maire [de Tarbes – ndlr], et Chantal Firmigier, procureur de la République de Tarbes, sur des points de l'enquête en cours, afin que les renseignements recueillis soient communiqués directement à Gérard Trémège. »
Les enquêteurs font également état noir sur blanc d’une étrange anecdote, qu’ils ont eux-mêmes vécue avec la magistrate. Le 27 novembre 2013, alors qu’ils rencontrent la procureure de Tarbes au sujet d’une tout autre enquête en cours, cette dernière aborde l'affaire Trémège dont elle n’est pourtant plus saisie. « Au cours de la conversation, la procureure de la République de Tarbes tente d'obtenir quelques informations sur le dossier de la mairie de Tarbes, impliquant Gérard Trémège », note, incrédule, le gendarme dans son rapport.
Il y a pire. Les écoutes téléphoniques révèlent que la procureure a utilisé « des moyens policiers » (captation vidéo et envoi d'équipage policier sous son autorité) pour identifier et pister les gendarmes. Lors d'une conversation entre le maire de Tarbes et l’un de ses adjoints, Roger-Vincent Calatayud, interceptée le 13 décembre 2013, les propos tenus par le second ne laissent guère de place au doute au sujet de cette enquête policière parallèle : « C'est nous, par l'intermédiaire du procureur de la République [de Tarbes – ndlr], qui avons envoyé un équipage de la police nationale », se vante l’adjoint.
Il se trouve que cette conversation entre les deux élus se déroule précisément quatre jours après une descente de gendarmes dans plusieurs commerces de Tarbes, dans le cadre de l’enquête sur les marchés truqués. Informée par l'adjoint au maire, la procureure a donc cherché, selon les écoutes, à identifier quels étaient les enquêteurs qui s'étaient rendus dans la ville, allant jusqu'à mobiliser la police nationale pour enquêter sur leurs collègues de la gendarmerie… Du jamais vu.
L'adjoint va même jusqu’à détailler fièrement auprès de son patron la descente bis des policiers, dans le dos des gendarmes : « La police est arrivée en disant : “Voilà sur ordre du procureur de la République, nous venons vous demander qui est venu ?” »
La procureure se fait aussi fort, toujours selon les écoutes, de donner des conseils aux élus mis en cause s'agissant des astuces légales envisageables pour obtenir l’identification des gendarmes qui les importunent. La retranscription de l’écoute vaut le coup d’œil :
— L’adjoint : « Alors, elle me dit : “Moi, je conseille au maire, mais il ne faut pas que ça soit dit, je conseille au maire de dénoncer cette situation au DDSP (directeur départemental de la sécurité publique – ndlr)” et que, voilà, que (avec les vidéos) on peut savoir qui c'est, si on connaît la date et l'heure à laquelle ces personnes (les gendarmes) sont allées, on peut éventuellement les rechercher sur les caméras de vidéo. »
— Le maire : « Ah, excellent ! »
— L’adjoint : « Je lui ai dit : “Mais si on dénonce, est-ce que tu peux demander l'extraction ?” Elle dit : “Évidemment. S’il y a une enquête qui est en cours, l'autorité judiciaire peut demander l'extraction et on peut voir exactement qui est rentré et à quelle heure et qui sont ces gens-là. Et on va vite les récupérer.” »
— Le maire (décidément ravi) : « Excellent ! »
Contacté par Mediapart, le propriétaire du bar Le Régent, l’un des commerces tarbais visités par les gendarmes, a confirmé l’existence d’un étrange ballet policier après la visite des gendarmes : « Un officier de la police nationale, un gradé, est passé deux ou trois jours après les gendarmes. Il m'a demandé sur quoi ils enquêtaient, ce qu'ils m'avaient demandé, ce que j'avais répondu. C'était informel, il n'a pris aucune note. »
De fait, ces derniers mois, plusieurs événements ont montré que Gérard Trémège est un peu trop bien informé sur le contenu d’un dossier auquel il n’a pas accès légalement. Le 21 septembre 2013, lors d’une conférence de presse à l’hôtel de ville, le maire de Tarbes a ainsi évoqué le contenu d’un rapport de synthèse des gendarmes et les faits qui lui sont reprochés, alors qu’aucune information n’avait été rendue publique par la justice à ce stade.
Précision utile : à cette période, cela ne faisait que quelques semaines que l’enquête n'était plus sous l’autorité de la procureure Firmigier-Michel (voir "Boîte noire"). Dénonçant alors une « machination purement politicienne », le maire n’a pas hésité pas à dérouler devant les journalistes les prochaines étapes de l’enquête : « La machine est lancée. Courant octobre, il va y avoir des interrogations de chefs d'entreprise, de personnes travaillant avec moi et de moi-même. »
Contacté afin de réagir à nos informations, Gérard Trémège a eu pour seule réponse : « Allez vous faire foutre, Mediapart ! Vous sortez des informations truquées et mensongères. Allez vous faire foutre (bis) ! »
À la tête de l'agglomération du Grand Tarbes de 2008 à 2014, réélu maire sans discontinuer depuis 2001 et président du groupe UMP au conseil régional de Midi-Pyrénées, Gérard Trémège a su tisser un réseau puissant dans la région.
Les gendarmes qui enquêtent sur lui en sont donc certains : l’élu était informé de tous leurs faits et gestes, y compris de perquisitions à venir. Mais en plus des agissements de la procureure de Tarbes, ils soupçonnent aussi des fuites en interne, et au plus haut niveau. « Nous avons lancé des fausses pistes pour savoir d'où venait la fuite et nous sommes remontés jusqu'à la source, un gradé », confie, sous le sceau de l’anonymat, un enquêteur.
L’affaire n’a provoqué à ce jour aucune sanction au sein de la magistrature. Si la nouvelle procureure générale de Pau, Blandine Froment, s’est tout de même résolue à convoquer en juillet dernier sa consœur de Tarbes pour obtenir des explications sur ces fuites à répétition au profit du clan Trémège, cela n’a donné aucune suite. Contactée, la procureure générale fait la tortue romaine et défend sa collègue : « C'est un tissu de bêtises, la procureure a mené l'enquête préliminaire puis s'est dessaisie au profit du parquet de Pau. Il s'agit d'une rumeur et d'un règlement de comptes entre gens. » Lesquels ? Mystère.
Après la publication de notre enquête, le ministère de la justice a pour sa part fait savoir, vendredi 31 octobre vers midi, que, d'après l'analyse de la procureure générale de Pau, il n'existait pas « d’éléments probants justifiant des poursuites disciplinaires à l’encontre de la procureur de la République de Tarbes ». En fin de journée, Europe 1 a finalement annoncé l'ouverture d'une enquête de l'Inspection générale des servces judiciaires, décidée par la ministre de la justice Christiane Taubira.
Quant à la principale intéressée, Chantal Firmigier-Michel, elle n’a pas retourné nos appels. Les questions, pourtant, ne manquaient pas.
Ainsi, dans un autre dossier impliquant Gérard Trémège sur une fraude à l’URSSAF s’élevant à 300 000 euros – officiellement à la retraite, il poursuivait une activité de commissaire aux comptes dans une dizaine d'entreprises –, la procureure de Tarbes a également fait des miracles. Cette fois, la magistrate avait toute autorité sur le dossier, puisque sous le statut d’enquête préliminaire. Après la rédaction d’un rapport de synthèse daté du 20 juin dernier accablant l’édile, les gendarmes ont réclamé des perquisitions et l’audition de l’élu. Résultat ? En septembre, la section de recherches de Toulouse, décidément un peu trop curieuse, a été dessaisie du dossier.
BOITE NOIREACTUALISATION - Cet article a été actualisé, vendredi 31 octobre à 13 heures, après la réaction du ministère de la justice. Il a été de nouveau actualisé à 17 heures après l'annonce, par Europe 1, de l'ouverture d'une enquête de l'Inspection générale des services judiciaires, décidée par le ministère de la justice.
Par ailleurs, dans une première version de cet article, il était indiqué que l'enquête sur les marchés truqués de Tarbes était sous l'autorité de la procureure Chantal Firmigier-Michel en septembre 2013. Elle s'est officiellement dessaisie du dossier, en juin 2013, au profit du parquet de Pau, qui ne l'a cependant récupéré concrètement qu'en septembre de la même année.
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