Une centaine d’étudiants ont réclamé, mardi 28 octobre, le départ de Christian Duval, directeur de l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, en allant scander sous ses fenêtres son mot d’ordre favori : « Rigueur, respect, responsabilité ». Depuis les révélations de Marsactu et Mediapart sur la politique de développement et d’externalisation des masters de Sciences-Po Aix, les interrogations sur sa gestion ne cessent de grandir.
Pour Christian Duval, qui dirige Sciences-Po Aix depuis 2006, le grand oral aura lieu ce jeudi 30 octobre à Paris. Il doit rencontrer Simone Bonnafous, la directrice générale de l'enseignement supérieur, avant de s’expliquer devant les directeurs des six autres IEP régionaux qui ont menacé d’exclure Aix du concours commun d’entrée en première année. À la veille de ce rendez-vous, Christian Duval a fini par admettre sur le site intranet de l’IEP l’ampleur des partenariats noués avec des organismes de formation privés, confirmant point par point nos informations.
Plusieurs documents internes ont été publiés in extremis mercredi soir sur cet espace numérique à destination des étudiants et du personnel, dont 14 lettres de résiliations de partenariat, pour certaines envoyées le jour même. Selon les chiffres ainsi dévoilés, c’est bien autour du master de management de l’information stratégique (MIS), décliné en de multiples parcours non soumis à habilitation, que s’est développé un système exponentiel de marchandage et de sous-traitance de diplômes d’État.
D’après le bilan social déjà en notre possession, le nombre d’étudiants inscrits en master 2 à l’IEP aurait plus que triplé entre la rentrée 2011 et 2013, passant de 174 à 618 étudiants. Cette progression fulgurante est essentiellement due à ce master MIS, jusqu’alors dirigé par Stéphane Boudrandi, un consultant nommé directeur adjoint de l’IEP en 2013 (il a depuis été rétrogradé).
Selon les chiffres dévoilés mercredi soir, sur 534 étudiants inscrits en 2013-2014 dans ce master, 389 ont en fait été formés « hors les murs » dans des organismes privés, dont les tarifs annuels peuvent grimper jusqu’à 23 700 euros (pour Wesford Université Genève). À lui seul, le groupe IGS, qui fédère plusieurs écoles privées, a commercialisé le label « Science-Po Aix » auprès de 316 étudiants en 2013-2014.
Lors de notre rencontre, le 19 septembre, Christian Duval, dont l’épouse est responsable administrative et financière de l’IEP, avait minimisé ces externalisations. Il préférait citer le nombre de diplômés en 2014 : « 200 étudiants extérieurs pour 280 étudiants en interne ».
Les documents publiés mercredi soir confirment également que la plupart des étudiants du master MIS n’ont jamais croisé un seul enseignant-chercheur de Sciences-Po Aix. Selon le détail des enseignements délivrés, seules 18 heures de cours ont été assurées par un universitaire “permanent” de l’IEP en 2013-2014. Et zéro en 2012-2013… Ce au mépris des exigences de l’université d’Aix-Marseille (AMU) qui délivre les diplômes de l’Institut. Une charte adoptée en octobre 2013 prévoit qu’a minima « 50 % des heures étudiantes seront assurés par des enseignants d’AMU dans le cadre de chaque année de formation délocalisée ».
Certaines lettres de résiliation concernent des partenariats dont le directeur de l’IEP niait jusqu’alors l’existence. Le 19 septembre, il nous avait par exemple assuré qu’il n’y avait jamais eu de convention avec l’université professionnelle d’Afrique (UPA), pas plus qu'avec un réseau d’écoles de management dépendant du groupe IGS, l’institut Masnaoui au Maroc ou encore avec la chambre de commerce de l’île Maurice.
Ces lettres de résiliation mettent également au jour des accords jusqu’ici méconnus avec la Chine, l’Arménie et une myriade d’organismes privés en France pour certains récemment créés. Le master MIS a été décliné à toutes les sauces, très loin de son habilitation et du cœur de métier de l’IEP. On découvre ainsi qu’un centre de formation privé parisien, l’EFE, commercialise ce diplôme avec le label « Sciences-Po Aix» sous le nom de « master en gestion fiscale de l’entreprise » (dirigé par Christian Duval lui-même selon sa plaquette). Véritable couteau suisse, le master MIS sert également à l’IEP pour diplômer des élèves de l’école des officiers de la gendarmerie nationale (EOGN) de Melun, après des cours de « correspondance », « renseignement », « gestion de crise », ou « commandement et exercice de l’autorité ». En interne, étudiants et personnels sont stupéfaits par l’ampleur du développement tous azimuts de l’institut.
Le directeur de Sciences-Po Aix a donc partiellement mis fin à la logique de mensonge et de dénégation dans laquelle il s’était enfermé depuis des semaines. À plusieurs reprises depuis fin septembre, les directeurs des autres IEP régionaux ont réclamé à Christian Duval des données aussi basiques que la liste des partenariats privés de l’Institut ou le nombre d’étudiants extérieurs inscrits en master, sans les obtenir. Dans un courrier du 23 octobre 2014, ils accusent par ailleurs Christian Duval d’avoir distillé des « informations erronées » en interne et auprès des médias.
Cette opacité a aussi fait capoter l’audit interne confié cet été à deux professeurs de l’IEP, le démissionnaire André Cartapanis et Guy Scoffoni, un soutien de Christian Duval. Les deux universitaires avaient listé les documents nécessaires. Le 30 septembre, ils ont déchanté quand il leur a été remis des cartons en pagaille avec des chemises numérotées mais pour beaucoup vides. Manquaient la plupart des pièces les plus importantes dont les conventions avec des organismes privés à l’étranger. Les deux enseignants-chercheurs ont alors refusé de poursuivre l’inspection qui a depuis été confiée au service d’audit interne de l’université d’Aix-Marseille.
Composée d’un inspecteur de l’éducation nationale, un chef de service d’audit d’université, une responsable du crédit municipal de Marseille et un ancien agent comptable d’université, c’est cette commission qui a finalement contraint Christian Duval à produire la documentation nécessaire. La pression interne a également joué son rôle au cours de plusieurs semaines marquées par les protestations des enseignants-chercheurs démissionnaires, puis d’anciens et d’actuels étudiants ainsi que des doctorants, dont le point d’orgue aura été la manifestation du 28 octobre.
Entre-temps, Christian Duval a trouvé des soutiens de poids, embarqués de fait aujourd’hui dans ses mensonges. En visite à Marseille le 28 octobre, la ministre de l’Éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem l’a plutôt encouragé. « Il y a un équilibre à trouver pour ne pas être trop tiré vers la privatisation. Mais le directeur de Sciences-Po Aix en a conscience et est en train de travailler sur le sujet, donc je lui laisse le temps d’y travailler pour rééquilibrer si besoin », a-t-elle déclaré en conférence de presse.
Christine Lagarde, qui préside le conseil d’administration de Sciences-Po Aix, a mis tout son poids de directrice générale du Fonds monétaire international (FMI) dans la balance. Devant témoins, elle a apporté son soutien à Christian Duval le 23 octobre lors d’une visite dans ses locaux. Le vice-président Patrick Ollier, député-maire UMP de Rueil-Malmaison, est lui aussi monté au créneau, dans Le Monde, pour défendre Duval : « Le directeur a pris les décisions rapides et pertinentes qui s'imposaient », a-t-il affirmé le 11 octobre.
L’exercice soudain de transparence entrepris par Duval a ses limites. D’abord parce que l’accord avec les écoles du groupe IGS n’est pas encore tombé. C’est pourtant le plus gros avec 316 étudiants inscrits pour la seule année 2013-2014. Le courrier de résiliation envoyé par Christian Duval évoque un arrêt au 1erseptembre 2015. Mais sa valeur pourrait bien être nulle. Faute d’avoir arrêté les frais avant le 27 septembre, date anniversaire de la convention, Christian Duval a selon les termes de celle-ci laissé se relancer un accord pour trois années supplémentaires, engageant l’IEP jusqu’en 2018 !
Le maintien du partenariat avec IGS n’a rien d’anodin puisqu’il s’agit en fait d’une convention à tiroirs, l’IGS regroupant de nombreuses écoles de management à travers toute la France. Le plus grand flou entoure ces partenariats. Leurs étudiants, laissés sans information, en sont les premières victimes. « Nous sommes 60 à avoir terminé notre formation, on est sur le marché de l’emploi mais nous n’avons reçu aucun diplôme, détaille un étudiant de l’ICD International School of Business, une des antennes de l’IGS. On ne nous dit rien. On a une carte d’étudiant de Sciences-Po, la formation en alternance a coûté à nos entreprises 11 000 euros dont 1 000 versés à Sciences-Po et on n'a aucune nouvelle. On est très inquiets. »
Certaines structures éconduites risquent fort de s’estimer lésées et de se retourner contre l’IEP. « Les rentrées ont lieu le 21 octobre prochain et concernent près de 80 stagiaires, a réagi le 13 octobre dans un communiqué le Cesi. Si, comme il est dit dans la presse, Sciences-Po Aix envisage de mettre un terme à ce partenariat, les conséquences seront extrêmement dommageables pour l’ensemble de ces stagiaires et leurs entreprises. » La menace de poursuites est à peine voilée. « Toute convention peut être arrêtée pour un motif d’intérêt général », veut rassurer Didier del Prête, maître de conférences en droit à Sciences-Po et avocat dans un cabinet aixois où le professeur de droit public Christian Duval intervient comme « consultant universitaire ».
Au fil de nos investigations, c’est un véritable « IEP bis » dénoncé en juillet dans sa lettre de démission par l’un des enseignants qui semble se dessiner. On découvre ainsi que l’IEP d’Aix avait prévu de créer un cursus complet en Chine sous la houlette de Stéphane Boudrandi. Aix s’accaparait au passage l’étiquette « Sciences-Po Chine » au nez et à la barbe des autres IEP. Ce qui a rendu leurs directeurs furieux. Ce partenariat « au delà de son intérêt financier sans doute indéniable porte en effet très directement atteinte aux démarches engagées par ailleurs de sécurisation de la marque commune et fragilise les discussions conduites dans ce cadre avec Sciences-Po Paris », écrivent-ils dans un courrier adressé le 23 octobre 2014 à Christian Duval.
Sur le papier, tel que présenté au conseil d’administration en avril 2014, le projet est ambitieux et semble plutôt valoriser l’institution aixoise : il est alors évoqué « un partenariat avec les plus grandes universités chinoises ». En coulisses pourtant, ce sont des organismes de formation privés qui sont à la manœuvre dont l’IEAM (Bac +3), une école de management créée par Jean-Marie Peretti, un professeur d’université partie prenante de nombreux partenariats déjà connus. Richard Delaye, cadre à l’IGS avec lequel Christian Duval avait juré lors de notre entretien ne plus travailler, opère lui aussi dans cette aventure asiatique.
Dans une lettre de mission visant à développer à Pékin des "doctorate in business administration" (DBA) à 43 000 euros l’année, Richard Delaye apparaît comme le représentant désigné de "Sciences-Po Chine". L’adresse de cette antenne, indiquée en bas du courrier, n’est autre que celle de l’IEAM, l'institut des études d’administration et de management basé à Paris. Mais, s’il entretient sciemment la confusion avec un doctorat français et ses thèses consistantes, ce "DBA" en deux ans n’a que l’apparence d’un diplôme d’État.
Sur son site (aujourd’hui inaccessible), le centre de formation en intelligence économique et sociale de Sciences-Po Aix, créé par Stéphane Boudrandi, l’admettait lui-même en 2008 : « Le label britannique AMBA (Association of MBA's) est un label qui concerne les Doctorates in Business Administration (DBA), il évalue les programmes selon des critères précis de qualité pédagogique et de gouvernance. (...) Ces labels n'ont aucune valeur officielle. Ce sont des accréditations accordées par des organisations non-gouvernementales et indépendantes dont l'unique but est de valoriser les écoles de commerce et les programmes qui répondent à des critères de qualité bien définis. » À la manœuvre en Chine, Delaye est également présent dans de nombreux partenariats à l’étranger de l’IEP, de l’université professionnelle d’Afrique à Kinshasa dont il est le doyen, au groupe IGS où il dirige la recherche.
On peut s'interroger sur la manière dont cet IEP parallèle a pu prospérer aussi longtemps. L’enseignante-chercheuse en charge du master MIS à sa création, avec qui nous nous sommes entretenus, dit avoir été écartée après s’être étonnée d’inscriptions parallèles dans sa formation.
En interne, de nombreuses questions restent en suspens. Elles visent notamment la considérable enveloppe de primes (passée de 234 000 à 296 000 euros en 2013), la multiplication récente d’embauches et l’augmentation de certains frais. Les doutes concernent la sincérité de Christian Duval dont les versions n’ont cessé d’évoluer. Avant l’audit d'AMU, un toilettage a ainsi été effectué sur le site de l’IEP. Plusieurs plaquettes des masters de l’IEP dirigés par des non-universitaires ont été modifiées dans la nuit du 22 au 23 octobre. Le nom de Stéphane Boudrandi, jusqu’alors responsable du master MIS, a ainsi disparu de la plaquette du master star de l’IEP pour être remplacé par celui de Christian Duval. Voici la version avant et après.
Lors de notre rencontre, Christian Duval nous avait affirmé que le responsable scientifique du master était Pierre Dantin, un professeur de la faculté de sports de l’université Aix-Marseille. Ce dernier avait démenti. Dans les documents remis à la commission d’audit d'AMU, la direction de l’IEP sort de son chapeau une troisième version. Le master serait coordonné « gratuitement » depuis 2012 par un « maître de conférences en sciences de gestion, titulaire d'une habilitation à diriger les recherches, et chercheur publiant au centre d'études et de recherche en gestion d'Aix-Marseille » qui a fondé en 2009 « l'observatoire des pratiques et usages d'intelligence économique dans les administrations et les entreprises françaises ». Le document ne cite aucun nom, mais il s’agit vraisemblablement de Serge Amabile. Ce maître de conférences a publié plusieurs articles scientifiques avec Stéphane Boudrandi.
Au cours de cette grande révision, Sciences-Po Aix a publié un nouvel organigramme où Stéphane Boudrandi n’occupe plus ni les fonctions de directeur adjoint, ni celles de directeur du développement. Mais il apparaît toujours comme responsable du master en management de l’information stratégique...
Ce nettoyage du réseau n’efface pourtant pas la réalité des dérives. Dans son courrier aux étudiants publié sur l’intranet mercredi soir, Christian Duval écarte sa propre démission. « Nous avons des partenaires puissants et attentifs et de hautes personnalités ont le souci de notre devenir, justifie-t-il. Il serait trop simple et injuste de balayer ce que nous avons construit ensemble, dont une large partie n’est pas en cause dans les événements récents. Il est de ma responsabilité de préserver les intérêts de l'IEP et je ne peux quitter ce navire à l'heure actuelle car je n’imagine pas l’IEP placé sous tutelle. Elle porterait atteinte à sa réputation et laisserait, pour de longs mois, notre institution dans l’incertitude et nos diplômes interrogés. Ma trajectoire, mes combats, mes engagements s’y refusent. »
Son entourage s’attache à minimiser son rôle. « Il est paumé, sur les rotules. Il a été dépassé parce qu’il n’a su dire non à personne », assure son directeur de la communication, l’ex-journaliste Hervé Nédélec, qui nous a soigneusement tenus à l’écart d’une conférence de presse de Christian Duval, ce 28 octobre.
L’argumentaire suffira-t-il à convaincre le ministère et les autres patrons d’IEP ce jeudi ? Au-delà de la responsabilité du directeur de l’IEP, qui avait été alerté sur la prolifération de ces partenariats, pourquoi aucun des garde-fous n’a-t-il fonctionné ? Le conseil d’administration et sa présidente Christine Lagarde n’ont-ils pas fait preuve de négligence ? Pourquoi l’université d’Aix-Marseille, seule entité habilitée à délivrer des diplômes – un droit délégué à l’IEP –, ne s’est-elle pas inquiétée de leur soudaine démultiplication ? Le prochain rapport de la Cour des comptes, qui examine la gestion de l’IEP depuis plusieurs mois, pourrait apporter quelques réponses.
Mediapart a mené cette enquête en partenariat avec le site d'information marseillais Marsactu.
BOITE NOIREMediapart a mené cette enquête en partenariat avec le site d'information marseillais Marsactu.
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