Paul Giacobbi, député (PRG) et président du conseil exécutif de la collectivité territoriale de Corse (CTC), vit depuis deux ans sous la protection de deux policiers armés, 24 heures sur 24. Au rythme où tombent les notables dans l'île, le dispositif n'est pas près d'être levé. Deux de ses proches ont été assassinés : Dominique "Dumè" Domarchi, son fidèle conseiller, tué d'une décharge de chevrotine en mars 2011 ; puis Jean Leccia, en mars 2014, directeur général des services du conseil général de Haute-Corse (CG2B), que Paul Giacobbi avait recruté lorsqu'il présidait cette collectivité.
À chacun de ces événements dramatiques, le député a fait un discours, digne et émouvant, depuis son banc de l'Assemblée nationale. « Même s’il se dit que le crime perpétré à l’encontre d’un proche collaborateur, d’un élu fidèle et surtout d’un ami très cher, au soir d’une journée électorale, dans la maison même de la victime, sous les yeux de son épouse, pourrait être un avertissement qui me serait destiné, je ne changerai pas les habitudes d’une vie réglée et limpide », a-t-il ainsi déclaré au lendemain de l'assassinat de Dominique Domarchi, sous les applaudissements nourris de ses collègues.
À Paris, Paul Giacobbi, 57 ans, force l'admiration de ses pairs. On loue son courage, son intelligence, sa maîtrise des dossiers économiques et sa connaissance des affaires internationales — son épouse, indienne, est haut fonctionnaire à l'Unesco. Arrogant et donneur de leçons, certes, mais brillant.
En Corse, la musique est différente. Si personne n'ose s'exprimer publiquement, la question enfle : pourquoi le président passe-t-il au travers des gouttes de la justice ? Pourquoi n'est-il pas entendu par les policiers et les juges qui enquêtent sur les affaires politico-financières locales ? Pourquoi le conseil général de Haute-Corse, qu'il a présidé de 1998 à 2010, ne lui demande-t-il pas des comptes sur les marchés publics truqués et des détournements de subventions, présumés avoir eu lieu pendant son dernier mandat et visés par deux informations judiciaires ? Pourquoi ce silence gêné autour d'une fantomatique association des jeunes errants, dotée de près de 700 000 euros de subventions du CG 2B sous sa présidence, disparue aussi mystérieusement qu'elle avait vu le jour ?
Le 29 août dernier, dans Corse Matin, Jean-Michel Baylet, le président de son propre parti, le PRG, a osé briser l'omerta, citant un proverbe antillais : « Quand on veut monter sur le cocotier, il faut avoir les fesses propres. Comment peut-il se permettre de donner des leçons, lorsqu'on voit le nombre de procédures judiciaires et de perquisitions au conseil général de la Haute-Corse qu'il a présidé de longues années, ou encore le nombre d'assassinats dans son entourage immédiat ? Il ferait bien mieux de se regarder dans son miroir… »
Le conseil général de Haute-Corse est en effet visé par deux informations judiciaires. La première est en cours d'instruction à la juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) de Marseille. C'est l'un des volets du tentaculaire dossier Guérini. La justice reproche au département d'avoir attribué des marchés publics à des sociétés dirigées par un membre de la famille de son ancien directeur des interventions sanitaires et sociales (DISS), Pierre Olmeta. Outre ce dernier, mis en examen pour favoritisme et détournement de fonds publics, deux proches de Paul Giacobbi, qui continuent de travailler à ses côtés, ont été mis en examen (pour complicité de détournement de fonds publics) par le juge Charles Duchaine, en 2010 et 2011 : son directeur de cabinet François-Dominique de Peretti, qui l'a suivi à la CTC, et son conseiller Augustin "Mimi" Viola. Dominique "Dumè" Domarchi avait lui aussi été mis en examen, quelques jours avant son assassinat.
Inconnus sur le continent, Dumè et Mimi ont joué un rôle clé dans l'accession au pouvoir de Paul Giacobbi, né et élevé en région parisienne, qui ne connaissait pas grand-chose à la Corse profonde avant de prendre la succession de son père au conseil général. Ces hommes de terrain, taiseux, incarnent sa part d'ombre. Ils étaient les seuls autorisés à entrer sans frapper, à toute heure, dans le bureau du président, à Bastia. Dumè inspirait la crainte, dans le rôle de ramasseur de voix dans les villages de l'intérieur, fief électoral de son patron.
Mimi Viola continue aujourd'hui, à la CTC, de recevoir les solliciteurs désireux d'obtenir emplois, logements, marchés ou subventions. Le passé trouble de cet ancien gérant de brasserie parisienne, considéré comme lié à la bande de la Brise de Mer (voir Les Parrains corses, de Jacques Follorou), n'a jamais ému Paul Giacobbi. Son influence s'est encore renforcée depuis que sa fille Vanessa a été recrutée comme assistante parlementaire du député, comme le révèle la déclaration d'intérêts de ce dernier à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique.
Mimi Viola bénéficie, comme son patron, d'une protection rapprochée depuis la mort de son alter ego. C'est le conseil général qui finance ses frais d'avocats, dans le cadre de sa mise en examen pour les marchés publics. C'est la seule affaire judiciaire dans laquelle Paul Giacobbi a été entendu, à sa demande, par le juge d'instruction marseillais Charles Duchaine.
Dans la seconde affaire, celle des gîtes ruraux, révélée par L'Express en février 2012, il n'a pas été interrogé. Par contre, le CG 2B a accordé sa protection fonctionnelle aux cinq agents et élus mis en examen et ne s'est pas porté partie civile, malgré l'ampleur des sommes en jeu. Entre 2008 et 2010, 480 000 euros de subventions ont été versés pour la création de gîtes ruraux dans les villages de montagne, dont 90 % ont servi à financer des travaux dans les résidences privées de proches d'élus du département.
Une douzaine de personnes ont été mises en examen pour escroquerie ou abus de confiance, début 2013, par un juge d'instruction du TGI de Bastia. Parmi eux, Jean-Marc Domarchi, fils du conseiller assassiné : il a touché 45 000 euros pour la construction d'un gîte qui n'a jamais vu le jour, dans sa maison de Sant’ Andrea di Cotone. C'est d'ailleurs à la suite de ce crime que les comptes de la famille ont été épluchés et qu'un signalement Tracfin (la cellule anti-blanchiment de Bercy) a été transmis au parquet, conduisant à la mise au jour d'un véritable système de détournement d'argent public.
« Nous aurions voulu poursuivre nos investigations sur d'autres lignes de crédit du conseil général, comme les aides à la réfection de toits de lauze dans le Cap corse, mais nous n'y avons pas été autorisés », se souvient un policier chargé de l'enquête, qui s’exprime sous couvert d’anonymat pour des raisons de devoir de réserve. Autre frustration pour les enquêteurs, l'impossibilité d'interroger Paul Giacobbi. Dans un document que Mediapart s'est procuré (à consulter ici), le vice-procureur Benoît Couzinet avait pourtant proposé au directeur régional de la police judiciaire d’« entendre M. Giacobbi, ancien président du conseil général, sur l'ensemble des agissements révélés ». Le même jour, son supérieur hiérarchique, le procureur Dominique Alzeari, rectifiait le document transmis à la PJ de Bastia, supprimant le passage concernant l'élu le plus puissant de Corse.
Les policiers bastiais se sont heurtés au même mur lors d'une autre affaire, pour emploi fictif cette fois, qui a abouti à la condamnation à trois ans de prison avec sursis d'Alexandre Alessandrini, président du PRG de Haute-Corse, le 17 juin 2014. Une ancienne collaboratrice d'élu avait été recasée en 2007 au CG 2B, où elle a émargé pendant plusieurs années sans y mettre les pieds et affectée, tout aussi fictivement, au service du PRG. Sur ce sujet, personne n'a jugé non plus utile de déranger Paul Giacobbi.
Le service central de prévention de la corruption, sollicité par le parquet de Bastia, avait pourtant rendu un avis dans ce sens. Dans une lettre confidentielle, en date du 12 avril 2012, que Mediapart s'est procurée (à consulter ici), son président François Badie estimait que les faits pourraient conduire, « sous réserve de son audition, à la mise en cause de Monsieur Paul Giacobbi, président du conseil général de Haute-Corse pendant toute la période d'emploi de Mme L. pour des faits de détournement de fonds publics ». Et puis, rien.
Quelle bonne fée veille donc sur l'homme fort de l'île de Beauté ? Son amitié, ancienne et fidèle, avec la ministre de la justice Christiane Taubira, pourrait-elle expliquer la bienveillance à son égard ? Tous deux ont longtemps appartenu au même parti et siégé côte à côte sur les bancs de l'Assemblée nationale, jusqu'à ce que Christiane Taubira quitte le PRG, au lendemain de sa cuisante défaite à l'élection présidentielle de 2002.
« Il est le seul avec qui j'ai plaisir à boire un chocolat à la buvette de l'Assemblée, déclarait-elle à L'Express en 2010. Je suis allée souvent en Corse où, grâce à Paul, j'ai obtenu un score magnifique à l'élection présidentielle de 2002. » Leur proximité est telle qu'ils ont partagé, de 2002 à 2012, la même collaboratrice parlementaire, Anne-Marie Vignon, ancienne responsable de la communication du conseil général de Haute-Corse. Depuis septembre 2012, Anne-Marie Vignon a réintégré le bureau de Paul Giacobbi, après un passage éclair au cabinet de la garde des Sceaux.
Christiane Taubira, restée lors du dernier remaniement gouvernemental alors que certains la donnaient partante, a bénéficié du soutien sans faille de son ami corse. Ce dernier est monté au créneau, avec une violence insoupçonnée, contre son propre camp, lorsque Jean-Michel Baylet, le président du PRG, a menacé de retirer ses trois ministres du gouvernement s'il n'obtenait pas satisfaction à propos du projet de réforme territoriale (Baylet réclame le maintien des conseils généraux dans les départements ruraux, à commencer par celui qu'il préside, le Tarn-et-Garonne).
Le 27 août, Paul Giacobbi a publié sur son blog un article titré « Retenez-moi ou je fais un malheur », illustré par une photo en noir et blanc de Bernard Blier en tonton flingueur. Il s'y moque ouvertement des rodomontades de Jean-Michel Baylet et réaffirme, une fois de plus, son soutien enthousiaste à « Christiane Taubira, la figure emblématique de ce parti ». C'est cette charge qui lui a valu la réplique cinglante du président du PRG, avec le proverbe du cocotier.
Un autre dossier, dont Mediapart dévoile ici la teneur, devrait logiquement éveiller la curiosité de Nicolas Bessone, le nouveau procureur de Bastia. Il s'agit d'un possible détournement de fonds publics, par le biais de subventions à une mystérieuse association des jeunes errants (ADJE 2B), fondée en 2008 à Bastia et liquidée en 2013. Cette structure a bénéficié, pendant trois ans, de généreuses aides du conseil général, brutalement interrompues après le départ de Paul Giacobbi pour la CTC : 176 000 euros en 2008, 205 000 euros en 2009, 306 000 euros en 2010. Nul ne se doutait qu'il puisse y avoir anguille sous roche jusqu'à ce qu'en avril 2012, le président (PRG) du conseil général Joseph Castelli explique en séance que « la situation de cette association paraît préoccupante, sachant que tout ou partie des subventions n'ont pas été justifiées par la remise de comptes certifiés et de rapports d'activité suffisamment précis ».
Certains conseillers ont alors cherché à en savoir plus. L'un d'eux, qui tient à rester anonyme, a découvert que le fondateur et trésorier de l'association, Alain Olmeta, était le frère de Pierre, mis en examen dans l'affaire des marchés publics ; que l'association était un copié-collé d'une association existant à Marseille ; et surtout, que « des enfants errants, on n'en voit pas souvent traîner dans les rues des villes et des villages corses ». « J'ai de sérieux doutes sur la réalité de l'action de cette association. À quoi cet argent a-t-il été utilisé ? » s'interroge cette source.
Ni Alain Olmeta, ni Joseph Castelli n'ont donné suite à nos demandes de précisions. Noëlle Graziani, jointe par téléphone, minimise son rôle : « Je me suis retrouvée présidente malgré moi. C'est le Cortenais Pierre Ghionga, conseiller général (PRG) de Haute-Corse, qui m'a mise en lien avec Alain Olmeta. Ils ne trouvaient personne, alors j'ai accepté. Nous avions une réelle activité, avec des locaux à Bastia, une secrétaire et deux travailleurs sociaux. » Paul Giacobbi, non plus, n'a pas souhaité répondre à nos questions. La justice sera-t-elle plus curieuse cette fois ?
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