Des traces de « TNT », un explosif utilisé dans les grenades des gendarmes, ont, selon le procureur de la République d’Albi, été retrouvées sur les vêtements de Rémi Fraisse, ce jeune militant de 21 ans tué le 26 octobre lors d'affrontements avec les forces de l'ordre sur le chantier du barrage de Sivens. Ces résultats « orientent donc l’enquête, puisque la mise en œuvre d’un explosif militaire de type "grenade offensive" semble acquise au dossier », a déclaré mardi après-midi le procureur de la République d’Albi Claude Dérens.
Dans la foulée, le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve a aussitôt annoncé avoir décidé « de suspendre l’utilisation des grenades offensives », « sans attendre les résultats » d'une enquête administrative confiée à l’Inspection générale de la gendarmerie nationale. Celle-ci devra « déterminer les conditions d'utilisation de ces projectiles dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre ».
« Les déclarations du procureur confirment ce que nous disions depuis deux jours, réagit Me Arié Alimi, l’avocat de la famille de Rémi Fraisse joint par Mediapart mardi soir. Je pense que le procureur le savait déjà et a tout fait pour retarder ces annonces. » Selon l’avocat, qui dit avoir été extrêmement surpris de l’usage de grenades offensives, les parents du jeune militant botaniste sont « effondrés ». Ils ont appelé au calme lors des rassemblements organisés en hommage à leur fils. « Nous sommes sur un scandale d’État sans précédent, affirme Me Arié Alimi. Le gouvernement va devoir en tirer les conséquences. Il y a eu une carte blanche laissée aux forces de l’ordre sur la zone du barrage. Plusieurs alertes ont eu lieu, elles n’ont pas été prises en compte. »
Plusieurs élus EELV, dont l'ex-ministre Cécile Duflot, avaient, en vain, la semaine dernière alerté le préfet du Tarn sur les dérapages des gendarmes. Lundi, Mediapart a publié le témoignage d'Elsa Moulin, une militante de 25 ans, qui avait été grièvement blessée à la main le 7 octobre sur la zone du Testet. La jeune femme affirme avoir été touchée par une grenade jetée par un gendarme du peloton de surveillance et d'intervention de la gendarmerie (PSIG) dans la caravane où elle s’était réfugiée avec trois autres militants. La scène a été filmée par l’un d’eux.
Le procureur d’Albi s’est dessaisi mardi du dossier au profit du parquet de Toulouse. Les faits commis par des militaires dans le Tarn relèvent en effet du pôle criminel de Toulouse. La famille du jeune homme a déposé plainte mardi matin avec constitution de partie civile pour « homicide volontaire » et pour « violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner » auprès de l’instruction criminelle à Toulouse. En cas de faits criminels, cette procédure permet de saisir directement un juge d’instruction indépendant sans passer par le parquet.
Il n’existe qu’une grenade offensive au sein des forces de l’ordre française : la « grenade OF F1 ». « Ça fait cinquante ans que les grenades OF sont couramment utilisées en maintien de l’ordre », nous indique la gendarmerie nationale. Lancée à la main, celle-ci provoque une détonation et un effet de souffle plus importants que les autres grenades utilisées en maintien de l’ordre. « Il y avait déjà eu des blessés lors de manifestations violentes, avec des mutilations aux doigts de personnes qui avaient essayé de les relancer, mais jamais aucun cas létal », explique Pierre-Henry Brandet, porte-parole du ministère de l’intérieur.
Lors d'un maintien de l'ordre normal, ces grenades ne peuvent être lancées qu'après autorisation du préfet ou de son représentant et après trois sommations. Mais en cas de violences contre les forces de l'ordre ou si elles estiment ne pas pouvoir défendre autrement le terrain occupé, il n'est plus besoin de sommation.
Le commandant d’une compagnie de CRS ou d’un escadron de gendarmes mobiles peut alors indifféremment ordonner l’usage de grenades offensives, de grenades de désencerclement ou encore de grenades lacrymogènes instantanées lancées avec un Cougar. Il peut également recourir aux lanceurs de balles de défense. Cette liste d'armes autorisées lors d'un maintien de l'ordre a été fixée par un décret datant du 30 juin 2011. « Il n’y a pas de gradation entre ces différentes grenades, dit Pierre-Henry Brandet. Ce sont des emplois différents, selon les circonstances : protéger les manifestants, se dégager d’un attroupement, etc. C’est au commandement d’amener la réponse proportionnée en fonction de la menace. »
L'ancien commandant du groupement de gendarmerie du Tarn (poste quitté en juin 2014), le colonel Pierre Bouquin, est monté au créneau sur iTélé mardi soir pour expliquer qu'« une grenade offensive n'est jamais utilisée par hasard mais dans un cadre légal précis » et que ce type de grenade n'est pas utilisée « quand les manifestants sont raisonnables ». Mardi matin sur France Inter, le colonel, désormais en poste au service de communication de la gendarmerie nationale, a qualifié la mort du jeune homme d'« accident ».
Les informations du procureur de la République d’Albi sur les traces de grenade offensive sur les vêtements de Rémi Fraisse contredisent cruellement la déclaration martiale de Manuel Valls mardi après-midi à l’Assemblée : « Je n'accepte pas et je n'accepterai pas les mises en cause, les accusations qui ont été portées en dehors de l'hémicycle à l'encontre du ministre de l'intérieur », a-t-il tonné à l'Assemblée : « Avant même qu’une enquête ait été conclue, je n’accepterai pas une mise en cause de l’action des policiers et des gendarmes qui ont compté de nombreux blessés dans leurs rangs (…) Et je n’accepterai pas ces violences. Il n’y a pas de place dans notre République, en démocratie pour les casseurs. »
Le soutien de principe et sans réserve du premier ministre aux forces de l’ordre répond à un double objectif. D’abord, éviter à tout prix un nouveau Notre-Dame-des-Landes. Les travaux du projet de nouvel aéroport sont aujourd’hui bloqués par un moratoire politique, tant que les recours juridiques déposés par les opposants n’ont pas été jugés par la justice. Bien que l’exécutif rechigne à le reconnaître, c’est en grande partie à cause de l’occupation de la zone d’aménagement différée, la fameuse « ZAD » originelle, que l’ouvrage n’a pas encore été construit.
C’est cette même forme de lutte qu’ont adoptée des opposants au barrage de Sivens, en occupant la zone humide du Testet, condamnée à disparaître sous les flots retenus par le barrage, rebaptisée « ZAD », entendue cette fois comme « Zone à défendre ». Valls semble poursuivre une idée fixe : tout faire pour ne pas devenir un nouveau Jean-Marc Ayrault. Que pourrait-on encore construire en France si cette mobilisation parvenait elle aussi à ses fins ? Du stade de Lille à celui de Bordeaux en passant par celui de Lyon, de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes au tunnel ferroviaire du Lyon-Turin et aux lignes à grande vitesse, dirigeants socialistes et de droite partagent une même vision de l’aménagement du territoire par grands projets. Cela semble même être leur principale idée de création d’activité et d’emplois – une vision archaïque à l’heure de la transition énergétique.
Mais la fixation de Manuel Valls à l’encontre de la ZAD du Testet obéit aussi à un autre schéma politique : l’alliance, ou sa tentative, avec le lobby agricole le plus productiviste, porté par la FNSEA et le syndicat des Jeunes Agriculteurs (JA). Le 6 septembre, il a prononcé un discours lors de la manifestation « les terres de Jim », à Saint-Jean-d’Illac (Gironde), organisée par les Jeunes Agriculteurs, un salon de l’agriculture en plein air, à l’occasion du mondial du labour – l’antithèse absolue de l’agro-écologie soi-disant défendue par le ministre de l’agriculture Stéphane Le Foll.
« Je sais l’importance de mieux mobiliser la ressource en eau, cela a été dit avec beaucoup de force, déclare le premier ministre, après une pique lancée contre la réglementation européenne sur les nitrates (qui contraint notamment les éleveurs de porcs). C’est un élément décisif pour l’installation des jeunes agriculteurs. C’est pour cela que nous avons tenu bon à Sivens. Les travaux de ce barrage vont enfin commencer au terme de longues consultations et il s’agit là simplement d’appliquer le droit » (regarder la vidéo à partir de 8’56).
« Nous avons tenu bon à Sivens » : tout est dit dans cette phrase, l’obstination guerrière et le sentiment d’assiégé. Deux jours plus tard, Ségolène Royal nomme une mission d’expertise « pour favoriser le dialogue » (qui vient de rendre un rapport très critique sur la pertinence du barrage de Sivens).
Ce même jour, une journée de mobilisation unitaire est prévue sur place. Des militants se sont enterrés pour bloquer l’avancée des pelleteuses. Ben Lefetey, porte-parole du collectif pour la sauvegarde de la zone humide du Testet, est le premier à arriver en voiture pour bloquer le passage. Il s’arrête devant les gendarmes mobiles. « Ils étaient très agressifs. Je fus le premier à me prendre des coups de matraque dans les jambes. Nous étions une centaine. Pourquoi appeler au dialogue et en même temps faire ça ? » s’interroge-t-il rétrospectivement. Tous les moyens étaient bons pour mettre fin à la contestation, en déduit-il aujourd’hui.
Les zadistes sont-ils des « casseurs » ? Apparemment, nombre de députés le pensent, qui ont salué l’intervention de Manuel Valls d’une salve d’applaudissements, lors des questions au gouvernement. C’est pourtant ne rien connaître à la réalité de ces mouvements. À Notre-Dame-des-Landes, au Testet, dans le Morvan, à Chambéry…, partout où elles éclosent, les ZAD ne se contentent pas de contester les grands projets d’équipement. Elles sont aussi des creusets alternatifs : des expériences de propriété collective, de démocratie directe, d’autogestion, de permaculture. Occuper un site pour y faire advenir un autre monde, des rapports sociaux plus égalitaires, une convivialité radicale...
Ce sont des formes de « politiques préfiguratives », à l’image des collectifs décrits par Isabelle Frémeaux et John Jordan dans leur beau livre Les Sentiers de l’utopie. C’est un trait commun avec le mouvement anglo-saxon des places : Occupy Wall Street, Oakland, ou l’université de Londres.
Ils partagent avec les opposants au projet de ferme des mille vaches (Somme) une critique acérée des grands équipements, qualifiés de « grands projets inutiles et imposés » (un forum européen contre les grands projets inutiles et imposés a vu le jour en 2011, réunissant Italiens, Allemands, Espagnols, Grecs, Français...), et plus particulièrement de l’industrialisation de l’agriculture. C’est une continuation des mouvements luddites, opposés à l’excès de technologies dans le travail, jusqu’à appeler au bris de machines. La référence au sabot, cette chaussure paysanne suffisamment solide pour bloquer un rouage et ainsi saboter une machine, est forte, par exemple, sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. La culture commune est celle de la désobéissance civile et de l’action directe. Des militants anars s'y retrouvent, pratiquant parfois des techniques de combats de rue de type black block. Mais ils y sont en minorité.
C’est aussi la défense d’une forme d’autonomie paysanne ou campagnarde, fondée sur le rêve de subvenir à ses besoins dans la frugalité. Autrement dit, une critique du matérialisme dominant, et de l’individualisme. Jusqu’à adopter un prénom collectif, unisexe, pour communiquer avec les médias, souvent regardés avec suspicion : « Camille ». On vit ensemble, on mange ensemble dans des cuisines collectives, on construit ensemble ses lieux de vie (cabanes, tipis, caravanes et roulottes retapées, yourtes lorsque l’on en a les moyens), on se réunit en AG et en commissions thématiques. On s’ancre dans un territoire – bocage nantais, zone humide tarnaise – que l’on arpente à pied et en vélo, auquel on finit par s’identifier. Sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, tapissée de terre gorgée d’eau, on se dit parfois « peuple de boue ».
Ce sont aussi des mouvements de jeunes, parfois mineurs, souvent autour de la vingtaine. Certain-e-s décident de s’y installer pour une longue période. Beaucoup y passent : en vacances, entre deux boulots, après un stage. Jeunes actifs, chômeurs et étudiants y croisent des punks à chien et des personnalités borderline. Ils ont en commun de se politiser en conflit avec la police et les gendarmes qui répriment ces mobilisations sans leaders ni organisations. Expérience qu’a lui aussi connue Rémi Fraisse, avant d’en devenir la victime.
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