Voilà quelques jours, quand des documents annexés au projet de loi de finances pour 2015 ont été publiés et ont permis de connaître le nombre exact des membres des cabinets du gouvernement de Manuel Valls et leurs rémunérations, toute la presse, unanime, a salué l’esprit de responsabilité du premier ministre. Des conseillers moins pléthoriques dans les différents ministères et des crédits budgétaires en baisse pour assurer leurs rémunérations : la nouvelle a été remarquée. Et Manuel Valls en a été félicité.
Mais nul n’a pris soin de relever un autre détail qui, il est vrai, n’apparaît pas au premier coup d’œil à l’examen de ces documents : alors que Manuel Valls impose à tout le pays, à commencer aux salariés les plus modestes, une forte rigueur salariale, il a consenti pour ses conseillers de Matignon une explosion de leurs rémunérations. Austérité renforcée pour les uns ; aisance pour les autres : les recherches effectuées par Mediapart permettent de mieux apprécier le sens de l’équité du chef du gouvernement.
La source statistique dont toute la presse s’est emparée, c’est un document budgétaire – un « jaune », comme on dit dans le jargon parlementaire – qui est présenté chaque année, lors de l’examen du projet de loi de finances pour l’année suivante. Voici donc le « jaune 2015 » consacré aux « personnels affectés dans les cabinets ministériels ». On peut le télécharger ici ou le consulter ci-dessous :
Si la presse a été élogieuse, c’est que la réalité est décrite dans ce document de manière très avantageuse. On y apprend ainsi d’abord ceci : « S’agissant des membres des cabinets, les effectifs du 1er août 2014 sont en nette diminution par rapport à 2013. Parallèlement à la baisse du nombre de ministères (32 au lieu de 38), les effectifs des membres de cabinets sont en effet passés de 565 à 461 équivalents temps plein (-18,4 %). » C'est donc ce que la plupart des journaux ont retenu : avec Manuel Valls, le nombre des conseillers dans les différents ministères a baissé de 104 personnes.
On y découvre aussi que le gouvernement a veillé à ce que les rémunérations globales de ces conseillers restent sous contrôle. Concrètement, ces rémunérations sont de deux ordres : un conseiller garde son traitement s’il est fonctionnaire, ou alors il obtient un contrat de contractuel s’il vient du privé et obtient le salaire afférent. Et à ce traitement de base que perçoivent tous les conseillers vient s’ajouter ce que l’on dénomme les indemnités pour sujétions particulières (ISP). Il s’agit de ces fameuses primes de cabinet qui, jusqu’à la fin des années 1990, étaient totalement opaques et qui ont donné lieu dans le passé à énormément de dérives, avec de scandaleux versements en liquide.
Dans ce cas, le « jaune 2015 » présente aussi les choses de manière très favorable : « S’agissant des indemnités pour sujétions particulières (ISP), qui sont plus directement maîtrisables, les dotations annuelles sont en baisse de 8,9 % par rapport à 2013, et sont inférieures de 16 % à la moyenne de la période 2007-2011. »
Mediapart a pris le soin de consulter les « jaunes » des années antérieures, et il est vrai que globalement cette présentation est exacte. Concrètement, les dotations pour ISP ont atteint 29,1 millions d’euros en 2008, 31,8 en 2009, 31,1 en 2010, 28,4 en 2011, 25,8 en 2012, 26,5 en 2013 et 24,2 millions d’euros en 2014. Par rapport aux dérives qui ont été constatées durant la présidence Sarkozy, un petit peu de modération – si le terme est approprié dans ce genre de rémunération ! – a été imposée dans tous les ministères.
Dans tous les ministères, vraiment ? Oui, dans tous, à une exception notable près : Matignon ! Car dans ce cas, les rémunérations des conseillers ont flambé dès que Manuel Valls est devenu premier ministre.
Pour en prendre la mesure, il ne faut pas compter sur la présentation synthétique qui est faite dans le « jaune 2015 ». Non ! Il faut bien scruter quelques-uns des chiffres qu’il présente, sans les commenter, et les comparer aux mêmes séries statistiques qui figurent dans le « jaune » précédent : « le jaune 2014 » que l’on peut télécharger ici ou consulter ci-dessous :
Grâce à ces deux documents budgétaires, faisons donc les comptes. Dans le « jaune 2015 », à la page 15, on découvre ainsi que le cabinet de Matignon, au 1er août 2014, comprenait 55 membres pour une rémunération globale de 7 070 054 euros. Cela équivaut donc pour chaque conseiller à une rémunération brute moyenne de 128 546,43 euros par an ou 10 712 euros en moyenne par mois par personne.
Or, si l’on se réfère maintenant à la page 17 du « jaune 2014 », on peut comparer ces chiffres aux rémunérations moyennes du cabinet de Jean-Marc Ayrault à Matignon en 2013 et en 2012. En 2013, Jean-Marc Ayrault disposait ainsi de 67 conseillers pour une rémunération brute globale de 8 125 556 euros. Autrement dit, la rémunération brute moyenne de ces conseillers était de 121 276 euros par an, soit 10 106 euros en moyenne par mois.
Toujours à l’époque où Jean-Marc Ayrault était premier ministre, on dénombrait en 2012 à Matignon 63 membres dans le cabinet de Matignon, pour une rémunération brute globale de 7 328 311 euros. Cela correspond donc à une rémunération annuelle moyenne de 116 329 par personne et par an, soit 9 693 euros par mois.
En résumé, Manuel Valls a fait le choix de majorer en moyenne la rémunération des membres de son cabinet de 606 euros par mois, par rapport à ce que percevaient un an auparavant, en 2013, les conseillers de Jean-Marc Ayrault (soit une majoration de plus de 6 %) ; et de 1 019 euros en moyenne par mois et par personne, par rapport à ce que percevaient en 2012 les mêmes conseillers de Jean-Marc Ayrault à Matignon (soit une majoration de plus de 10 %).
Compte tenu de l’exemplarité publique à laquelle est tenu le premier ministre, ce choix soulève de multiples questions. La première coule de source : alors qu’il impose à tout le monde une politique draconienne d’austérité budgétaire ; alors qu’il impose aux fonctionnaires une austérité salariale sans précédent, avec un gel des traitements de base qui a commencé en 2010 sous Nicolas Sarkozy et qui est confirmé pour les prochaines années ; alors qu’il impose aux salariés du privé une austérité salariale tout aussi spectaculaire, avec le refus de tout « coup de pouce » en faveur du Smic, comment peut-il justifier que ses plus proches conseillers puissent être exonérés de l’effort demandé à tous les Français ?
La question prend d’autant plus d’importance que, accédant à l’Élysée, François Hollande avait voulu se montrer exemplaire en ce domaine. Baissant très fortement sa rémunération de président de la République par rapport à celle que percevait Nicolas Sarkozy, il avait aussi donné des instructions très claires pour les rémunérations des membres des cabinets ministériels.
Concrètement, un décret avait été pris en août 2012 encadrant de manière stricte les traitements du chef de l’État et des membres du gouvernement : ce décret, qui peut être consulté ici, avait eu pour effet, à l’époque où il avait été pris, de faire tomber le salaire du premier ministre et du président à 14 910 euros en brut par mois soit 12 696 euros en net, contre 21 300 brut et 18 276 euros net sous le quinquennat précédent.
Et dans le cas des membres des cabinets ministériels, une instruction, qui à notre connaissance n’avait pas été rendue publique, avait fixé deux consignes impératives. Première consigne : aucun membre d’un cabinet ministériel ne devait disposer d’une rémunération en hausse de plus de 20 % sur son salaire antérieur. Deuxième instruction : aucun membre d’un cabinet ministériel ne devait disposer d’une rémunération supérieure à celles du chef de l’État et du premier ministre.
Si bien que la hausse spectaculaire que Manuel Valls a consentie aux membres de son cabinet, portant la rémunération brute mensuelle à 10 712 euros par personne, laisse perplexe. Car il s’agit d’une rémunération moyenne. On peut donc logiquement se demander si la manne a été également répartie entre les 55 membres du cabinet de Matignon ou si les principaux responsables du cabinet du premier ministre ont été bien mieux traités que les autres conseillers. Et dans cette dernière hypothèse, cela poserait une question importante : les deux instructions interdisant une hausse de 20 % de la rémunération ou une rémunération supérieure à celle du président de la République sont-elles toujours respectées ?
Comme les « jaunes » budgétaires n’apportent aucune réponse à cette interrogation, nous avons voulu en avoir le cœur net et nous avons posé la question au service de presse du premier ministre. Celui-ci n’a pas donné suite à nos questions (voir la "boîte noire" ci-dessous). Comme si cette question d’exemplarité n’avait aucune importance…
BOITE NOIREPar mail, j'ai adressé les questions suivantes, ce mercredi matin, au service de presse du premier ministre: « Je vais publier ce soir sur Mediapart un article sur les rémunérations des membres du cabinet du premier ministre, en m'appuyant sur le "jaune" correspondant, qui donne les rémunérations moyennes du cabinet. Quelqu'un peut-il m'éclairer sur le sujet ? J'aimerais comprendre pourquoi les rémunérations ont à ce point augmenté depuis 2013 à Matignon et plus encore depuis 2012 ? Puis-je également savoir les montants des quatre ou cinq plus hautes rémunérations ? »
Le service de presse a accusé réception de mon message mais, à en fin d'après-midi, je n'avais toujours pas recu de réponse. Puis, vers 18H, au moment précis où cet article a été mis en ligne, une personne du service de presse de Matignon m'a informé que le chef de cabinet du premier ministre répondrait dans la demie heure suivante à toutes mes questions. Mais depuis, cet engagement n'a pas été honoré.
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