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Le pouvoir, tel un mort

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Il aura fallu attendre plus de deux jours pour que le pouvoir s'exprime sur la mort d'un jeune homme de 21 ans, Rémi Fraisse, lors d'affrontements avec la police sur le site du futur barrage de Sivens. Plus de quarante-huit heures pour que des mots soient enfin mis sur cette tragédie. Et quels mots ! Des formules creuses, une « compassion » de parade, tout aussitôt conditionnée par un rappel à l'autorité et un soutien hautement affirmé aux forces de l'ordre, alors que celles-ci sont directement mises en cause.

Le pouvoir est-il devenu sourd et aveugle, autiste, tétanisé face à toute expression sociale, pour ainsi réagir sans générosité aucune, sans un signe, sans un hommage au jeune homme tué, sans un geste envers les compagnons de Rémi Fraisse, envers tous ces jeunes qui, à leur manière, se mobilisent dans des luttes sociales nouvelles ? Face à cette « jeunesse, ma priorité » – disait François Hollande en 2012 –, le pouvoir avance, insensible. Il avance tel un mort, drapé dans ces mots-incantations, « État de droit », « casseurs », « responsabilité », « dignité ».

« Dignité », a souligné ce mardi Manuel Valls devant l'Assemblée nationale, pour appeler la classe politique à taire toute interrogation. Est-il digne qu'après quelques mots de circonstances pour la famille du jeune homme tué, le premier ministre s'en prenne aux « casseurs », dénonce « une violence extrême » et affirme tout de go qu'« avant même qu’une enquête soit menée, (il) n'acceptera pas la mise en cause des policiers et des gendarmes » ? Est-il digne d'achever cette brève intervention par une énième rodomontade autoritaire : « Pas de place pour les casseurs » ?

Est-il digne de surjouer l'autoritarisme policier au moment où les questions les plus graves sont posées sur l'action des forces de l'ordre puisque l'échec est là, terrible : Rémi Fraisse est le premier manifestant tué depuis 1986 et la mort de Malik Oussekine. Et quelle que soit la violence réelle ou supposée des manifestants, la fonction première des forces de l'ordre est d'empêcher l'accident mortel de survenir. Est-il digne de l'affirmer ainsi quand les premiers éléments de l'enquête, selon le procureur d'Albi, accréditent la thèse d'une mort provoquée par les violences policières (des traces de l'explosif utilisé dans les grenades des gendarmes ont été retrouvées sur les vêtements du jeune homme) ?

Tel un pouvoir mort, les responsables socialistes regardent sans la voir la société. Car ce qu'ils disent à cette occasion, c'est que les derniers liens, les ultimes réflexes de solidarité ou d'attention qui pouvaient encore les lier au corps social, à ses secousses et à ses alertes, à ses tensions et à sa complexité, ont disparu. La mort de Rémi Fraisse, dans la nuit de samedi à dimanche, les aura laissés muets deux jours. Et ils l'ont dès ce mardi matin instrumentalisée en une polémique sordide avec les écologistes, faisant de ce qui aurait dû être une douleur nationale un médiocre règlement de comptes à l'encontre de Cécile Duflot.

En 1986, le président François Mitterrand s'était aussitôt rendu chez les parents de Malik Oussekine, ce jeune homme de 22 ans qui avait succombé sous les coups d'une « brigade de voltigeurs », lors d'une manifestation étudiante. Alain Devaquet, ministre de l'université, démissionnait le lendemain. Jacques Chirac retirait le projet de loi contesté le surlendemain.

En 2014, François Hollande attend deux jours avant de passer un coup de téléphone au père de la victime. Ségolène Royal, ministre de l'écologie et donc ayant autorité sur ce projet de barrage contesté depuis des mois, s'est pour sa part placée aux abonnés absents. Pas une parole, pas une apparition, pas même un communiqué depuis la mort de Rémi Fraisse ! Envisage-t-elle de démissionner pour avoir laissé pourrir ce conflit et progresser le chantier d'un barrage que ses propres inspecteurs jugent inutile (lire notre article ici) ? Ou se prépare-t-elle à stopper net le chantier et à faire rentrer dans le rang les quelques notables socialistes et aménageurs locaux ?

En 1986, Robert Pandraud, ministré délégué de Pasqua et « flic » honni de la gauche, commentait par une énormité la mort de Malik Oussekine, qui avait par ailleurs des problèmes rénaux : « Si j’avais un fils sous dialyse, je l’empêcherais d’aller faire le con la nuit. » Autre personnage honni de la gauche, Louis Pauwels éructait dans Le Figaro Magazine à propos des jeunes manifestants : « Ce sont des enfants du rock débile, les écoliers de la vulgarité pédagogique, les béats de Coluche et Renaud, une jeunesse atteinte d'un sida mental. »

En 2014, principal instigateur du barrage de Sivens, le socialiste Thierry Carcenac, président du conseil général du Tarn et sénateur, s'est adonné aux mêmes inepties en commentant la mort du jeune manifestant : « Mourir pour des idées, c'est une chose, mais c'est quand même relativement stupide et bête. » Et de poursuivre en se prononçant contre l'arrêt du projet après avoir, peu avant ces déclarations, dénoncé le « déchaînement » des manifestants.

C'est finalement lundi, en ouverture du journal de 20 heures de France 2, que le pouvoir est apparu, tel un mort. Sujet d'ouverture : le jeune manifestant tué, où il fut abondamment question de casseurs, de policiers blessés et de violences, mais où on apprenait tout de même que le jeune Rémi Fraisse, bien loin de l'« activiste-zadiste-autonome-anarchiste-casseur », militait dans une petite association locale de protection de la biodiversité. Deuxième sujet : les obsèques de Christophe de Margerie, ex-patron de Total. François Hollande, Manuel Valls, Bernard Cazeneuve, politiques de gauche et de droite, industriels, 1 500 personnes, l'« élite » du pays se contemplait ainsi en son miroir. Et c'est une Élisabeth Guigou (députée PS de Seine-Saint-Denis) bouleversée qui nous expliquait combien cet « homme savait créer du lien social ». Aucun de ces responsables n'avait eu à cette heure un mot, un seul, pour le jeune homme tué.

Ce pouvoir mort brandit donc l'éternel : l'État, son appareil et son appareil sécuritaire. « Les forces de l'ordre ont fait face à une violence extrême », a déclamé Manuel Valls, quand d'innombrables témoignages indiquent le contraire. « 56 policiers ont été blessés et 81 procédures judiciaires engagées » depuis le début de ce conflit, a insisté le ministre de l'intérieur. Vieille tactique policière... Le ministre n'a pas rappelé qu'à Nantes, après la manifestation et les affrontements du 22 février, son ministère avait annoncé 130 policiers et gendarmes blessés. Au bout du compte, seuls 27 avaient été adressés au CHU et un seul cas grave, un officier CRS souffrant d'une fracture au bras, avait été relevé (lire ici l'article de Louise Fessard).

Le pouvoir n'a-t-il rien de plus à dire sur la gestion de ce conflit par la préfecture, quand un élu, Guillaume Cros, président du groupe EELV au conseil régional, constatait, stupéfait, que le directeur de cabinet du préfet pouvait expliquer que des drapeaux de l’État islamique avaient été vus dans les rangs des opposants. Un directeur de cabinet, Yves Mathis, qui après plusieurs postes dans l'armée est passé par la direction générale de la gendarmerie puis de la police nationale. « Il y a eu une présence violente des gendarmes, a aussi expliqué à Mediapart François Simon, autre conseiller régional écologiste. Les gardes mobiles sont allés en permanence provoquer les jeunes zadistes, qui se sont fait molester, ont reçu des tirs de flashballs et de lacrymos. C’est toute une ambiance, une logique de guérilla, depuis des semaines. »

Et pourquoi ce directeur de cabinet, si prompt à débusquer l'État islamique, n'a-t-il rien fait après les alertes réitérées d'élus – la dernière date du 20 octobre et a été faite par Cécile Duflot – sur les risques d'accident liés à une répression de plus en plus dure des forces de l'ordre ? Pourquoi lui, ainsi que la préfecture n'ont-ils rien dit de cette vidéo montrant un gendarme du peloton de surveillance et d'intervention de la gendarmerie (PSIG) jeter une grenade dans une caravane abritant quatre occupants de la zone du Testet ? :

Manuel Valls, qui aime tant afficher son autorité, a-t-il seulement prise sur cet appareil d'État, autrement qu'en soutenant l'insoutenable, c'est-à-dire une possible violence policière responsable de la mort d'un manifestant ? En 1986, la mort de Malik Oussekine signa la défaite d'une droite sourde aux aspirations des jeunes soutenus par une large partie de l'opinion. Il en fut de même en 1996, avec l'évacuation à coups de hache et de grenades des sans-papiers réfugiés en l'église Saint-Bernard, à Paris. La gauche s'en était à chaque fois indignée, socialistes en tête. Ces socialistes-là ne sont plus.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Corée du Sud : la surveillance provoque un exode de Kakao vers Telegram


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