Mardi 28 octobre, les radicaux de gauche ont encore donné un fier coup de main au gouvernement. En votant le budget de la sécurité sociale pour 2015, ils ont garanti à Manuel Valls une majorité pour faire passer ce texte contesté, qui contient des coupes dans l'assurance-maladie et une modulation historique des allocations familiales. « Ils sont sympas les radicaux… », s'amuse ce proche du chef de l'État.
Sentiment de déjà-vu : il y a une semaine, 39 socialistes, dont les anciens ministres Benoît Hamon et Aurélie Filippetti, se sont abstenus sur la loi de finances 2015. Tout comme les écologistes. Manuel Valls n'a obtenu la majorité qu'à dix voix près. Sans le vote positif de 14 des 17 députés du groupe des radicaux de gauche, le premier ministre et le chef de l'État auraient subi une défaite cuisante, aux conséquences politiques incalculables.
Parce que la majorité absolue du PS à l'Assemblée n'est plus qu'un lointain souvenir en raison des divisions socialistes, le parti radical de gauche (PRG), dernier allié du PS au gouvernement, tient entre ses mains le sort de la majorité. Qu'il vote non, et le gouvernement serait minoritaire. Pour ce syndicat de notables locaux, satellisé par le PS depuis sa création en 1973, c'est une situation inespérée.
Cette position particulière explique évidemment les menaces de Jean-Michel Baylet. Depuis que les écologistes ont quitté le gouvernement et que la "fronde" ronge le PS, le président du PRG, ancien candidat à la primaire socialiste de 2011 (il avait alors recueilli 1 % des voix), se sent pousser des ailes. Incarnation du baron local et patron du quotidien La Dépêche du Midi, Baylet, qui n'a jamais pu être ministre depuis 2012 à cause de procédures judiciaires (il a finalement bénéficié de non-lieux), s'enhardit à mesure que la majorité rétrécit.
À quatre reprises depuis avril et l'arrivée de Manuel Valls à Matignon, qui a signé le départ pour les écolos, Baylet a menacé de quitter le gouvernement. La dernière fois, mi-octobre, l'affaire a pris des allures de drame : les trois ministres radicaux (Sylvia Pinel au Logement, les secrétaires d'État Thierry Braillard aux Sports, Annick Girardin à la Coopération), seuls membres du gouvernement non socialistes, allaient-ils partir ? Rageur après sa lourde défaite aux sénatoriales dans son bastion du Tarn-et-Garonne (lire notre article), résultat d'une contestation interne au PRG, il a fait monter la pression, à l'ancienne, comme sous la Quatrième République.
À part Sylvia Pinel, voix de Baylet au gouvernement, Braillard et Girardin ne voulaient pourtant pas partir. Ni même leurs députés, trop contents de ce nouveau rôle charnière dans les combinazione avec le gouvernement. Pourtant, la vraie-fausse menace a fait son effet. « S'ils partent, ce serait très embêtant », assurait en privé un ministre important. Les poids lourds du gouvernement (Marisol Touraine, Michel Sapin, Manuel Valls, etc.) les ont donc reçus et ont fait assaut d'amabilités. Finalement, Manuel Valls s'est fendu d'une lettre de huit pages pour les cajoler (lire ici en pdf). Et leur promettre, notamment, une loi sur l'euthanasie et le maintien de certains départements ruraux dans la réforme territoriale. La grande affaire a tenu le gouvernement en haleine pendant une semaine.
C'est un fait : les radicaux de gauche sont les héritiers d'une longue histoire, celle des opposants au Second Empire, des débuts de la République puis de la démocratie parlementaire triomphante. Léon Gambetta, Georges Clemenceau, Édouard Herriot, Jean Moulin, Pierre Mendès France, entre autres, ont appartenu au Parti radical, le plus vieux de France, parti de notables incarnant sous la Troisième et la Quatrième République la tradition intellectuelle des Lumières (émancipation individuelle, laïcité, etc.)
Mais le parti actuel n'a plus grand-chose à voir avec ce glorieux passé. Fruit d'une scission en 1972 d'avec les radicaux "valoisiens" (centre-droit) de Jean-Jacques Servan-Schreiber, le Mouvement des radicaux de gauche (MRG, puis PRG) s'est placé d'emblée dans la roue du PS au sein du Programme commun. « Dès l'origine, les élus radicaux qui adhèrent au Programme commun avec le PS et le PCF le font pour des raisons électorales : ils ont été élus en 1968 grâce à des accords électoraux avec ces partis et ne veulent pas rompre leurs alliances », rappelle Pierre Martin, politologue au CNRS.
Bien sûr, le parti continue à mettre en avant des revendications politiques. En 2011, Jean-Michel Baylet se fit même un petit coup de pub pendant la primaire socialiste en proposant la légalisation du cannabis. Mais les idées ne sont plus la préoccupation première de ce parti à la colonne vertébrale très souple. « Pour eux, l'accord avec le PS est obligatoire, résume Frédéric Fogacci, chercheur à la Sorbonne et directeur de la recherche à la Fondation de Gaulle, un des rares chercheurs à avoir travaillé sur eux. Ils sont donc à gauche parce qu'ils le doivent. Ils le sont aussi sur les questions de bioéthique ou de laïcité, en raison notamment du poids de la franc-maçonnerie dans leurs rangs. Sur l'économie, en revanche, ce sont des orthodoxes qui plaident pour une gestion de bon père de famille. » Voire un agenda plus social-libéral, en phase avec la droite du PS ou les modérés de l'UMP.
« Les radicaux de gauche ont perdu leur nécessité historique, assure Fabien Escalona, chercheur à Sciences-Po Grenoble. Ils ont perdu leur base sociologique, les classes moyennes indépendantes du radicalisme historique (paysans, commerçants, artisans - ndlr). Force typiquement parlementaire, ils se sont par ailleurs retrouvés dans une Cinquième République qui méconnaît les droits du Parlement et dans une bipolarisation de la vie politique qui ne leur convient pas. »
Quant au parti, il n'existe que de façon intermittente, lors des élections et pour nouer des accords électoraux. Le secrétaire général du PRG, Guillaume Lacroix, évoque le chiffre de 12 000 adhérents (dont 4 000 élus municipaux, 150 conseillers généraux, 50 élus régionaux, 13 députés et autant de sénateurs). Selon Frédéric Fogacci, il s'agit d'abord d'« une clientèle d'élus et d'obligés » – ce qui est aussi le cas du grand frère socialiste (lire notre article). Le reste du temps, le PRG se résume à ses barons locaux.
« Le PRG a toujours fonctionné par bastions », explique Frédéric Fogacci : les "lyonnais" (dont fait partie l'actuel secrétaire d'État Thierry Braillard), les réseaux de la famille Baylet dans le Sud-Ouest (Jean-Michel est le fils de Jean Baylet, ancien député radical et patron de La Dépêche du Midi, dont la femme Évelyne a repris mandats et fonctions à sa mort en 1959), la filière rochelaise (Michel Crépeau, député et maire de La Rochelle, candidat à la présidentielle 1981), les Corses (les Giaccobi et les Zuccarrelli), etc. Autant de fiefs souvent transmis au sein de véritables dynasties politiques locales, plus ou moins sanctuarisées par les accords électoraux avec le PS au cours des années. Ce qui explique la croisade farouche de ce parti d'élus contre la loi sur le non-cumul des mandats, grande bataille du PRG au début du quinquennat.
« Cela fait longtemps que le PRG a perdu son originalité idéologique, analyse Pierre Martin. En réalité, son rôle est aujourd'hui fonctionnel : il existe encore car il a une utilité au sein du système des partis de gauche. » Le PRG a en effet de multiples avantages. Il permet de garder dans l'orbite de la gauche les dissidents du PS, exclus pour s'être présentés contre les candidats socialistes investis par le parti – c'est le cas, simple exemple parmi beaucoup d'autres, d'Olivier Falorni, candidat PS victorieux contre Ségolène Royal en 2012 à La Rochelle, désormais membre du groupe radical à l'Assemblée. Groupe qui ne compte d'ailleurs en réalité que 9 radicaux sur 17 : véritable refuge des députés sans toit, il abrite un Modem, un élu du MUP de Robert Hue, ou les suppléants socialistes des ministres radicaux.
Le PRG offre aussi l'occasion de faire de belles carrières politiques par la grâce des accords électoraux. Le sénateur écologiste Jean-Vincent Placé a par exemple débuté chez les radicaux de gauche. « C'est un espace de liberté pour des gens qui n'ont pas de convictions trop arrêtées », analyse Fogacci. Structure très flexible, il se met au service d'aventuriers de la politique qui veulent réaliser des coups : en 1994, Bernard Tapie, soutenu en sous-main par François Mitterrand, réalise 12 % aux européennes, talonnant de peu Michel Rocard qui disparaît illico de la scène politique.
Enfin, sa simple présence permet au parti socialiste d'afficher une diversité au sein de la gauche, même si elle n'est que de façade et que le PS garde tous les pouvoirs. « Mitterrand, hébergé par les radicaux de gauche dans les années 60 quand il était un sénateur sans parti, a voulu que les radicaux survivent : ils lui étaient utiles dans le rapport de force avec les communistes », explique Frédéric Fogacci. Depuis, rien n'a vraiment changé. Les radicaux ont en effet un avantage : ils sont toujours bons soldats pour voter les textes importants. Au nom du respect du principe majoritaire. Mais aussi, plus prosaïquement, parce que leur survie en dépend.
« Leur problème, c'est que le système des alliances à gauche est en voie de décomposition, explique Pierre Martin. Les appareils locaux du PS sont de plus en plus réticents à accepter les accords nationaux des états-majors des partis. Et puis le résultat de la gauche aux européennes, c'est 30 %. Dans ce contexte, à quoi bon continuer à nouer des alliances à gauche ? C'est ce que laisse entendre Manuel Valls. À partir du moment où tout le système de la gauche s'effondre, les radicaux qui n'ont qu'un rôle fonctionnel, sont menacés de disparition. »
« Notre danger, c'est la perfusion électorale », admet le secrétaire général du PRG, Guillaume Lacroix. En poste depuis cet été, il rêve de casser les images de la « cabine téléphonique » ou de la « gauche cassoulet », souvent accolées au PRG. « Ce parti a des choses à dire. On va tout faire pour ne pas être des alibis. » Lacroix a en tout cas été le premier à saluer l'idée de Manuel Valls d'une « maison commune des forces progressistes » dépassant le PS, formulée la semaine dernière dans L'Obs. Pour espérer survivre, mieux vaut ne pas injurier l'avenir.
A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Corée du Sud : la surveillance provoque un exode de Kakao vers Telegram