Le 25 avril 2012, sa mise en examen pour homicide volontaire avait provoqué la colère de ses collègues policiers. À dix jours du second tour de la présidentielle, plusieurs centaines de policiers de Seine-Saint-Denis avaient défilé en armes sur les Champs-Élysées, gyrophares allumés et deux-tons hurlants. Dès le lendemain, le candidat Nicolas Sarkozy (UMP) leur avait promis « une présomption de légitime défense, car dans un État de droit, on ne peut pas mettre sur le même plan un policier dans l'exercice de ses fonctions et le délinquant dans l'exercice de ses fonctions à lui ».
Le 19 septembre 2014, au terme d’une minutieuse enquête, Nicolas Aubertin, vice-président chargé de l’instruction au tribunal de Bobigny, a renvoyé le gardien de la paix Damien Saboundjian, âgé de 35 ans, devant les assises pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner par personne dépositaire de l’autorité publique ». Co-saisi de l'affaire avec sa collègue Vanessa Lepeu, le juge d’instruction a décidé de requalifier les faits un grade en dessous car « l’information n’a pas permis de démontrer formellement que Damien Saboundjian avait voulu tuer Amine Bentounsi en tirant volontairement à quatre reprises dans sa direction », précise-t-il dans son ordonnance de mise en accusation.
Nicolas Aubertin écarte l’état de légitime défense. Selon lui, le policier, très bon tireur, « cherchait manifestement à interpeller coûte que coûte Amine Bentounsi, sans veiller à assurer sa protection. Enfin, rien n’établit que le fuyard l’ait à un quelconque moment réellement menacé, si ce n’est ses seules affirmations, difficilement corroborées par les versions multiples de G. B. (son collègue, ndlr) et aucunement confirmée par les témoins de la scène ».
Le 21 avril 2012, vers 20 h 30, un appel anonyme prévenait le centre de commandement de la police de Seine-Saint-Denis de la présence d’un individu nommé « Amine », recherché pour vol à main armée, devant un bar de Noisy-le-Sec. Repéré par un équipage de Police secours, Amine Bentounsi, 28 ans, s’enfuit. Les trois policiers qui s’engagent à ses trousses ignorent alors ses antécédents judiciaires. Ils pensaient partir sur un contrôle de routine. Père d’une petite fille de six ans, le jeune homme était en cavale depuis juin 2010 et avait accumulé onze condamnations depuis son adolescence, dont trois devant les assises (lire son portrait dans Libération). Il lui restait 18 mois à purger d’une condamnation pour le braquage à main armée d’un supermarché avec séquestration des employés.
Dans sa course, le fuyard lâche une grenade, qui se révélera factice, puis sa ceinture, ses gants et un étui d’arme de poing. Un des policiers chute, ils sont distancés. Leur quatrième coéquipier Damien Saboundjian, resté au volant du véhicule, contourne le pâté de maisons et tombe nez avec nez avec Amine Bentounsi. Le policier affirme alors avoir été braqué une première fois, s’être recroquevillé dans la voiture, puis s’être engagé à pied à la poursuite du jeune homme. « Quand je suis sorti de la voiture après avoir été braqué, j'ai entendu mon collègue G. B. crier "attention, il a un gun" », ajoute-t-il lors de sa première audition à 2 heures du matin le 22 avril.
Dix à quinze secondes plus tard, plusieurs coups de feu retentissaient et Amine Bentounsi tombait face contre terre, touché par une balle au bas du dos. Quatre douilles seront retrouvées au sol sur le trottoir d’en face.
Courant derrière lui, son coéquipier G.B. est le premier à arriver sur les lieux. Le gardien de la paix découvre un revolver au sol à côté du fuyard qu’il écarte. Puis il s’aperçoit, en voulant le menotter, que le jeune homme saigne abondamment dans le dos. Il le place alors en position latérale de sécurité. À 20 h 39, leur chef de bord demande l’intervention des sapeurs-pompiers. Évacué par hélicoptère, Amine Bentounsi décède d’une hémorragie interne à 5 h 10 à l'hôpital Pompidou.
Quant au policier tireur, en pleurs, il est pris en charge par un agent de la brigade anticriminalité, puis par une cellule psychologique avant d’être interrogé par l’IGS vers 2 heures du matin. Il sera placé en garde à vue le 23 avril à 17 heures, près de deux jours après les faits. « Je calmais mon collègue qui répétait qu'il avait tiré, et touché la personne, a dit l’agent de la Bac interrogé par l’inspection générale de services (Police des polices parisienne, ndlr). Il disait "Je l'ai touché, je crois qu'il est mort, il ne m'a pas laissé le choix, il m'a braqué et j'ai tiré". »
Interrogé par l’IGS, Damien Saboundjian a affirmé avoir été à nouveau braqué par Amine Bentounsi et avoir effectué en « panique » un « tir de riposte » « pour le neutraliser, pour mettre fin au danger car j'allais mourir ». Selon lui, Amine Bentounsi l’« attendait sur le trottoir en face avec le revolver. Tant que je ne sortais pas, il restait sur le trottoir à m'attendre ». Comment alors explique-t-il l’avoir touché dans le dos ? Amine Bentounsi se serait retourné au moment où il a ouvert le feu, suggère le gardien de la paix. « À aucun moment je n'ai voulu le tuer, c'était pour me défendre », insiste-t-il devant le juge le 10 octobre 2012.
Son coéquipier G.B. a d’abord confirmé sa version avec force détails. « J’ai aperçu cette personne se retourner plusieurs fois et soudainement il a pointé son arme en direction de mon collègue, a-t-il affirmé le 22 avril à l’IGS. Je veux préciser qu'il s'est figé, il ne fuyait plus, il était bien campé sur ses pieds. Il tenait l'arme d'une main, il avait le bras devant lui semi-fléchi le canon dirigé vers mon collègue. »
Mais ses propos ont considérablement changé au fil des auditions. Au point que les enquêteurs de l’IGS ont fini par lui demander s’il ne mentait pas « pour couvrir (son) collègue ». Devant la police des polices puis le juge d’instruction, G.B. a reconnu qu’il n’avait pas vu la scène et n’avait fait que répéter « par déduction » ce que lui avait dit son coéquipier. Le commissaire de permanence cette nuit-là pour la Seine-Saint-Denis a d’ailleurs déclaré à l’IGS en août 2012 qu’à son arrivée sur les lieux, les trois collègues de Damien Saboundjian « étaient formels, ils n'avaient pas vu la scène au cours de laquelle les tirs avaient eu lieu ».
L’expertise et la contre-expertise effectuées ne permettent pas de trancher. Les deux rapports concluent qu’au début de la fusillade, Amine Bentounsi pouvait se trouver de face comme de dos. « Rien ne s’oppose à ce que la version du mis en examen soit exacte, affirment le balisticien et le médecin légiste dans leur contre-expertise du 2 janvier 2014. Il faut moins d’une seconde pour qu’un homme fasse un demi-tour sur lui-même. Il faut environ une seconde pour qu’un tireur (…) tire quatre coups de feu. »
Les témoignages des six voisins et automobilistes, qui ont entendu les coups de feu et vu une partie de la scène, sont plus gênants pour le fonctionnaire mis en examen. Aucun n’a vu Amine Bentounsi le braquer. Deux ont en revanche vu le fuyard chuter puis se relever juste avant les coups de feu, ce que n’évoquent jamais les policiers. Quatre occupantes d’une Peugeot 306 affirment même avoir été braquées un court instant par un Damien Saboundjian « complètement paniqué ». Un autre automobiliste a d’abord cru assister à un règlement de comptes entre malfaiteurs. Le bas de caisse de sa voiture a été atteint par une balle à 30 centimètres du sol, « ce qui semble démontrer qu’au moins ce coup de feu était dirigé du haut en bas », observe le juge d’instruction Nicolas Aubertin.
Le juge estime que le policier « est allé sciemment au contact d’Amine Bentounsi, sachant qu’il était armé (…) alors qu’il avait la possibilité de se mettre à l’abri derrière un fourgon Renault Master stationné à proximité immédiate ». Mais Damien Saboundjian assure qu’il est sorti pour localiser le jeune homme qu'il avait perdu de vue et craignait de le voir surgir dans son dos. « Je regardais toujours derrière moi, devant moi, car j'avais peur qu'il arrive derrière moi pour me tirer dessus », a-t-il déclaré en garde à vue. Marié et père de deux enfants, le fonctionnaire est entré dans la police en 2002 « un peu par hasard », après un CAP de pâtissier et plusieurs emplois précaires.
De façon inhabituelle en matière de violences policières, l’enquête n’a rien laissé au hasard. L’IGS a entendu la soixantaine de fonctionnaires (policiers et pompiers) qui étaient passés par la scène de l’homicide. La police des polices a épluché l’ensemble du trafic radio, la géolocalisation des véhicules, ainsi que les factures détaillées (fadettes) de téléphone portable de plusieurs policiers. Elle a mené une réelle enquête de voisinage, ce qui a permis de retrouver plusieurs témoins. Une reconstitution a eu lieu. G.B. et Damien Saboundjian ont été entendus à de nombreuses reprises, sans ménagement, par l’IGS puis par les juges d'instruction qui ont pointé les incohérences dans leurs versions. Soupçonnés de s’être concertés, les deux hommes ont même été placés sur écoute de mai à juillet 2012.
Ces écoutes, dont Damien Saboundjian semble avoir été averti – il met en garde ses interlocuteurs à plusieurs reprises –, sont de peu d’utilité pour l’enquête elle-même. On découvre des policiers « sous cachets », marqués, qui ne dorment plus et se disent « traumatisés » à l'idée même de revenir à Noisy-le-Sec sur les lieux de la fusillade. Mais les écoutes éclairent surtout de façon inédite les dessous de l'impressionnante solidarité policière qui se met en place autour du fonctionnaire mis en examen. Les bœufs-carottes de l’IGS et les juges de Bobigny, réputés anti-flics, en prennent pour leur grade. « J'aurais préféré être jugé sur Paris (…) parce que Paris, ils sont plus cools avec les flics », glisse Damien Saboundjian à un de ses amis policiers le 5 mai 2012.
Persuadé qu’il obtiendra un non-lieu, le policier, délégué syndical au sein du commissariat de Noisy, se vante d’avoir obtenu l’éviction d’un officier de l’IGS qui lui a « mis la pression » durant une audition et dont il a « balancé » le nom « au préfet et au syndicat ». « Nathalie Orioli (ex-secrétaire nationale d’Unité SGP Police FO, ndlr), elle a une audience avec l'IGS, le directeur, explique le policier à sa sœur le 5 mai. Elle leur a remis les pendules à l'heure. Elle a dit : écoutez, vous avez deux solutions. Soit moi je vais casser votre service, soit le lieutenant vous le foutez ailleurs. » Le même jour, le policier mis en examen affirme à son chef de bord que « le lieutenant qui m'a auditionné, qui m'a mis la pression, à mon avis il va changer de service ».
Le 9 mai, c’est la syndicaliste elle-même qui appelle le policier mis en examen : « On est monté à l'IGS, on a mis un coup dans la fourmilière. L'officier, il va manger et ils vont être très soft. » « Attends, ils ont touché, non seulement ils ont touché à un flic mais ils ont touché à un syndicaliste, attends, un truc qu'y faut jamais faire ça », s’exclame Damien Saboundjian le 12 mai à autre ami. Contactée par Mediapart, Nathalie Orioli nous répond que « tout s’est réglé » et refuse de commenter plus avant. Le nom du lieutenant en question continue en tout cas d'apparaître dans la procédure.
Ses ex-collègues tiennent Damien Saboundjian régulièrement au courant des auditions à l’IGS, à l’exception de G.B. avec lequel son contrôle judiciaire lui interdit tout contact. S’il ne fait pas confiance au tribunal de Bobigny, le policier peut en revanche compter sur le ministère de l’intérieur. Il est reçu par « un pote à Sarkozy » et ex-flic Christian Lambert, préfet de Seine-Saint-Denis, ainsi que par le directeur départemental de la sécurité publique.
« Il (le préfet Lambert, ndlr) m'a dit, l'administration est avec vous, raconte Damien Saboundjian le 5 mai 2012 à un ami policier. Il m'a dit, on vous soutient jusqu'au bout. Les frais de justice c'est nous qui vont (sic) les payer, c'est nous qui payons tout, il m'a dit. Il m'a dit, on vous mute où vous voulez et on vous garde votre salaire. » Dix jours plus tard, il confie à un autre ami que « le préfet a parlé avec Sarkozy et Guéant pour le faire muter » à Grenoble, sa région d’origine où vit sa famille. Le 26 avril, le père de famille a en effet été suspendu avec maintien du traitement et affecté à Grenoble.
Il ajoute, selon le résumé en style indirect des enquêteurs, que « dans la situation où il est il claque des doigts pour obtenir ce qu'il veut ». Il espère même « avec cette affaire » prendre « le grade de brigadier ou des échelons ». « La DRCPN (direction des ressources et des compétences de la police nationale, ndlr) dit amen à tout », précise-t-il le 1er juillet 2013. Une syndicaliste lui propose également d’accélérer les demandes de mutation de ses coéquipiers. Ses trois coéquipiers obtiennent de fait leur mutation pour Toulon, Bordeaux et la brigade équestre. « C'est jackpot pour eux, constate un brin amer Damien Saboundjian le 29 juin 2012. Et moi toute la merde, c'est moi qui l'ai bouffée. » Il dit aussi qu'il passe pour un « héros » à Grenoble mais que lui a « honte ».
Le 17 mai 2012, le premier déplacement du tout nouveau ministre de l’intérieur socialiste Manuel Valls est pour le commissariat de Noisy-le-Sec. Tout un symbole. « Apparemment tout le monde il est avec, même le ministre, le nouveau ministre il est passé nous voir », réconforte le 24 mai un ami policier au téléphone son collègue mis en examen. Le même jour, son chef de bord lui précise qu’à Noisy-le-Sec, le ministre n’a pas voulu parler à la famille d’Amine Bentounsi qui l’attendait devant le commissariat. « Putain... bien ... je suis bien content », réagit le policier.
Un de ses supérieurs, officier, lui fait part six jours plus tard du soutien du maire (centriste) de Noisy-le-Sec. Un autre, commissaire, lui propose via un syndicaliste de renforcer sa défense face à la famille qui vient de prendre pour deuxième avocat un cador du barreau, Me Dupont-Moretti.
Me Daniel Merchat, l'avocat du policier, indique ne pas avoir fait appel de l’ordonnance de mise en accusation. « Nous en prenons acte et ne souhaitons pas commenter », dit l'avocat. Pas d’appel non plus du côté de la famille d’Amine Bentounsi, même si Me Michel Konitz, l’un des deux avocats de la famille, regrette la requalification des faits. « Les juges ont eu un certain courage, ils n’ont pas enterré le dossier et l’ont instruit dans un temps normal : le policier est quand même renvoyé pour avoir tué quelqu’un », réagit-il.
« Les enquêteurs ont fait un véritable travail de fourmi, reconnaît Amal Bentounsi, la sœur d’Amine. Mais ça reste un fait exceptionnel, dans toutes les autres affaires de familles faisant partie du collectif, ce n’est pas le cas. Le justiciable policier reste au-dessus du justiciable ordinaire. » Amal Bentounsi appelle à un rassemblement contre les « abus policiers » le 15 novembre 2014 devant le ministère de la justice.
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