« Il y a un gros danger politique », s'inquiétait il y a quelques jours ce parlementaire spécialiste des questions sociales. C'est peu dire que les 700 millions d'euros annoncés la semaine dernière sur la branche famille dans le projet de budget de la Sécurité sociale sont mal passés. Ils s'ajoutent en effet aux 3 milliards d'économies prévus pour le seul budget de la Sécurité sociale l'année prochaine, notamment sur l'hôpital et les médicaments. Et aux 21 milliards d'économies sur le budget de l'État qui vont être votés dans les semaines à venir au Parlement. Pour de nombreux parlementaires socialistes, même les moins rebelles, c'était le coup de serpe de trop.
À peine présenté mercredi matin 8 octobre en Conseil des ministres, le projet de loi de finances de la Sécurité sociale pour 2015 menaçait d'être retouché. C'est ce qui vient d'être confirmé par Marie-Françoise Clergeau, la rapporteure PS de la partie famille du budget de la Sécurité sociale pour 2015. En commission des affaires sociales, il a en effet été décidé de s'attaquer à un des principes de base du système social français depuis les années 1930 : le caractère uniforme des allocations familiales pour les familles. Pour les couples avec deux salaires et deux enfants, gagnant plus de 6 000 euros brut par mois, celles-ci seront divisées par deux, soit environ 65 euros, contre 129,35 actuellement. Au-delà de 8 000 euros pour ce même couple avec deux enfants, les allocations seront divisées par quatre, soit 32,5 euros environ. « On va avoir une plus grande justice sociale tout en gardant l'universalité », estime Marie-Françoise Clergeau dans des propos rapportés par Le Monde.
D'abord, quelques éléments de contexte. Il y a une quinzaine de jours, le gouvernement a présenté sa copie pour le budget de la Sécurité sociale 2015. Au total, la Sécurité sociale doit économiser 20 milliards d'euros entre 2014 et 2017 – une grosse part des 50 milliards d'économies décidées au début de l'année. Dans le projet pour 2015, on trouve quelques mesures ouvrant des droits nouveaux : tiers-payant intégral pour les bénéficiaires de l’aide à la complémentaire santé, prime de 40 euros pour les retraités touchant moins de 1 200 euros, minimum vieillesse à 800 euros.
Mais il s'agit surtout d'une (nouvelle) diète sévère pour la branche maladie : 3,2 milliards de baisse de dépenses dans les hôpitaux, sur les médicaments ou encore des pénalités financières pour les établissements ne respectant pas les accords passés avec les agences régionales de santé.
À ces mesures, s'ajoutent les fameux 700 millions qui touchent la branche famille de la Sécurité sociale :
- Une réforme consistant à mieux partager le congé parental entre les parents. Officiellement, pour encourager l'égalité hommes-femmes en incitant la mère puis le père à prendre, par exemple, dix-huit mois de congé chacun – le congé parental peut aller jusqu'à trois ans. Le congé parental vient pourtant d'être réformé. Et cet été encore, les députés PS estimaient qu'aller au-delà de six mois pour les hommes, qui le prennent très peu, était irréaliste. Sans incitation financière supplémentaire, les hommes, qui ont beaucoup à perdre car ils restent 20 % mieux payés que les femmes, ne risquent pas de se bousculer. Or la réforme prévoit que, si l'un des deux parents ne le prend pas, le congé serait ramené à dix-huit mois maximum. Sous couvert d'égalité, c'est surtout une façon de faire des économies substantielles… Ce dispositif a été maintenu ce jeudi par la commission des affaires sociales.
- La prime de naissance serait amputée à partir du deuxième enfant. Versée au septième mois de grossesse, elle est aujourd'hui de 923 euros, sous conditions de ressources. Elle passerait à 308 euros à partir du deuxième enfant. La modulation des allocations familiales a été décidée ce jeudi pour revenir sur cette disposition. La prime de naissance resterait identique à aujourd'hui.
- La majoration de 64 euros par mois des allocations familiales n'entrerait en vigueur qu'au seizième anniversaire de l'enfant, et pas au quatorzième comme aujourd'hui.
- Enfin, le "complément de libre choix du mode de garde" (CMG) ne serait finalement pas réduit. Actuellement versé sans conditions de ressources aux familles qui font garder leur enfant de moins de 6 ans par une aide à domicile ou une assistante maternelle, le gouvernement voulait le diviser par deux pour les 20 % des familles les plus aisées. Selon la Cour des comptes, le système actuel est profondément inégalitaire. Les 10 % des familles les plus modestes touchent 120 millions d'euros au titre de cette aide… et les 10 % les plus aisées plus d'un milliard d'euros. Mais la commission des affaires sociales a décidé de le maintenir.
La volte-face ?
Les aménagements proposés permettent de rapporter 700 millions d'euros, autant que ce qu'imaginait le gouvernement. Ils lui permettent surtout de calmer le jeu avec sa majorité, très remontée contre certaines des mesures prévues au départ. Lors de la réunion du groupe PS à l'Assemblée il y a deux semaines, quelques députés PS avaient déjà proposé de « moduler » les allocations familiales pour les plus hauts revenus. En clair, les baisser pour les ménages les plus aisés. « Cette proposition n'est pas celle du gouvernement. Nous allons en discuter avec les parlementaires », avait dit la ministre de la santé Marisol Touraine, dont un proche assure qu'elle n'était de toute façon pas convaincue par les mesures initiales, dénichées à la va-vite pour contenter le ministère de l'économie. Mais François Hollande avait semblé doucher les enthousiasmes de sa majorité. « C'est simplement une technique pour faire des économies ou un principe qui pour l'instant est en discussion et n'a pas été retenu », avait-il affirmé à Milan, où se tenait un sommet sur l'emploi en Europe. Finalement, le locataire de l’Élysée a changé d'avis.
Chaque année, plus de 12 milliards d'euros sont versés aux 5 millions de familles qui ont plus de deux enfants au titre des allocations familiales. C'est une bonne partie des 31 milliards d'euros de prestations familiales versées par la Sécurité sociale. Créées en 1932 pour encourager la natalité, les "allocs" sont devenus un totem de notre système social. Elles ont la particularité d'être dites "universelles" : le tarif est le même pour toutes les familles (en tout cas toutes les familles au-delà de deux enfants, ce qui relativise leur caractère universel), quel que soit leur revenu : 127 euros par mois au-delà de deux enfants, 290 euros pour trois enfants et jusqu'à 452 euros pour quatre enfants, plus 162 euros pour chaque bambin au-delà.
En fait, raboter les allocations familiales, en les fiscalisant (ce qui n'est pas le cas aujourd'hui) ou en les plaçant sous conditions de ressources n'est pas une idée neuve. Elle resurgit fréquemment dans les cabinets ministériels. « Ça fait vingt ans qu'on en entend parler, c'est un vrai serpent de mer ! » expliquait l'an dernier à Mediapart Antoine Math, spécialiste des politiques familiales à l'Ires.
Raymond Barre y avait pensé dans les années 1980. En 1994, le rapport Minc préconisait de les mettre sous conditions de ressources. Premier ministre, Alain Juppé souhaitait les fiscaliser. Son successeur Lionel Jospin et sa ministre Martine Aubry étaient passés aux actes, avant de reculer sous la pression des associations familiales. Ce qui a laissé de mauvais souvenirs à François Hollande, qui était alors premier secrétaire du PS…
La commission Attali (2008 et 2010) avait repris l'idée, en vain. Pendant la dernière campagne présidentielle, Hollande jurait d'ailleurs qu'il n'y toucherait pas. « Je reste très attaché à l’universalité des allocations familiales qui sont aussi un moyen d’élargir la reconnaissance nationale à toute la diversité des formes familiales. Elles ne seront donc pas soumises à conditions de ressources », avait-il répondu à l'Union nationale des associations familiales (UNAF).
En 2013, le président de la Cour des comptes, l'ancien député PS Didier Migaud, a proposé de les fiscaliser, suscitant une nouvelle polémique. Quelques semaines plus tard, un rapport préconisait la « modulation » des allocations familiales des familles « des deux déciles de revenus supérieurs ». Autrement dit : diminuer les allocations des 20 % de familles les plus riches, sans « toucher le haut des classes moyennes ». De quoi rapporter entre 500 millions d'euros et un milliard.
À nouveau, cette mesure suscite une levée de boucliers. Parce qu'elle remet en cause l'"universalité" des allocations familiales, chère à la droite et à une partie de la gauche, à certains syndicats et aux associations familiales (lire par exemple l'argumentaire de l'Unaf). Parce qu'en période de ralentissement économique, elle va peser sur la consommation.
Mais aussi parce que cette mesure purement comptable semble ouvrir une brèche : si les allocations familiales sont modulées en fonction des revenus, pourquoi cela ne serait-il pas aussi le cas demain avec, par exemple, les dépenses de santé ? « La mise sous conditions de ressources de l’ensemble des prestations familiales pour une partie des plus aisés – souvent évoquée – est une erreur, écrit Louis Maurin, directeur de l'Observatoire des inégalités. Elle conduira, à plus ou moins longue échéance, à la remise en cause de l’ensemble de la protection sociale le jour où les riches et les bien-portants préféreront payer pour leurs enfants plutôt que pour ceux des pauvres et leurs malades. La France souffre aujourd’hui déjà d’un déficit de politiques universelles. »
Surtout, la mise sous plafond de ressources ne peut pas corriger à elle seule l'effet puissamment anti-redistributif du quotient familial. Exception française, cette réduction fiscale permet un allègement d'impôt dès le premier enfant. Or selon le Conseil des prélèvements obligatoires, les 10 % des foyers les plus aisés captaient en 2011 46 % des baisses d'impôt qu'il générait (6,5 milliards d’euros sur 14 !). Les 50 % les moins riches, eux, ne bénéficiaient que de 10 % de la ristourne. Quant aux millions de Français non imposables, ils n'en voient pas la couleur. Une forme de redistribution à l'envers, qui profite aux foyers les plus aisés.
Le gouvernement a déjà abaissé cet avantage fiscal à deux reprises, la dernière fois l'an dernier dans le budget 2014, de 2 000 à 1 500 euros par demi-part. L'ampleur des inégalités qu'il entraîne a donc été (un peu) réduite. Louis Maurin propose de le supprimer purement et simplement, et d'augmenter d'autant les allocations familiales en les versant cette fois dès le premier enfant. Une façon de les rendre vraiment universelles. « Le niveau global des allocations familiales serait doublé, ce qui aurait un effet très net de relance de l’activité, le quotient familial d’aujourd’hui servant surtout à alimenter l’épargne des couches aisées, écrit-il. Une grande majorité des familles des catégories populaires et moyennes y gagneraient. En particulier les jeunes couples des classes moyennes au moment de la venue de leur premier enfant. »
En 2011, Terra Nova, proche du PS, proposait son remplacement par un crédit d'impôt forfaitaire par enfant, assorti d'une vraie réforme fiscale pour rendre l'impôt sur le revenu beaucoup plus progressif. Sauf que la grande remise à plat fiscale promise par le candidat Hollande a été enterrée. À défaut de grand chambardement, nous voilà donc condamnés à assister chaque année à des bricolages budgétaires en matière de politique familiale et d'impôt. Et à entendre nos dirigeants débattre sans fin des allocations familiales, qui ne sont qu'une partie du problème.
BOITE NOIREAjout : la réaction de François Hollande mercredi soir.
Correction : la prime de naissance est versée sous conditions de ressources, et pas à toutes les familles comme écrit dans la première version de l'article.
Mise à jour : Cet article a été remanié le 16 octobre après la décision prise en commission des affaires sociales de substituer la baisse de la prime à la naissance par un conditionnement des allocations familiales en fonction des ressources.
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