Drôle de scène. Mercredi 15 octobre, Isabelle Balkany a été interrogée par des policiers, pendant plusieurs heures, sur ses relations avec le magnétiseur du Tout-Paris, Jean Testanière dit « Le Mage », son médium personnel. Celui-ci est soupçonné d'avoir bénéficié d'un emploi fictif de fonctionnaire municipal à Levallois-Perret entre 2006 et 2010, la ville dont l'épouse de Patrick Balkany est la première-adjointe. Placée en garde à vue, l'élue UMP n'a pas été déférée devant le juge, ni mise en examen à ce stade. Une information judiciaire avait été ouverte en 2012 sur de possibles faits de « détournement de fonds publics, complicité et recel ».
Nous republions ci-dessous l'enquête de novembre 2013 consacrée à cette affaire.
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Isabelle Balkany a copiné avec Jean Testanière, dit « Le Mage », pour ses dons supposés de divination. Mais cet ancien éducateur, embauché comme fonctionnaire à la mairie de Levallois-Perret de 2006 à 2010 (sous le mandat de Patrick Balkany), magnétiseur de stars à ses heures perdues, va devoir prouver qu’il avait aussi un don d’ubiquité.
Car, en novembre 2013, la justice a estimé que Jean Testanière avait surtout été, dans ces années-là, « dirigeant de fait » du cercle de jeux parisien Wagram (alors exploité en sous-main par le gang corse de « La Brise de mer ») et l’a condamné à deux ans de prison (dont un ferme) pour « abus de confiance » et « association de malfaiteurs ». En tant que secrétaire général du Wagram, Jean Testanière a joué un « rôle assez essentiel » dans le système de détournement d’argent du cercle, pour reprendre les mots du président du tribunal.
Du coup, l’emploi levalloisien du « Mage », à la même époque, apparaît de plus en plus fictif, au point qu’il fait désormais l’objet d’une information judiciaire pour « détournement de fonds publics », confiée au juge d’instruction parisien Serge Tournaire (comme l’a récemment révélé Le Parisien). Ouverte contre X, celle-ci menace en fait Patrick Balkany dont la demeure à Giverny a été visitée par les policiers en mars dernier – le maire et député UMP de Levallois est par ailleurs visé par des enquêtes préliminaires sur ses avoirs à l’étranger ou ses chauffeurs (lire nos articles ici et là).
Devant les enquêteurs, Jean Testanière a d’ores et déjà reconnu qu’il avait été recruté à Levallois « par piston ». À l’époque, il cherchait à rallier la région parisienne après vingt ans de services à la mairie de La-Seyne-sur-Mer (Var), comme éducateur d’enfants handicapés. Or en 2006, « Le Mage » a opportunément été affecté au service d’une association périscolaire de Levallois, baptisée La Ruche, puis mis à disposition du Levallois Sporting Club (LSC). Cette seconde activité, rémunérée environ 3 000 euros par mois, fait particulièrement tiquer les policiers.
Car Jean Testanière a atterri au LSC à 59 ans, à quelques encablures de la retraite, avec le titre ronflant de « conseiller du président » (un certain Jean-Pierre Aubry, homme de confiance de Patrick Balkany), et une drôle de mission à partir de 2009 : préparer mentalement les athlètes du pôle olympique, en vue des JO de Londres.
« Il a un magnétisme, justifie aujourd’hui, sans rire, Nicolas Gigon, le directeur de cabinet du maire. Je n’arrive pas à le définir, parce que je suis naturellement rationnel et sceptique, mais je vous assure qu’il a des dons. »
Pour vérifier la réalité du “job”, les policiers ont, d’après nos informations, entendu en rafale plusieurs cadres du LSC. Notamment Magali Baton, une ex-championne de judo reconvertie en coach et précisément chargée de… la préparation mentale du pôle olympique de Levallois. Un doublon ?
« Magali Baton, elle, m’envoyait des rapports, confie le directeur général du club de l’époque, Dominique Georges (parti fin 2012). Mais Jean Testanière au pôle, je ne suis pas au courant. J’ai dû le voir deux fois cinq minutes en cinq ans, et on ne m’a jamais parlé d’un bureau à lui. Le fonctionnement de Levallois est ainsi fait… » D’autres témoignages concordants ont été recueillis par les enquêteurs.
Sollicité par Mediapart, Jean Testanière accepte pour la première fois de s’expliquer publiquement sur ses activités supposées au LSC. « En 2009, alors que j’avais demandé à partir à la retraite, Jean-Pierre Aubry (le président du club – ndlr) m’a proposé de me positionner sur le pôle olympique qui était en train de se créer, rapporte « Le Mage », surnommé ainsi à son corps défendant. Il savait que j’avais travaillé avec des handicapés et il m’a dit que ce serait bien que je m’occupe du côté psychologique parce que j’ai tous les diplômes pour travailler avec des déficients intellectuels. En plus, ma sœur avait été en équipe de France d’athlétisme et je l’avais déjà coachée. »
Relancé sur l’absence de traces écrites de son travail, Jean Testanière affirme : « J’ai rédigé un gros dossier de 90 pages que j’ai gardé pour moi. Le seul à qui je devais rendre des comptes, c’était Aubry. Personne ne m’a vu parce que j’étais sur le terrain. Je suis allé à deux ou trois réunions plénières, mais je travaillais en solo. (…) Le problème, c’est qu’ils se sont étripés dans ce pôle olympique. Et puis les Jeux olympiques n’ont jamais eu lieu (sic), j’en ai eu marre ! J’ai donc pris ma retraite fin 2010. »
D’habitude peu enclins à répondre à Mediapart, les proches du maire se plient cette fois en quatre pour le défendre. « C’est politique, on cherche des poux à Patrick Balkany, s’agace ainsi Jean-Pierre Aubry, désormais à la tête de la société d’aménagement de Levallois. Patrick ne sait même pas qui est Testanière ! C’est vraiment une histoire de cornecul ! Moi je considère qu’il a travaillé. Après, comme président du LSC, si je n’ai pas été bon, je n’ai pas été bon… Mais pour qu’il y ait un emploi fictif, il faut une contrepartie. Elle est où la contrepartie ? »
Une très bonne question, à laquelle les hommes de la brigade financière s’efforcent encore de répondre. Mais leur conviction paraît faite sur le caractère fictif de l’emploi du « Mage » au LSC, depuis une série d’écoutes captées en 2009 et versées au dossier Wagram (que Mediapart a pu consulter).
Une première, datée du 25 juin 2009, s’avère particulièrement parlante. Ce jour-là, Jean Testanière apprend de la bouche de Nicolas Gigon (le directeur de cabinet de Patrick Balkany) qu’il est propulsé au pôle olympique du LSC. Mais « Le Mage » doit rédiger lui-même sa lettre de mission (que le président du club n’aura plus qu’à signer), ce qui semble le déstabiliser :
- Nicolas Gigon : Fais-la et montre-la moi. Et après je lui fais signer. (…)
- Jean Testanière : Je la fais simple ?
- Gigon : Oui. (…)
- Testanière : Je fais comme si c’était lui qui la faisait, hein ?
- Gigon : Oui, bien sûr. (…)
- Testanière : Putain quelle histoire, mon dieu. Tu sais, j’aime pas rentrer dans tout ça. Et toi ? (…)
- Gigon : Je lui fais signer, t’inquiète.
- Testanière : Qu’est-ce que je lui marque ? « Sur le plan psychologique », hein ? (…)
- Gigon : « Préparation », euh… « Préparation, motivation »… « Préparation psychologique et motivation des athlètes de haut niveau du pôle olympique » (…)
- Testanière : Bon, bah, moi je vais préparer la lettre.
En réalité, « Le Mage » se tourne vers un ami, Christophe V., pour qu’il trouve les bonnes formulations à sa place. Voici leur conversation du 6 juillet 2009 :
- Christophe : Je t’ai déjà fait la note, à peu près, là. Tu me dis ce que t’en penses.
- Jean Testanière : Vas-y.
- Christophe (il lit ce qu’il a préparé) : « Faisant suite à notre dernière réunion de coordination au sein de la direction, je vous confirme les nouvelles orientations décidées en vue de l’optimisation du service. À cet effet, monsieur Testanière Jean, attaché principal, assurera… » (…) Alors on va dire : « La préparation mentale et psychologique des athlètes de haut niveau… »
- Testanière : Il la fait à moi, la note. Tu vois ce que je veux dire.
- Christophe : Eh bien : « Vous assurerez… » (….) Je vais lui trouver un truc… « Vous remerciant par avance…» À compter de quand ?
- Testanière : Eh bah, à compter d’euh, on va dire euh, la rentrée hein, premier septembre, voilà, hein. (…)
- Christophe : Par contre, après, la mise en forme euh, tu sauras la refaire toi la mise en forme ?
- Testanière : Oui, oui, ça j’arriverai, moi.
- Christophe : Sous couvert de ? C’est le service des sports ?
- Testanière : Hein ?
- Christophe : Tu appartiens à quelle direction ?
- Testanière : Au LC, euh… Sporting Club Levallois.
- Christophe : (…) LLC, c'est ça ?
- Testanière: LC.
- Christophe : Tu sais ce que ça veut dire ?
- Testanière: LC euh… LS… Loisirs sportifs Levallois.
Dans une synthèse de ces écoutes, rédigée en février 2012, les policiers concluent en ces termes : « Monsieur Testanière semble découvrir son poste, ce qui laisse à penser qu’il n’avait pas forcément souhaité cette fonction, qui s’apparente à un emploi fictif. A noter que lors de précédentes investigations (…), il a été constaté (…) que monsieur Testanière n’était jamais à la mairie de Levallois-Perret. » Ils écrivent surtout : « Il apparaît que monsieur Testanière a été recruté à la mairie (…) par madame Isabelle Balkany. »
« En 2006, je ne connaissais pas les Balkany, rétorque Jean Testanière à Mediapart. Je connais des gens de droite, mais ce n’est pas mon bord politique. »
La première adjointe de Levallois, qui consultait « Le Mage » à l’occasion, dément tout autant. « Madame Balkany n’est ni intervenue, ni n'a participé de quelque manière que ce soit à la mutation de Monsieur Testanière dans les services de la ville », répond l’attaché de presse de Levallois. Il s'agit de circonscrire l’incendie, car la question de savoir qui a « pistonné » le « Mage » est désormais au coeur de l’information judiciaire.
Ainsi le fidèle Jean-Pierre Aubry, interrogé par Mediapart, prend-il sur lui : « Un jour, Jean-Claude Darmon (grand argentier du football français –Ndlr), que je connais bien, me dit : “J’ai un ami, j’aimerais qu’il monte sur Paris. Vous n’auriez pas un poste qui se libère ?” Quelques mois plus tard, je l’ai rappelé pour lui dire qu’un poste se libérait à La Ruche. »
Bizarrement, lors d’une audition effectuée dans le cadre de l’affaire Wagram, Jean-Claude Darmon affirmait avoir « croisé quelques fois » Jean-Pierre Aubry, « mais uniquement dans le cadre de rencontres sportives », ajoutant même : « En dehors de cela, je ne le fréquente pas. »...
Mais qui est exactement ce « Mage », que tous s’efforcent d’aider ? Jean Testanière semble avant tout un personnage au carnet d’adresses bien rempli. Outre le nombre incalculable de people qu’il ramenait aux tables du Wagram, l’homme fraye également avec la classe politique et ce, depuis fort longtemps. « J’ai rencontré François Mitterrand en 1980 par l’intermédiaire d’une amie, raconte-t-il à Mediapart. Ensuite, nous nous sommes vu plusieurs fois. »
Des années après, en janvier 2012, c’est le même Jean Testanière qu’un socialiste de son fief varois de La-Seyne-sur-Mer verra faire la bise à François Hollande lors d’une visite du candidat PS en janvier 2012. Quelques jours plus tard, il sera même aperçu aux premiers rangs du meeting du Bourget. « Je n’ai jamais été encarté, une fois seulement au PS, il y a 4/5 ans, mais c’était pour faire plaisir », explique-t-il aujourd’hui.
Si l’on en croit les propos qu’il a tenus devant les enquêteurs de l’affaire Wagram, le « Mage » nourrit également des amitiés avec des personnalités politiques de droite, au premier rang desquels l’ex-garde des Sceaux, Rachida Dati. Dès avril 2009, Jean Testanière, dont le téléphone est sur écoute dans le cadre d’une autre enquête judiciaire, se vante d’être « très proche »… de la ministre de la justice. À son interlocuteur, il confie même l’appeler « ma chérie ».
Des propos qui surprennent l’entourage de Rachida Dati : « Elle le connaît à peine ! assure à Mediapart l’une de ses collaboratrices. Elle l’a croisé deux fois dans sa vie, dont une fois dans une opération caritative, avec Gilles Catoire, le maire de Clichy, Jean-Claude Darmon, et de nombreux artistes… » Testanière lui-même tempère aujourd’hui ses élans d’autrefois : « Je l’aime bien, mais nous ne sommes pas amis. Je l’ai vue quelques fois, c’est tout. »
Celui qui est véritablement proche de l’élue parisienne, c’est justement Jean-Claude Darmon. Interrogé par Mediapart, le grand argentier du football émet quelques réserves sur les relations dont « (son) ami » se prévaut : « Jean vit dans un monde qui n’est pas le nôtre. C’est un extra-terrestre. Pour lui, croiser quelqu’un deux ou trois fois, c’est le voir beaucoup… »
Pourtant, à l’époque, les deux amis parlent souvent de Rachida Dati. En témoignent des écoutes datées de 2009 dans lesquelles Jean-Claude Darmon évoque une certaine « Joséphine », qui occupe un poste important au ministère de la justice et qui s’inquiète d’une plainte qui vient d’être déposée contre elle par le président de l’Union syndicale des magistrats (USM), Christophe Régnard. La ministre aurait demandé, « par l’intermédiaire de Jean-Claude », que « Jean fasse ce qu’il peut ».
L’identité de cette mystérieuse « Joséphine » est révélée aux policiers par Jean Testanière lui-même en mars 2012. L’homme est alors interrogé au sujet d’un coup de fil passé deux mois plus tôt à la mairie du VIIe arrondissement, sous le pseudonyme « Gilbert », « pour éviter la presse ». « J’ai fait le max, max hein ? Pour euh… Elle sait quoi hein ! dit-il au téléphone à la secrétaire de l’ancienne garde des Sceaux. Cela dit, euh, si au pire elle n’a pas, y’aura un arrangement parce que j’ai la boucle. Elle comprendra ce que je veux dire hein ! Voilà ! (…) J’ai un arrange… euh… Au pire si elle l’a pas, parce que ça m’a été très difficile vous lui dites hein ? »
Face aux enquêteurs, Jean Testanière explique que Rachida Dati – « Joséphine », donc – « était un peu paumée de ne pas avoir l’investiture pour les législatives ». « Quand je lui ai dit que j’ai fait le max, ça veut dire que je me suis concentré, ce sont mes activités de “mage”, poursuit-il. Avoir la boucle, ça veut dire que pour moi, les choses vont se faire, que le “karma” est bon, qu’elle se rassure et que les choses allaient finir par se faire. » Karma ou pas, l’ancienne ministre de la justice n’a finalement pas obtenu son investiture.
BOITE NOIRENous avons sollicité Patrick et Isabelle Balkany sur le sujet dès avril 2013 (la seconde nous a fourni une réponse lapidaire par mail et par l'intermédiaire de l'attaché de presse de Levallois-Perret).
Nous avons rencontré Jean Testanière le 6 novembre, après sa condamnation dans l'affaire du Wagram.
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