L’annonce a pris tout le monde de court. Dès le 15 octobre au matin, alors que la loi sur la transition énergétique venait juste d’être votée par l’Assemblée nationale, Henri Proglio a été averti qu’il ne serait pas reconduit à la présidence d’EDF. Dans la foulée, l’Élysée faisait savoir que Jean-Bernard Lévy, président de Thales, allait lui succéder à la tête de l’entreprise publique.
« C’est une décision purement politique. Le bilan d’Henri Proglio à la tête d’EDF est bon. Mais François Hollande nourrit une aversion personnelle contre lui. Il ne voulait pas le reconduire. Pour lui, c’était tout sauf Proglio. Pour EDF, c’est une catastrophe. Alors que cette entreprise a besoin de continuité et de vision à long terme, pas un président depuis Alphandéry (président d’EDF en 1994) n’a fait plus qu’un seul mandat », s’énerve un de ses soutiens. Il se dit d’autant plus surpris que la manière utilisée rompt avec les usages de consensus qui se sont instaurés dans les allées du pouvoir.
Dans l’histoire mouvementée des entreprises publiques, la méthode, il est vrai, n’a qu’un précédent : le renvoi, en 1996, d’Alain Gomez, PDG de Thomson CSF (devenu Thales). Lui aussi avait appris par l'Élysée, un matin, dès potron-minet, son éviction de la présidence du groupe d’armement. Jacques Chirac, alors président, avait décidé d’agir par surprise afin de contrer toutes les manœuvres, réelles ou supposées, d’Alain Gomez, doté de puissants réseaux au sein de l’appareil d’État.
Habitué à considérer l’Élysée comme un pouvoir faible, aucun observateur n’avait imaginé qu’il puisse mener une telle Blitzkrieg. Désormais, pour eux, tout se passait à Matignon. Et Manuel Valls avait donné son feu vert au renouvellement d’Henri Proglio à la tête d’EDF. « La reconduction d’Henri Proglio à la présidence d’EDF était acquise, il y a encore dix jours. Dimanche encore, des conseillers affirmaient que, de toute façon, il n’y avait aucun candidat pour le remplacer », affirme un familier des allées du pouvoir.
En reprenant la main sur ce dossier, François Hollande vient rappeler qu’il n’est pas seulement le président qui inaugure les chrysanthèmes comme certains, y compris des proches de Manuel Valls, aiment à le dépeindre. Il a encore du pouvoir et est bien décidé à l’exercer, même si pour s’affirmer, il faut avancer un moment masqué, marcher en crabe.
Certes, officiellement, Matignon se rallie à la décision de l’Élysée, mais le premier ministre ne peut ignorer le revers. François Hollande s’est opposé à un arbitrage que Manuel Valls avait tranché et qui semblait acquis. Une décision qui se veut signal politique. Au moment où le premier ministre tend de plus en plus vers une politique libérale, rompt « les tabous » sociaux, sous les applaudissements du patronat, François Hollande envoie un signe à la majorité et à la gauche, en s’opposant à la reconduction d’Henri Proglio, figure emblématique du pouvoir sarkozyste.
Sont-ce les prémices d’une cohabitation qui ne dit pas son nom, qui s’installe au sommet du pouvoir, sans le dire ? Une lutte sourde, très sourde encore, semble en train de s’installer entre l’Élysée et Matignon, selon certains observateurs. Pour l’instant, les anicroches se font à coup de petites phrases. Lorsque Matignon prône une réforme des allocations chômage trop généreuses, l’Élysée réplique en affirmant qu’il n’est pas temps d’ouvrir le dossier. Quand Manuel Valls soutient un changement dans la redistribution des allocations familiales, l’Élysée s’y oppose. L’affaire de la présidence d’EDF ajoute désormais une nouvelle dissension.
En revisitant la séquence, certains se demandent si tout n’a pas été un jeu de dupes. Lorsque, fin septembre, la ministre de l’écologie, Ségolène Royal, demande de repousser le comité de nomination d’EDF qui devait entériner la reconduction d’Henri Proglio, elle semble ne le faire que pour des questions tactiques : elle ne veut pas que la question de la présidence d’EDF empoisonne les débats parlementaires sur la transition énergétique.
Personne alors ne trouve à redire à cette demande. Henri Proglio est un chiffon rouge pour nombre de parlementaires à gauche. Le report n’est qu’une question de jours. Et Ségolène Royal a donné officiellement son accord à la reconduction du président d’EDF. « Ségolène Royal a demandé ce report pour des raisons tactiques. Mais on peut se demander si, en sous-main, elle n’a pas voulu aider François Hollande », observe un connaisseur du dossier.
« Cela nous arrange beaucoup que vous écriviez que Henri Proglio va être maintenu à la présidence d’EDF. Cela nous permet d’avancer en silence », disaient, ces derniers jours, des proches de l’Élysée à Mediapart. Car dans ce dossier, il ne s’agit pas seulement de rappeler le pouvoir de l’Élysée face à Matignon, mais aussi de contrer les différents réseaux d’influence.
Au début de la semaine, l’Élysée a commencé à distiller des petits bruits, faisant savoir que les jeux n’étaient pas faits chez EDF. Le traditionnel jeu de massacre, habituel à chaque renouvellement de mandat d’entreprises publiques, a recommencé. Une liste de noms a défilé, comme autant de leurres : Philippe Varin, ancien président de PSA, et Martin Vial, ancien président d’Europ assistance, sont venus s’ajouter à ceux déjà cités de Thierry Breton, Jean-Pierre Clamadieu ou Philippe Crouzet. Même l’ancienne présidente du Medef, Laurence Parisot, soutenue en sous-main par Anne Lauvergeon, ennemie jurée d’Henri Proglio, a fait acte de candidature. À aucun moment, toutefois, le nom de Jean-Bernard Lévy, président de Thales, n’a été cité.
« L’Élysée a veillé à conserver son nom secret jusqu’au bout, afin de contrer toutes les tentatives de dissuasion », dit un lobbyiste. Les tentatives n’ont pas manqué. Chaque nom cité a donné lieu à de multiples luttes d’influences. Les conseillers de l’Élysée disent avoir été surpris par la puissance de feu des réseaux d’Henri Proglio, les uns et les autres insistant auprès de chaque candidat putatif sur la faiblesse de la rémunération, 475 000 euros : une misère pour la présidence d’EDF, surtout quand tout le comité exécutif du groupe public est payé le double ! L’argument semble avoir porté chez certains. Mais le corps des Mines, l’Inspection des finances n’ont pas été en reste pour soutenir la candidature d’un des leurs ou descendre celle du voisin.
Ces pratiques en disent long sur l’état du pouvoir aujourd’hui. L’appareil d’État est devenu un objet de capture de différents intérêts et réseaux, qui tentent par tous les moyens d’influencer les choix, de contrer ceux des autres, forçant le pouvoir à utiliser l’enfumage et les leurres pour tenter de conserver une petite partie de ses capacités de décision.
Le résultat, cependant, ne diffère guère des autres fois. Jean-Bernard Lévy a le lignage qu’il convient à notre noblesse d’État : polytechnique, télécoms. Représentant des corps des Télécoms lors du délicat rapprochement avec le corps des Mines – une affaire d’État ! –, il s’est acquis depuis le soutien sans faille de ce puissant corps qui le présente comme un homme « loyal ». Tout de suite après son éviction, en juillet 2012, de Vivendi, en décembre, il a été proposé à la présidence de Thales.
Tous s’accordent à dire qu’il a réussi à apaiser et remettre sur pied le groupe, traumatisé par la présidence précédente de Luc Vigneron. Ses soutiens mettent en avant le fait qu’il « n’est pas obsédé par l’argent ». Dix ans de direction chez Vivendi, avec une rémunération annuelle de plus de 1 million d'euros, ses stock-options et ses 4 millions et quelque d’indemnités de départ ont permis, il est vrai, de le mettre à l’abri du besoin.
Jean-Bernard Lévy a pour mandat de mettre en œuvre la transition énergétique au sein d’EDF et de préparer le groupe à accepter la fin du tout nucléaire. Un monde qui lui était totalement étranger, jusqu’alors.
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