Leur laboratoire n’est pas le moins bien doté, pas le moins considéré non plus. Au sein de l’unité de recherche « neurologie et développement », située sur le campus du CNRS de Gif-sur-Yvette (Essonne), l’équipe de Laure Bally-Cuif a pourtant été l’une des premières à rejoindre le mouvement « Sciences en marche ». Lancé à l’origine par une équipe de chercheurs de Montpellier pour alerter le grand public sur la paupérisation de la recherche en France, ce mouvement a depuis été rallié par des milliers de chercheurs.
Ils se sont fixé l’objectif de converger à pied ou à vélo sur Paris le 17 octobre pour un grand rassemblement (leur site internet est ici). Plusieurs cortèges sont déjà partis de Lyon, Aix, Marseille, Montpellier, Strasbourg, qui prévoient sur leur trajet des étapes pour aller à la rencontre du grand public.
Dix ans après le mouvement « Sauvons la recherche », le paysage de la recherche s’est profondément transformé avec un financement désormais majoritairement sur projet et à court-terme. « Sciences en marche » entend dénoncer la casse de l’emploi public, la précarité généralisée avec des laboratoires financièrement asphyxiés. L’alternance politique n’a apporté, selon eux, aucun changement de cap. La baisse des crédits fixes aux laboratoires se poursuit alors même que le Crédit impôt recherche (CIR) – environ 6 milliards d’euros –, cadeau fiscal aux entreprises sans aucun contrôle, est sanctuarisé.
Les chercheurs mobilisés ne veulent surtout pas que leur message se résume à une simple plainte. Passionnés par leur métier, ils souhaitent aussi aller vers le grand public pour expliquer une activité souvent mal comprise et parfois dénigrée – on se souvient de Nicolas Sarkozy mimant les chercheurs venant à leur laboratoire parce que c'était « chauffé » et qu'il y avait « de la lumière». Des rencontres, des débats publics sont donc prévus tout au long du parcours. « Le plus frappant, c’est le manque de confiance des pouvoirs publics envers les chercheurs. Nous sommes quand même triés sur le volet, on est passionnés par ce qu’on fait et malgré tout cela, on doit se justifier en permanence sur tous les plans », déplore la directrice du laboratoire, Laure Bally-Cuif.
Techniciens, ingénieurs de recherche, directeurs de labos... Voici des portraits de chercheurs, à la fois enthousiastes et inquiets.
Les « post-doc »
- Cécile Milet, coordinatrice de Sciences en marche Île-de-France sud
« Je suis depuis quatre ans et demi en post-doc (CDD après la thèse - ndlr). Et au chômage depuis septembre. Je fais de la biologie du développement. Mes recherches portent sur une population de cellules, la crête neurale, qu’on peut observer chez les embryons de vertébrés, et je travaille en utilisant la grenouille comme modèle d’étude. Les mécanismes qui permettent à ces cellules de migrer sont les mêmes que ceux des cellules des métastases.
C’est vraiment de la recherche fondamentale et en même temps cela peut permettre de comprendre des défauts congénitaux, de faire des parallèles avec les cellules tumorales. Depuis ma thèse, j’ai enchaîné les contrats « post-doc » pour des durées variables. Treize mois financés par la région Île-de-France, trois mois par la Ligue contre le cancer.
Je n’ai pas encore passé les concours du CNRS et de l’Inserm parce que même à bac +14, mon dossier n’est pas assez étoffé, compte tenu de la concurrence. Lorsque j’ai passé les concours de maître de conférences, les personnes qui ont été recrutées avaient en moyenne cinq ans de plus que moi. En se lançant dans une carrière de chercheur, on savait que ce serait dur mais pas autant. J’espère décrocher un nouveau contrat de post-doc en janvier sinon je serai peut-être obligée d’abandonner la recherche alors que ce métier me passionne et est extrêmement enrichissant. »
- Nicolas, 35 ans (a souhaité rester anonyme)
« Après avoir soutenu ma thèse, je suis parti en post-doc à l’université de Yale pendant quatre ans et demi. À mon retour, j’ai passé les concours du CNRS et de l’Inserm. J’ai fini septième à l’Inserm où il n’y avait que quatre postes cette année pour plus d'une centaine de candidats. Comme il y a très peu de postes, le niveau est plus qu’excellent. D’autant que nous sommes en concurrence avec des chercheurs du monde entier. Aujourd’hui, j’ai encore un an de contrat. Après je ne sais pas. Être au chômage, même peu de temps, est terrible pour nous. Notre environnement est tellement compétitif qu’on risque de sortir du circuit très vite. Ma compagne, qui est également chercheur, enchaîne des CDD de six mois depuis notre retour en France. Comme les labos n’ont pas les financements suffisants, ils paient sur la durée qu’ils peuvent.
Avoir des contrats courts a des conséquences sur nos recherches. Cela oblige à construire de petits projets qui aboutissent rapidement. Difficile avec ces contraintes d’espérer révolutionner la science. Il y a aussi des effets de mode absurdes dans les thèmes de recherche. J’ai commencé à travailler sur l’évolution des animaux. C’est passionnant mais j’ai décidé de réorienter mes recherches car il y a peu de perspectives dans ce domaine. Les priorités ne sont pas mises là-dessus. »
Les directeurs de labo
Laure Bally-Cuif, directrice de recherche au CNRS et chef d'équipe
Les ingénieurs de recherche
- Isabelle Foucher, ingénieur de recherche statutaire
« J’ai 39 ans. Après ma thèse, j’ai fait mon post-doctorat en Angleterre. Avant d’être titularisée, j’ai aussi vécu des années en CDD avec chaque année l’épée de Damoclès quant à savoir si j’allais pouvoir continuer. J’ai attendu d’avoir 36 ans pour faire un enfant. J’adore ce que je fais. Je gagne 2 200 euros. D’ailleurs, nos professions sont dans une situation paradoxale puisque les gens aiment ce qu’ils font et pourtant il y a aussi une énorme détresse humaine. Autour de nous, beaucoup ont arrêté ou ont finalement accepté des emplois à bac +2. J’ai de très bonnes copines qui sont parties après leur thèse aux États-Unis et qui ne comptent pas revenir. Elles ont fait leur vie là-bas. Au CNRS, on ne sait même pas s’il va y avoir des concours dans les prochaines années. Cinq ans sans recruter personne, c’est une catastrophe humaine pour tous ceux qui auraient dû rentrer dans cette fenêtre de temps. »
- Sara Ortica, ingénieur d’étude en CDD (italienne)
« Je suis italienne. Mon CDD ici va être renouvelé pour trois ans. J’ai fait mon doctorat en France à l’institut Pasteur. Je gagne 1 700 euros par mois. Mon mari est physicien et vient de trouver un poste au CNRS. La situation de la recherche est pire en Italie qu’ici puisque tous mes amis qui faisaient de la biotechnologie comme moi sont partis à l’étranger ou ont changé de travail. Avec les coupes budgétaires actuelles, j’ai pourtant peur que vous preniez le même chemin que nous. Bizarrement, quand j’ai cherché du travail dans les entreprises, après mon doctorat, je me suis rendu compte qu’avoir un doctorat posait problème. C’est comme si c’était un handicap. Ils pensent qu’on est un peu des étudiants attardés et que ce n’est pas une expérience professionnelle. Si j’avais su, peut-être que je n’aurais pas fait de thèse ! »
Les chercheurs
- Marion Coolen, chargée de recherche
« Je suis chargée de recherche 2e classe. C’est le premier grade des jeunes chercheurs. J’ai 32 ans et j’ai été recrutée l’an dernier après un post-doc de deux ans en Allemagne, puis trois ans en France. J’ai été reçue au concours de l’Inserm où il n’y avait que cinq postes pour une centaine de candidats. On se dit qu’on a de la chance mais voir toute cette précarité autour de nous n’est pas toujours facile à vivre. On a parfois l’impression d’utiliser les gens comme des chaussettes. Nos étudiants se demandent si le jeu en vaut vraiment la chandelle et on les comprend. Notre labo bénéficie pourtant des meilleurs financements que l’on peut avoir en France, notamment via l’European research council (agence européenne de recherche). Sans cela, on ne pourrait d’ailleurs pas travailler. Les crédits récurrents donnés par les tutelles sont ridicules. Ça paie juste un ordinateur, l’électricité…. Tout le reste est sur projet. Ce que l’on fait n’est pas toujours bien compris. C’est peut-être à nous d’aller aussi un peu plus vers le grand public. C’est d’ailleurs un des buts de Sciences en marche que je trouve le plus intéressant. »
- Michaël Demarque, chargé de recherche
« Je suis chargé de recherche première classe. Je n'ai été recruté au CNRS qu'à 37 ans. Après ma thèse, je suis parti cinq ans et demi aux États-Unis et j’ai passé huit mois au chômage à mon retour, ou plus exactement comme allocataire de l'ATA (allocation temporaire d’attente) puisque j’avais perdu mes droits au chômage. Soit 330 euros par mois. On passe par des moments où l’on se demande si l’on va pouvoir continuer. Quoi que dise le gouvernement actuel, la ligne politique est exactement la même que sous le précédent. L’idée dominante selon laquelle il faut avoir une lisibilité immédiate des applications de nos recherches s’est même renforcée.
Si je pense à la Green fluorescent protein (GFP), utilisée aujourd’hui par 90 % des labos de neurobiologie, le chercheur qui l'a découverte a commencé par pêcher des méduses sur la côte ouest des États-Unis. Aujourd’hui, s’il présentait son projet, la plupart des comités d’experts lui riraient au nez. Alors que sa découverte a vraiment changé la face de la recherche et lui a valu le prix Nobel. Une partie du crédit impôt recherche est dévoyée et ne correspond pas à un investissement dans la recherche et l'innovation. Par exemple, alors que de grands groupes pharmaceutiques s'adossent aux laboratoires publics pour leurs recherches et licencient leurs équipes de R&D, ils continuent à toucher des millions d'euros du CIR. »
- Anne-Hélène Monsoro-Burq, professeur en biologie et chef d’équipe de recherche à l'Université Paris Sud
« La qualité de la recherche française est excellente. Il faut bien mettre cela en avant. Il faut aussi comprendre que cette grande qualité est le résultat d'un soutien efficace à la recherche tout au long des dernières décennies. Il est absurde et irresponsable de faire des économies de bouts de chandelle sur le dos de nos laboratoires : on sape l'avenir de la recherche en France et on le paiera cher, pas tout de suite, mais dans dix, vingt ans assurément. Les pouvoirs publics, peut-être mal conseillés, n’ont aucune vision à long terme. »
Les techniciens animaliers
Matthieu Simion et Sébastien Bedu, techniciens animaliers statutaires au sein du laboratoire
Les doctorants
- Emmanuel Than Trong, en thèse
« Je suis actuellement en deuxième année de thèse au CNRS de Gif-sur-Yvette. J’ai 30 ans. Après mon master en neurosciences, j’ai obtenu une bourse de l’université Paris Sud pour financer ma thèse. Celle-ci s’élève à 1 370 euros par mois. Si on est tous ici passionnés par ce que l’on fait, c’est vrai que quand on voit les difficultés rencontrées par les « post-doc » – l’investissement et les sacrifices personnels, l’angoisse d’obtenir des résultats probants et la pression devant la nécessité de publier à temps, tout cela pour une infime chance d’obtenir un jour un poste stable –, on se pose forcément des questions. Voir les directeurs de labo passer tant de temps à chercher des financements au lieu de se consacrer à la science, cela fait réfléchir. »
- Romain Fontaine, 26 ans, en fin de thèse
« Je suis doctorant, ma bourse s’est arrêtée en septembre et je suis donc actuellement au chômage. Pourtant, je ne passerai ma thèse que le 18 décembre. J’étudie une voie neuro-hormonale de contrôle de la reproduction et cherche à analyser les propriétés d'un système qui bloque la reproduction chez certaines espèces. On peut imaginer des applications pour l’aquaculture ou l’élevage à long terme. J’ai fait un Master international, entre la France (UPMC), le Chili (PUC) et l’Espagne (UAB). Pour continuer dans la recherche, on nous encourage à partir à l’étranger après la thèse, mais il est parfois très difficile de revenir, comme il n’y a presque aucun poste ici.
Les entreprises privées ne s’intéressent guère aux docteurs. Elles n’ont aucune idée de nos compétences et de la qualité des formations que nous avons suivies durant notre parcours. C’est un vrai problème culturel. Dans la haute fonction publique comme dans l’entreprise, où le modèle grande école est privilégié, il y a très peu de docteurs. Les recruteurs n’embauchent que des gens issus des modèles qu’ils connaissent. »
Philippe Vernier, directeur de l'unité
« Je ne suis pas hostile au financement par projets qui donne de la souplesse et des moyens pour répondre à la compétition mondiale. Mais on est tombé tellement bas dans l’attribution de crédits récurrents, ou fixes, que ce n’est plus viable.
Notre unité est classée A+ (la note maximale - ndlr) et pourtant mes crédits baissent depuis cinq ans, de 40 % à peu près sur la période. On compense en allant chercher du financement par projet, mais désormais la recherche de financement, la gestion quotidienne des dossiers de financement, me prend 80 % de mon temps. C’est épuisant et il n’est pas étonnant que certains directeurs de labo fassent des burn out. Nous avions par exemple cinq gestionnaires il y a quelques années. Nous n’en avons plus que deux alors que nous avons bien plus de paperasse.
Tout cela contribue d’ailleurs à dévaloriser notre métier auprès des étudiants. En particulier quand ils voient le mal qu’on a à faire tourner nos labos. C’est l’un des points qui m’inquiète le plus. Nous attirons deux ou trois fois moins d’étudiants dans nos masters qu’il y a quelques années. L’image de la recherche s’est dégradée dans l’opinion sans compter les discours de certains qui pensent qu’on vient dans nos labos « parce qu’il y a de la lumière et que c’est chauffé ».
Le choix de cette politique est d’autant plus navrant qu’il ne faudrait pas grand-chose financièrement pour tirer notre recherche de l’ornière. Le budget du PSG peut-être… L’avenir d’un pays, c’est ses étudiants. Cela ne devrait même pas se discuter. Si on perd une génération d’esprit agile, bien formée, c’est très grave. Il faudra vingt ans pour la récupérer. »
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