Depuis le début de la semaine, les députés examinent le projet de loi de transition énergétique. Le texte est long (64 articles), la discussion progresse lentement, victime de la stratégie d’obstruction des élus de l’UMP (lire notre boîte noire). Au fur et à mesure de l’examen des articles, leurs subtilités révèlent la complexité baroque du système énergétique français. La modification de certains détails peut entraîner des effets en cascade.
Ainsi en est-il de la prise en compte des émissions de gaz à effet de serre dans la performance énergétique des logements. Lors des travaux préparatoires, le président de la commission spéciale, le socialiste François Brottes, a fait discrètement passer un amendement ultra technique qui retouche le code de la construction et de l’habitation (en son article L111-9) : à partir de 2015, un « plafond » d’émissions de gaz à effet de serre doit être pris en considération dans la définition de la performance énergétique des constructions neuves. Auparavant, un simple « niveau » était requis pour 2020. En apparence, c’est un progrès pour le climat. « La loi veut réduire les émissions de gaz à effet de serre de 40 % d’ici 2030 et les diviser par quatre en 2050, il est logique de les intégrer dans la réglementation thermique », explique-t-il.
Le problème, c’est que cette mesure risque de favoriser l’installation de radiateurs électriques, a priori moins émetteurs de CO2 que les chaufferies au fioul et les chaudières à gaz, compte tenu de la part du nucléaire dans la production de notre courant (75 %). Or ce mode de chauffage est énergivore, au point de causer d’importants pics de consommation en fin de journée lorsque les ménages rentrent chez eux : on parle alors de « pointe ». Pour répondre à cette brusque hausse de la demande, il faut d’un coup fortement augmenter la production d’électricité et donc actionner les centrales thermiques (charbon, fioul, gaz), les seules capables de démarrer rapidement – contrairement aux réacteurs atomiques qui tournent « en base ». Si bien qu’en réalité, le chauffage électrique contribue lui aussi à dérégler le climat.
RTE, la filiale d’EDF chargée de transporter le courant, s’inquiète dans son dernier rapport du « séisme des pics de consommation » atteints lors de la vague de froid, en novembre 2012. Un phénomène qui fragilise le système électrique et aggrave le risque de « black out », au fur et à mesure qu’augmente le nombre de radiateurs. « Durant la dernière décennie, on a ainsi constaté une augmentation des pics de consommation deux à trois fois plus rapide que celle de la consommation annuelle en énergie », décrit RTE, selon qui : « En 2014, la variation de puissance atteint 2 400 mégawatts (MW) de plus par degré en moins en hiver, alors qu’elle était de 1 500 MW par degré en 2000. »
Mais pour François Brottes, les logements qui sortent aujourd’hui de terre sont bien isolés. La réglementation thermique (dite « RT 2012 ») limite leur dépense à 40 à 60 kilowattheure par m2 et par an. « Ils consomment beaucoup moins que les constructions des années 1970 et n’empêchent pas de bien gérer la pointe. La gestion du chauffage électrique n’a plus rien à voir avec ce qui se passait avant. Ce procès permanent est un peu intégriste », se défend-il. C’est aussi la vision du gouvernement, qui reconnaît que cette mesure permettrait de redonner de l’attractivité au chauffage électrique mais que ce n’est pas forcément une mauvaise chose dans des logements bien isolés. Dans l’hémicycle, Ségolène Royal devrait présenter un amendement reportant d’un an, à 2016, la réforme Brottes (article 5 de la loi), mais en acceptant la philosophie.
« Les normes "bâtiment basse consommation" (BBC), RT 2012, bâtiment passif & Cie font très fortement baisser la consommation, mais cette faible consommation continue de se faire au moment de la pointe et donc tout nouveau chauffage électrique vient aggraver la situation, analyse Raphaël Claustre, directeur du CLER (Réseau pour la transition énergétique) : ajouter du chauffage électrique à un bâtiment performant, c'est faire empirer la situation avec modération. »
Surtout, cela fait des années que le monde de l’énergie se divise sur le mode de calcul du bilan carbone du chauffage électrique. Ce fut même l’une des batailles homériques du Grenelle de l’environnement. Résultat : il n’existe toujours pas de méthode consensuelle. Vers 2007, une note commune de l’ADEME et de RTE apparemment validée et diffusée dans leurs services respectifs faillit n'être jamais publiée, car elle estimait la valeur marginale du contenu CO2 du chauffage électrique entre 500 et 600 grammes de CO2/kWh, soit plus que des chaudières au gaz. Alors qu’EDF et le lobby de l’électricité défendent un calcul en moyenne autour de 180 g CO2. Rien à voir.
« Cela fait dix ans qu’on se bat là-dessus, et ils pensent y arriver en quelque mois ? » s’étonne une bonne connaisseuse du sujet. Ancien membre d’une commission qui devait déterminer le bilan carbone de l’énergie, Raphaël Claustre raconte : « C’est le seul groupe de travail où j'ai entendu un fonctionnaire dire "on ne peut pas publier la méthode proposée par le ministère car elle n'a pas été validée par EDF". Il ne voyait pas où était le problème de faire valider les travaux de l'administration par une société anonyme. »
Raccourcir les délais va-t-il favoriser le mode de calcul d’EDF et donc renforcer le chauffage électrique ? Nul ne peut l’exclure. Ce n’est pas qu’un enjeu d’émissions de gaz à effet de serre. C’est aussi, beaucoup, une bataille de parts de marché : car depuis l’adoption de la nouvelle réglementation thermique pour le neuf, la part des convecteurs électriques dans les logements baisse : pour 2013, le chauffage électrique conserve la première place, à 42 % de la surface de plancher construite, mais loin des 70 % des années 2006-2009 (selon Cler Infos de septembre-octobre 2014).
Le chauffage au gaz est un bénéficiaire important de cette baisse, en revenant à 40 %, et donc plus haut que ses 30 % de parts de marché du début des années 2000. En logement collectif, la substitution de l’électrique (18 %) par du gaz (69 %), et dans une moindre mesure de la chaleur de réseau (11 %), est très nette. Et en maisons individuelles, qui représentent près de la moitié de la surface construite en 2013, le chauffage électrique se maintient à 61 %. Cette transformation en cours du marché du chauffage en France inquiète le secteur de l’électricité, y compris les fabricants de convecteurs.
L’autre risque, « c’est une fragilisation de la réglementation thermique et la création d’un désordre dans le secteur du bâtiment », analyse une experte. Tout le contraire de ce qu’il faudrait faire : rassurer et mettre en ordre de marche le secteur de la construction pour qu’il s’adapte aux enjeux de la transition énergétique.
BOITE NOIREJ'ai modifié cet article dimanche 12 octobre à 17h45 car un ancien de l'Ademe m'a certifié que la note sur le contenu co2 de la pointe émectroque avait fini par être publiée.
Au troisième jour de discussion du projet de loi de transition énergétique à l'Assemblée, à 1 heure du matin, les députés en étaient toujours à l'examen du premier article (sur 64 en tout), bloqués par la stratégie d'obstruction des élus UMP. L'article 5 concerné par cet amendement n'avait donc toujours pas été discuté.
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