C'est la mobilisation la plus ambitieuse de la société civile, depuis l'ouverture formelle des négociations pour un accord de libre-échange entre l'Europe et les États-Unis, en juin 2013. À l'appel d'une myriade d'organisations, d'Attac à la confédération paysanne, des économistes « atterrés » au collectif Roosevelt (lire la liste des collectifs ici), des manifestations « anti-TAFTA » doivent avoir lieu samedi dans des dizaines de lieux en France et d'autres dans toute l'Europe.
Les manifestants appelleront à la suspension des négociations du « TAFTA », le surnom que ses adversaires ont donné au « TTIP », le futur accord de libre-échange transatlantique entre Bruxelles et Washington, encore très loin de voir le jour. Ils plaideront aussi pour le blocage d'un accord similaire, déjà négocié, mais pas encore ratifié par les États membres de l'Union, avec le Canada (CETA). Ils réclameront enfin l'arrêt des discussions sur TISA, révélées par Wikileaks en juin dernier, qui portent sur la libéralisation des services financiers.
TTIP, CETA, TISA… Ces trois chantiers, plus ou moins avancés, inquiètent beaucoup de citoyens, persuadés que ces accords serviront avant tout les intérêts des multinationales, à l'encontre de ceux des populations. Pour la commission européenne, c'est, à l'inverse, l'un des remèdes pour doper la croissance en berne de l'économie sur le continent. L'opacité dans laquelle se déroulent les discussions n'arrange rien (retrouver ici l'ensemble des articles de Mediapart sur TTIP et CETA).
À la veille de cette mobilisation, les capitales européennes ont sans doute voulu envoyer un signal : elles ont enfin donné leur feu vert, jeudi, pour publier l'intégralité du mandat de négociations du TTIP. Soit… quinze mois après la signature du document. « Mieux vaut tard que jamais », a ironisé le patron de la commission commerce international du parlement européen, Bernd Lange. Problème, aux yeux des ONG : le mandat – qui avait en fait déjà « fuité » dans la presse – est quasiment périmé, à la vitesse où évoluent les discussions. Il ne dit rien des vraies batailles en cours ces jours-ci, entre Washington et Bruxelles, sur des enjeux très précis, comme le mécanisme d'arbitrage entre État et investisseur (lire ici) ou le processus de fixation des prix des médicaments (lire là).
« Ce n'est pas parce que le document était accessible qu'il ne fallait pas le faire. Nous avons fait aboutir cette question, il y aura un avant et un après », se félicite Matthias Fekl, le nouveau secrétaire d'État au commerce extérieur, dans un entretien à Mediapart. En deux ans et demi, l'ancien député est le cinquième socialiste à s'occuper du dossier hypersensible du TTIP. Alors que le Front national, le Front de gauche, Europe Écologie, le NPA ou encore Nouvelle Donne sont vent debout contre ces projets d'accord, Fekl plaide haut et fort pour un débat public et transparent, en France, sur les enjeux posés par ces négociations.
« Bien sûr qu'il y a des peurs des citoyens, et c'est tout à fait normal. L'inquiétude générale sur le texte ne me paraît pas fondée, mais il y a des inquiétudes plus précises, sur tel ou tel point, qui sont tout à fait compréhensibles. D'autant que l'on parle d'un texte négocié à l'abri des regards », avance Matthias Fekl.
« Il ne faut pas avoir peur de mener ces débats devant l'opinion publique. C'est le principe même d'une démocratie en bonne santé. Si nous ne sommes pas capables de parler publiquement de ce traité, alors il ne faut pas le faire. Il faut aller jusqu'à débattre au grand jour des points difficiles des négociations, il faut en parler ! » insiste celui qui espère que les parlementaires français investiront davantage le sujet dans les mois à venir, à l'instar de leurs collègues allemands du Bundestag. Fekl vient aussi d'inviter des représentants de la société civile à intégrer l'un des deux collèges du « comité stratégique de suivi » du TTIP, une structure créée l'an dernier pour suivre, depuis Paris, les négociations.
Ce plaidoyer pour un débat au grand jour sur les enjeux des négociations commerciales peut surprendre. Jusqu'à peu, l'exécutif français ne se souciait pas de faire la pédagogie de ces questions, souvent techniques. Et quand François Hollande a abordé le sujet publiquement, en marge de son déplacement aux États-Unis en février, c'était pour mieux l'expédier. Le chef de l'État avait expliqué aux Américains qu'il fallait « aller vite » : « Aller vite n'est pas un problème, c'est une solution. Nous avons tout à gagner à aller vite. Sinon, nous savons bien qu'il y aura une accumulation de peurs, de menaces, de crispations. » Ces propos avaient, à l'époque, choqué nombre d'acteurs de la société civile.
Au-delà de ce souci de transparence, qu'il reste à concrétiser, quelles sont, aujourd'hui, les grandes lignes de la position française ? Paris aura à se prononcer sur CETA, l'accord avec le Canada qui sert de modèle au futur TTIP avec les États-Unis, dans les semaines à venir. Le texte, négocié depuis 2009, a enfin été publié fin septembre, en marge du sommet d'Ottawa (lire notre décryptage). Il reste aux 28 capitales de l'UE à le valider, puis au parlement européen – ce qui est loin d'être acquis – et enfin, sans doute, aux parlements nationaux au sein de l'UE.
« Il y a eu des avancées très importantes dans l'ouverture des marchés publics canadiens, et d'importants progrès ont été faits pour la protection des indications géographiques. Ce sont des points clés pour les Français », juge Fekl. Les Français estiment que les entreprises nationales devraient profiter de l'accord – et gagner des parts de marché au Canada – dans de très nombreux secteurs, de l'automobile au textile, passant par la chimie.
« À nos yeux, si l'on regarde secteur par secteur, c'est plutôt un bon accord. Mais la question de l'ISDS est clairement sur la table », poursuit Matthias Fekl, en référence à la disposition la plus controversée, ce mécanisme d'arbitrage entre État et investisseur, dit ISDS dans le jargon des négociations commerciales. Cette clause est censée apporter aux entreprises des garanties juridiques pour investir davantage à l'étranger. Mais cela revient aussi à autoriser des groupes privés à attaquer en justice, devant des tribunaux ad hoc, des États, parce que ceux-ci auraient mis en place des lois qui nuiraient à la rentabilité de ces entreprises (lire notre enquête).
Si Angela Merkel, la chancelière allemande, n'a pas pris position de manière nette sur le sujet, son ministre de l'économie, Sigmar Gabriel, un social-démocrate du SPD, a affirmé, fin septembre, devant le Bundestag, que l'Allemagne ne signerait pas CETA tant que le mécanisme d'arbitrage ne serait pas retiré de l'accord. C'est aussi la position qu'ont relayée, en off, les négociateurs allemands à Bruxelles durant tout l'été (lire notre article). Au parlement européen, le groupe des sociaux-démocrates (auquel appartient le PS français) s'est prononcé, à plusieurs reprises, pour un accord avec le Canada sans CETA.
Mais l'exécutif socialiste français a choisi, lui, de se montrer plus prudent. Il ne plaide pas ouvertement pour l'exclusion de la clause ISDS. D'abord parce que rejeter l'ISDS inclus dans CETA risque de tuer l'ensemble de l'accord – ce que les Français ne souhaitent pas, jugeant qu'il y a dans l'accord de nombreux intérêts « offensifs » pour les entreprises hexagonales (en clair : des dispositions qui vont permettre aux entreprises françaises d'accroître leurs parts de marché au Canada). Ensuite, et surtout, parce que ce mécanisme d'arbitrage n'est pas tout à fait nouveau : la France a déjà conclu, depuis la fin des années 1970, plus de 90 accords de libre-échange qui contiennent un système plus ou moins similaire. Si Paris rejetait l'ISDS dans CETA, l'avenir de cette batterie d'accords plus anciens serait-il alors, par ricochet, menacé ? C'est l'une des inconnues du dossier sur lequel l'exécutif français a décidé d'avancer avec extrême prudence.
Sans le dire frontalement, comme leurs collègues sociaux-démocrates allemands, les Français se tiennent tout de même à distance de la position du commissaire européen au commerce (sur le départ), Karel De Gucht. Ce dernier estime qu'il n'y a plus de renégociation possible du texte, car ce serait « la mort de l'accord ». Selon De Gucht, soit les 28 valident le texte en l'état, soit ils le rejettent. Mais il est convaincu qu'Ottawa ne voudra pas reprendre les négociations sur la base d'un CETA débarrassé du mécanisme d'arbitrage.
Tout le monde devrait y voir plus clair à partir de novembre, lorsque la commission européenne publiera (enfin) les analyses de la consultation publique qu'elle a lancée, au printemps, sur le volet ISDS contenu dans l'accord avec les États-Unis (lire notre article). Jean-Claude Juncker, le futur président de la commission, a laissé entendre qu'il était plutôt opposé à cette clause d'arbitrage, quand la future commissaire au commerce, Cecilia Malmström, s'est quant à elle montrée, la semaine dernière, plus prudente. (« Supprimer l'ISDS de l'accord avec le Canada, ce ne serait pas une bonne idée, alors que CETA est un très bon accord. »)
La bataille sur le mécanisme d'arbitrage (ISDS) va continuer à battre son plein à Bruxelles et il est encore très difficile de voir dans quel sens les Français vont pousser. D'autant que la position française, qui tarde à se concrétiser, est élaborée par plusieurs acteurs à Paris, dont le secrétariat d'État au commerce (rattaché au ministre des affaires étrangères Laurent Fabius) et le tout-puissant Trésor, relié à Bercy, qui ne pensent pas forcément de la même façon. Reste à savoir, aussi, si les Français sont prêts à investir de l'énergie à Bruxelles sur ce dossier précis. L'enjeu est loin d'être anecdotique : au-delà du sort du CETA, c'est l'avenir de cette même clause dans le TTIP qui se jouera dans les mois à venir, et donc le sort de l'accord de libre-échange avec les États-Unis tout entier.
BOITE NOIREL'entretien avec Matthias Fekl s'est déroulé le 9 octobre à Paris. Il a relu ses propos.
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