Mali, République centrafricaine, Irak, et peut-être bientôt Libye : les guerres françaises coûtent cher. Leur budget est souvent opaque mais il est surtout de plus en plus difficile à assurer. L’exercice 2015 n’échappe pas à la règle : dans un contexte ultratendu, Jean-Yves Le Drian a même sorti de son chapeau un nouveau projet de société public-privé pour renouveler les équipements des armées. Quant aux opérations extérieures, elles seront en grande partie financées par les autres ministères. Certains députés s’inquiètent.
En France, la règle veut que lorsque les interventions militaires à l’étranger, les « opex », coûtent plus cher que prévu, la différence soit largement prise en charge par l’ensemble du budget de l’État, via la « réserve interministérielle de précaution ». Après tout, pourquoi pas : les guerres ne sont pas prévisibles. Sauf que le procédé est systématique : chaque année, les dépenses engagées sont plus élevées qu’attendu.
En 2013, le surcoût Opex avait été de plus de 1,2 milliard d'euros. Il était de 873 millions en 2012 (opération en Libye) et de 1,24 milliard en 2011 (opération en Côte d'Ivoire). En 2014, la Défense avait prévu un surcoût de 450 millions d’euros – il sera compris « entre 1 milliard et 1,1 milliard d’euros », selon l’entourage de Jean-Yves Le Drian.
Pour l’an prochain, le ministre a laissé sa prévision à 450 millions d’euros. Autant dire qu’elle devrait certainement exploser, là encore autour du milliard d’euros. Et le problème ne vient pas de l’incompétence des comptables de la Défense. La sous-déclaration est en partie volontaire car elle permet au ministère de mettre tous les autres à contribution et de préserver d’autant son propre budget. « Cela fait plus de dix ans qu’on dépasse le budget Opex. En baissant la prévision à 450 millions d’euros, et comme Bercy râle tous les ans, le ministre a voulu éviter d’assumer le surcoût », explique un conseiller de défense. « Dans la dernière LPM (loi de programmation militaire – Ndlr), nous avons fait un travail d’amaigrissement de notre présence à l’étranger », justifie l’entourage de Jean-Yves Le Drian. Avant d’ajouter : « Et cela fait, en effet, que tout ne repose pas sur le ministère de la défense… »
Et tant pis si la Cour des comptes tique. Surtout, certains spécialistes du secteur craignent que cette fois, les autres ministères, déjà à l’os, n’aient plus assez de réserves pour payer les guerres de la France. « Cela allait quand tous les autres postes n’étaient pas ric-rac ! Mais cette fois, les ministères ont prévenu qu’ils se battraient comme des chiffonniers », estime le député UMP Jean-François Lamour, membre de la commission de la défense à l’Assemblée nationale. La règle veut que les ministères participent au prorata de leur budget – l’Éducation nationale sera donc le premier contributeur.
Mais même dans la majorité, certains pointent l’opacité de la pratique : « C’est un tel embrouillaminis que personne ne peut dire combien coûtent les Opex. Tout cela se fait dans les couloirs de Bercy, sans que personne ne puisse dire quel ministère paie quoi précisément. Cela pose la question du suivi et du contrôle des Opex par le Parlement. Aujourd’hui, il n’a aucun droit de regard », s’étonne le député PS Philippe Baumel, membre de la commission des affaires étrangères.
Un autre point est des plus troubles : le poste des recettes exceptionnelles. Pour 2015, elles devaient provenir de la cession de fréquences télécoms et abonder le budget de la défense pour plus de 2 milliards d’euros. Sauf que cette vente n’aura pas lieu à temps. Rien n’est prêt et les opérateurs de télécommunications sont vent debout contre une opération qu’ils jugent prématurée. Le gouvernement le sait ; il a quand même tenté le coup. Jusqu’à la semaine dernière.
Jean-Yves Le Drian a alors sorti la pochette surprise : remplacer le produit des fréquences, d'ici à leur vente, par la création de « sociétés de projet ». Il s’agirait d’une structure de leasing, codétenue par l’État et les industriels de défense, qui achèterait du matériel et des équipements auprès de ces industriels pour le prêter ensuite aux armées françaises. Une sorte de partenariat public-privé (PPP) pour faire la guerre, évoqué il y a plusieurs mois par Le Drian, mais auquel Bercy s’était fermement opposé. Cette fois, le ministre de la défense a obtenu l’arbitrage de François Hollande. « L’enjeu est à la fois de maintenir à la surface nos industriels et de respecter la LPM en finançant les équipements prévus », explique-t-on à l’hôtel de Brienne.
Concrètement, si le ministère avait besoin d’un avion ravitailleur, il l’achèterait et le paierait tout de suite à EADS, mais serait aussitôt remboursé par la « société de projet », à qui l’État paierait ensuite un loyer. Le Drian prévoit de créer plusieurs de ces sociétés, une par équipement majeur. Mais les détails du montage juridique sont encore en cours d’expertise. Personne ne sait combien l’État va devoir engager au capital (via des recettes venues de cessions de participations dans des entreprises publiques), ni quels industriels sont concernés (a priori seulement des Français, mais la réponse du ministère de la défense n’est pas définitive), ni quelles seront les garanties (par exemple en cas de casse d’un matériel de guerre), ou le montant du surcoût pour les finances publiques.
« On en est au stade du projet politique », dit-on pudiquement dans l’entourage de Jean-Yves Le Drian. « C’est très très flou », soupire une source de la défense. « Le mécanisme juridique est complexe, et il n’est pas encore sécurisé. Cela va être une course contre la montre et contre les résistances qui pourraient subsister. Je suis préoccupé par le calendrier »,estime aussi Jean Launay, député socialiste, rapporteur du budget opérationnel de la défense pour la commission des finances de l’Assemblée.
Le député UMP Jean-François Lamour va, lui, jusqu’à dénoncer un risque de perte de souveraineté en cas d’accord avec des sociétés étrangères. « D’un côté, on prône la dissuasion nucléaire au nom de l’indépendance de la France. Mais de l’autre, on va se mettre pieds et poings liés avec des intérêts privés ? » s’interroge-t-il. Avant de dénoncer un budget extrêmement fragile : « Les militaires ont validé la LPM mais ils sont déjà à la limite. Si elle est détricotée, on ne peut plus tout faire, la dissuasion, la projection et les Opex. On est sur de nombreux théâtres d’opérations mais on ne sait pas trouver 2 milliards… On a un problème de cohérence sur la doctrine, entre notre volonté d’indépendance, par exemple avec nos frappes autonomes en Irak, et l’affaiblissement de notre dispositif. » Le ministère de la défense a jusqu’à la fin de l’année pour boucler définitivement son budget.
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