« Ça fait du bien ! On sent une vraie réflexion, une vraie stratégie ! » Pierre-Alain Muet a le sourire jusqu'aux oreilles. Le député PS du Rhône fut le conseiller économique de Lionel Jospin à Matignon. Une quinzaine d'années plus tard, Muet est proche des "frondeurs" socialistes qui réclament une relance des investissements et l'encadrement des 41 milliards d'allègements de cotisations sociales qui seront accordés aux entreprises d'ici 2017. Jeudi matin, lui et une poignée de députés PS, souvent des parlementaires critiques vis-à-vis de la ligne économique du gouvernement, ont assisté, ravis, à l'audition de Lionel Jospin, premier ministre de 1997 à 2002.
Évidemment, il y a un petit côté "vintage". Lionel Jospin, retiré de la vie politique depuis son élimination au premier tour de la présidentielle 2002, a aujourd'hui 77 ans. Ce jeudi, il est venu parler des 35 heures, réforme emblématique de son passage à Matignon : l'opposition, qui ferraille depuis des années contre la réduction du temps de travail, a obtenu cet été la création d'une commission d'enquête sur « l'impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail ». Elle rendra ses conclusions mi-décembre (on peut retrouver ici le compte-rendu des premières auditions).
Bon pied bon œil, Jospin, vif, parfois drôle, vante évidemment "sa" réforme. « Il se disait alors que contre le chômage, tout avait été essayé, en vain (une formule de François Mitterrand en 1993). Nous avions décidé de rompre avec ce fatalisme », rappelle l'ancien premier ministre. Jospin se justifie d'être passé par la loi, et pas par une négociation sociale, ce qui a été beaucoup critiqué. « À aucun moment le Medef n'a laissé entendre qu'il était prêt à soutenir un tel accord. »
Jospin vante les 350 000 à 400 000 emplois créés par la réforme (données statistiques de l'Insee et de la Dares). À l'UMP Bernard Accoyer, qui dénonce les « RTT qui font rire dans le monde entier » et assure que la compétitivité française a commencé à décliner avec ces lois, Jospin demande d'en rester aux « réalités objectives ».
« Les 35 heures sont critiquées pour des raisons idéologiques ou politiques. Je reste fier d'avoir dirigé le gouvernement qui a conduit cette réforme », explique-t-il, soulignant que si la droite les a beaucoup critiquées, voire « détricotées », elle ne les a jamais supprimées. Jospin en profite pour rappeler son bilan à Matignon : une croissance plus fort qu'ailleurs en Europe, deux millions d'emplois en plus en cinq ans (« record absolu en France, y compris sous les Trente Glorieuses »), 900 000 chômeurs de moins, le déficit réduit et la Sécurité sociale à l'équilibre. Souvent critiqué pour sa rigidité, il reconnaît même quelques ratés évidents : l'extension trop rapide des 35 heures à l'hôpital alors en sous-effectif (« nous aurions dû attendre deux ans de plus »), et le fait de ne pas avoir réformé les retraites. « Nous pensions le faire dans la période qui s'ouvrirait à nouveau après 2002. Cette période ne s'est pas ouverte », dit-il, laconique.
Jamais le nom de François Hollande n'est prononcé, ni celui de Manuel Valls. Jospin évite soigneusement toute allusion, même lointaine, à la politique actuelle. Quand la rapporteure PS de la commission d'enquête, Barbara Romagnan, lui demande si poursuivre la réduction du temps de travail reste possible aujourd'hui malgré une croissance faible, il répond par une pirouette : « N'ayant pas les supposés privilèges du pouvoir, pourquoi faudrait-il que j'en aie les contraintes ? » Il gardera la réponse pour lui.
Mais dans son propos, certains socialistes présents, quasiment tous critiques vis-à-vis de la ligne actuelle du gouvernement, trouvent des motifs de réconfort. Par exemple lorsqu'il rappelle, à plusieurs reprises, que les 35 heures étaient un « engagement » du PS lors des législatives de 1997. « Les entreprises étaient contraintes, mais nous aussi nous avions nos contraintes, rappelle-t-il. (…) Le problème est de savoir, face à des représentants des grandes corporations dans la société, si quand un gouvernement s'engage devant la communauté des Français, il est fondé à vouloir respecter ses engagements ? Dans ma conception, oui. » Ou quand il insiste sur le fait que les allègements de cotisations sociales pour les entreprises étaient « liés à des créations effectives d'emplois ». Ce qui n'est pas le cas dans le pacte de responsabilité de François Hollande. Sur leurs sièges, certains députés "frondeurs", comme Christian Paul, arborent de grands sourires.
Et à la sortie, c'est bien au prisme de la ligne du gouvernement actuel que plusieurs d'entre eux commentent la prestation de Jospin. « Il insiste sur le respect des engagements et sur le fait que le coût du travail ne peut jamais être l'alpha et l'oméga de la politique économique », s'enthousiasme Paul, proche d'Arnaud Montebourg et de Martine Aubry. « Lionel Jospin a rappelé que les 35 heures ont coûté de l'argent à l’État, mais en ont aussi rapporté beaucoup, et qu'au final ça n'a sans doute coûté en net qu'un milliard et demi aux finances publiques », abonde Jean-Marc Germain, un très proche de Martine Aubry. Autrement dit : beaucoup moins que le crédit impôt compétitivité, le CICE, qui va coûter 20 milliards par an au budget de l’État, avec des effets économiques incertains (lire notre article). « Ce qui ne va pas, c'est que nous n'avons pas appliqué nos engagements du Bourget, poursuit Germain. Or quand on est aux responsabilités, on fait ce qu'on a promis. S'il n'y avait pas les 40 milliards du pacte de responsabilité à trouver, nous ne serions pas aujourd'hui dans la même difficulté », poursuit Germain. « Je l'ai trouvé bien, commente Barbara Romagnan. Il y a, c'est vrai, un petit côté nostalgique. Ça rappelle une époque où l'on était plus fier de ce qu'on faisait. On est quand même en manque de responsables de ce calibre-là. »
D'autant que pour la gauche au pouvoir, les 35 heures ne sont plus franchement assumées avec fierté. Le ministre de l'économie, Emmanuel Macron, estime qu'« elles ne semblent pas adaptées » dans certains secteurs. Il sera prochainement auditionné par la commission d'enquête. Quant à Manuel Valls, s'il jure que le gouvernement « n'a pas l'intention de revenir sur la durée légale du travail à 35 heures, d'autant que l'organisation du temps de travail peut déjà être modulée dans les entreprises via des accords collectifs », il souhaitait les « déverrouiller » en 2011, quand il était candidat à la primaire socialiste.
Dans les prochaines semaines, les "frondeurs" vont à nouveau présenter dans le cadre du débat budgétaire une série de mesures alternatives, pour réorienter vers la demande 16 des 41 milliards du pacte de responsabilité : la fusion de la CSG et de l'impôt sur le revenu, un soutien accru aux investissements des collectivités locales, la création de nouveaux emplois aidés et de contrats d'apprentissage. Sans grandes chances de succès, François Hollande excluant tout changement de ligne.
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