Au terme de quatre années d’une enquête très paisible, la commission d’instruction de la Cour de justice de la République (CJR, une juridiction d’exception, seule habilitée à instruire et à juger les délits commis par un ministre dans l’exercice de ses fonctions) vient de clore le dossier de la vente de l’hippodrome de Compiègne (Oise), dans laquelle l’ex-ministre du budget Éric Woerth est placé sous le statut hybride de témoin assisté depuis le 4 mai 2011.
Le député et maire (UMP) de Chantilly (Oise) risquait une mise en examen pour « prise illégale d’intérêts », mais elle n’a finalement pas été prononcée par les magistrats de la CJR. L’enquête est donc achevée. « Communiqué au règlement », le volumineux dossier de l’hippodrome de Compiègne vient d'être transmis au procureur général près la Cour de cassation, Jean-Claude Marin, qui a trois mois pour prendre ses réquisitions – ainsi que l’a annoncé i-Télé ce jeudi.
Deux solutions s’offrent à Jean-Claude Marin : il peut requérir soit un non-lieu en faveur d’Éric Woerth, soit son renvoi devant la formation de jugement de la CJR. Mais le procureur général, dont la prudence dans les affaires politico-financières est notoire, s’est toujours montré très circonspect sur ce dossier de Compiègne auprès de ses interlocuteurs, qu’ils soient magistrats, avocats ou journalistes. Il paraît donc logique qu’il penche toujours pour un non-lieu. En théorie, Jean-Claude Marin pourrait encore demander à la commission d’instruction de la CJR, présidée par Michel Arnould, de poursuivre ses investigations, voire de mettre Éric Woerth en examen. Mais en théorie seulement.
Une fois ces réquisitions prises, c'est la commission d’instruction qui aura le dernier mot. Elle pourrait encore (là encore, en théorie du moins) décider de renvoyer Éric Woerth devant la formation de jugement de la CJR. Mais cette hypothèse paraît bien peu crédible, la commission d’instruction n’ayant pas même jugé bon de mettre Éric Woerth en examen. On s’achemine donc vers un enterrement de première classe.
Le dossier de l’hippodrome de Compiègne a pourtant tous les ingrédients du scandale d’État. Des terrains forestiers protégés, mais vendus sans autorisation. Un hippodrome bradé. Une décision prise dans l’urgence. Le tout cédé à des amis, pour complaire à l’influent sénateur et maire (UMP) de Compiègne, Philippe Marini. Et avec des inquiétudes, à l’avenir, sur la protection du site forestier.
Longtemps loué à la Société des courses de Compiègne (SCC), l'hippodrome du Putois ne lui a finalement été cédé qu'à cause de l'insistance d'Éric Woerth, alors que le ministère de l'agriculture et l'ONF s'y opposaient, les forêts domaniales ne pouvant être vendues par l'État. En 2003, une demande de rachat avait été présentée et était immédiatement repoussée par Hervé Gaymard, alors ministre de l'agriculture. Depuis l'Édit de Moulins pris par Charles IX (1566), les textes n'ont pas bougé : les forêts domaniales sont des domaines publics inaliénables.
En ne payant à l’État que 2,5 millions d'euros, la Société des courses de Compiègne (SCC) a fait une affaire miraculeuse, comme le montre le rapport des trois experts remis le 13 janvier 2012 à la CJR, dont Mediapart a révélé le contenu. Après avoir visité et mesuré l'ensemble des terrains, des installations et des bâtiments, les trois experts en arrivent à l'estimation des biens. S'il était « libre de toute occupation », le foncier (47 hectares, plus une bande de terrain de 10 hectares) vaudrait, selon eux, 3,3 millions d'euros. Dans le même cas de figure, les bâtiments (qui représentent quelque 3 667 mètres carrés de surface utile pour l'hippodrome et 1 331 mètres carrés pour le golf) vaudraient 6,1 millions d'euros, les équipements 2,4 millions, et les végétaux 1,1 million. Soit une estimation théorique globale de 12 969 753 euros précisément.
Pour tenir compte de l'occupation du bien, les experts appliquent un « coefficient minorateur » de 20 % au foncier et aux bâtiments. La valeur de l'ensemble devient alors de 11 088 470 euros. Ils apposent ensuite un abattement de 25 % au terrain nu, au couvert arboré, aux bâtiments et aux équipements, cela « afin de prendre en considération l'obligation de conserver la même destination pendant 50 ans », stipulée dans l'acte de cession. Leur estimation finale du bien est la suivante : « 8 316 352 euros, arrondis à 8,3 millions. » C'est-à-dire trois fois et demie les 2,5 petits millions reçus par l'État.
Pour bien se faire comprendre, les experts concluent leur rapport de 152 pages en ces termes : « La valeur vénale du foncier, des équipements et des bâtiments dégagée ci-dessus est de nature à remettre en cause le bien-fondé du prix payé à l'État par la Société des courses de Compiègne au regard des stipulations des articles 25 et 26 de la convention d'occupation. » Les experts notent, par ailleurs, que rien ne s'oppose – depuis la vente litigieuse – au défrichement des terrains forestiers ni au morcellement de la propriété nouvelle. Autrement dit, on ne peut exclure à l'avenir une opération immobilière ou spéculative, ne serait-ce que sur une parcelle.
Deux anciens ministres de l’agriculture, Hervé Gaymard et Bruno Le Maire, ont été entendus comme témoins par la commission d’instruction de la CJR, et ont contredit Éric Woerth, comme l’a révélé Mediapart le 10 juillet dernier.
Ministre de l’agriculture de 2002 à 2004 (il est par ailleurs président du conseil d’administration de l’Office national des forêts depuis 2010, et député UMP), Hervé Gaymard a été interrogé le 7 avril dernier par la commission d’instruction de la CJR. Questionné sur le statut inaliénable de l’hippodrome et des terrains forestiers dans lesquels il est imbriqué, Hervé Gaymard s’est montré très clair. « En droit, la question m'a été exposée de manière assez simple. Le domaine de l'hippodrome de Compiègne faisait partie de la forêt domaniale de Compiègne. C'est sur ce fondement que j'ai opposé un refus. Il n'était pas question à ce stade de savoir si, en fait, le domaine de l'hippodrome constituait véritablement une forêt en raison de son boisement », a-t-il déclaré.
Bruno Le Maire, qui a été ministre de l’agriculture de 2009 à 2012, et est actuellement député (UMP), a pour sa part été interrogé comme témoin le 17 janvier dernier par la commission d’instruction de la CJR. Entretenant des relations « tout à fait cordiales » avec son collègue Éric Woerth, Bruno Le Maire entend parler incidemment du projet de cession de l’hippodrome et des terrains forestiers de Compiègne en juin 2009. À la fin de cette même année 2009, le ministre de l’agriculture apprend que la vente s’est décidée sans lui, alors qu’il est mobilisé à temps complet par la crise du lait.
« Dans ce contexte-là, je suis informé par mon directeur de cabinet, Pascal Viné, dans le courant du mois de novembre 2009, que la vente de l'hippodrome se fait. À l'époque, je n'ai jamais entendu parler de l'hippodrome de Compiègne et cela me semblait un sujet, au regard des autres, accessoire et technique. Le point important, à mes yeux, est que le ministère de l'agriculture est mis devant le fait accompli. En novembre 2009, je donne deux instructions à mon directeur de cabinet : la première instruction est de traiter ce dossier au niveau des cabinets, la deuxième est de défendre les intérêts des forêts domaniales dont j'ai la responsabilité. Ces deux angles ont guidé mon action d'une manière constante dans cette affaire », a déclaré Bruno Le Maire.
Selon lui, le passage en force du ministre Woerth est manifeste. « Je savais, au vu de la description que mes collaborateurs m'en avaient faite, qu'il y avait un débat très complexe sur le statut juridique de l'hippodrome de Compiègne, mais je ne suis jamais entré dans ce débat. L'élément essentiel sur lequel mon attention avait été appelée, était que nous avions été mis devant le fait accompli. En effet, si le processus de la vente lui-même relevait de la compétence du service des Domaines, je ne pouvais que réagir à la manière dont il m'avait été présenté et ma responsabilité de ministre chargé de la défense des forêts me conduisait à cette réaction. Vous me demandez quelle aurait été la voie normale du processus de vente. Je vous réponds que le processus de vente normal aurait été qu'un accord intervienne entre le ministère du budget, d'une part, et le ministère de l'agriculture, d'autre part. C'est précisément pour cette raison que j'ai donné pour instruction à mon directeur de cabinet, M. Viné, de rechercher une solution entre les deux cabinets. »
Au vu du dossier, le parcours de la demande faite par la Société des courses de Compiègne est très politique. Le président de la SCC, Antoine Gilibert, est membre de l’UMP et surtout un ami proche de Philippe Marini, lui-même membre de la SCC. Lors des perquisitions, des documents ont été découverts indiquant que la SCC voulait créer un restaurant panoramique dans l’hippodrome, et valoriser le site pour accroître ses recettes. La lettre du 15 mai 2009 dans laquelle la SCC dit son souhait d’acquérir l’hippodrome est remise par son président d’honneur, Armand de Coulange, à son ami Christian Patria, un cacique local de l’UMP, député puis suppléant d’Éric Woerth, et également membre de la SCC. Le ministre Woerth, lui, transmet cette lettre directement à son conseiller chargé de la politique immobilière de l’État, Cédric de Lestranges, pour enclencher le processus de vente. Le ministère de l’agriculture et l’ONF n’en sont pas encore avisés.
Tous ces éléments – ainsi que d'autres indices – n'ont pas suffi, aux yeux de la CJR, à caractériser une infraction qu'aurait pu commettre Éric Woerth. On en reste donc, dans son cas, au statut hybride de témoin assisté, entre le mis en examen et le simple témoin. Censée travailler à la manière d’un juge d’instruction, la commission d’instruction de la CJR a pour habitude d’interroger ses « clients », d'anciens ministres, sur un mode plus courtois qu’incisif, comme si l’on conviait des éminences à prendre le thé dans la bonne société. La suppression de la CJR, une juridiction d’exception, critiquée pour sa lenteur et sa mansuétude, figurait parmi les promesses de campagne de François Hollande en 2012.
À la décharge de la CJR, le peu d'empressement mis par les juges Roger Le Loire et René Grouman, du pôle financier de Paris, à instruire le volet non ministériel de l’affaire de Compiègne, dans laquelle aucune mise en examen n’a été prononcée à ce jour, explique en partie le sort plutôt favorable réservé à Éric Woerth à la CJR. Les juges Le Loire et Grouman se sont en effet contentés d'effectuer quelques actes d'instruction, et de placer sous le statut de témoin assisté le président de la SCC, Antoine Gilibert, et son prédécesseur, Armand de Coulange.
Sur un autre front, un syndicat forestier de l’ONF, le Snupfen, ainsi que deux députés écologistes, Noël Mamère et François de Rugy, ont chacun demandé l’annulation de la vente de l’hippodrome devant le tribunal administratif. Sans succès.
Quant à Éric Woerth, s’il peut espérer se sauver du dossier Compiègne, il lui reste d’autres rendez-vous plus inquiétants avec la justice. Il sera jugé pour « recel » d’espèces frauduleuses, dans le volet principal de l'affaire Bettencourt, à partir du 26 janvier prochain, devant le tribunal correctionnel de Bordeaux. Et l’ancien ministre comparaîtra encore à Bordeaux, à partir du 23 mars, pour « trafic d’influence » dans l’affaire de la Légion d’honneur accordée à Patrice de Maistre. Il aura encore besoin de l'habileté de son avocat, Jean-Yves Le Borgne.
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