C'est la rentrée des ministres remaniés. Plus d'un mois après leur départ du gouvernement, Benoît Hamon, Arnaud Montebourg et Aurélie Filippetti veulent relancer le débat sur la politique menée par François Hollande et Manuel Valls. L'ancien ministre de l'éducation réunit ses amis dans les Landes et l'ex-défenseur du “made in France” au redressement productif a rendez-vous dans le Gard avec ses partisans. Quant à la ministre de la culture de mai 2012 à août 2014, elle s'explique dans un entretien à Mediapart sur son départ volontaire du gouvernement de Manuel Valls. « Un choix de conscience » face à l'échec de la politique économique de l'exécutif, « longuement mûri » après l'épisode de Florange et l'austérité appliquée au budget de la culture, dit Aurélie Filippetti. En creux, elle décrit un président de la République incapable de résister à la « doxa libérale » et à la technocratie.
Redevenue députée, l'élue de Moselle va s'investir à la commission des finances de l'Assemblée nationale où elle compte voter des amendements pour rééquilibrer la politique de l'offre du gouvernement, pour encourager davantage la demande. « On peut et on doit opérer un vrai changement de la politique économique. Il est toujours temps de le faire », explique l'ancienne ministre, qui s'afflige également des commentaires sexistes ayant accompagné la révélation de sa relation avec Arnaud Montebourg.
Mediapart. Vous avez quitté le gouvernement de Manuel Valls fin août, en écrivant une lettre dénonçant les renoncements de la gauche au pouvoir. Regrettez-vous cette décision ?
Aurélie Filippetti. Rien de ce qui s’est passé depuis ne m’amène à regretter ma décision, bien au contraire. Je ne faisais pas partie des ministres « sans état d’âme » et heureusement. C’est une décision que j’ai longuement mûrie et que j’ai prise pour des raisons politiques de fond. C’est un choix de conscience. J’avais une série de désaccords et je pensais qu’il fallait rapidement des inflexions dans la politique menée pour redonner confiance au peuple de gauche. Il ne faut jamais oublier qui vous a fait roi. Quand j’ai pris cette décision, j’ai estimé que les conditions de cette confiance étaient rompues. J’ai jugé que j’étais davantage à ma place à l’extérieur, en reprenant ma liberté de parole et d’action sur le terrain pour incarner une partie de la gauche. On ne peut pas penser que l’on va dans le mur et ne pas chercher à agir pour l’empêcher.
Vous êtes tout de même restée ministre pendant deux ans et demi. À quel moment avez-vous pensé que vous n’aviez plus votre place au gouvernement ?
Le moment de Florange a été un révélateur (Aurélie Filippetti avait soutenu la nationalisation des hauts-fourneaux et s’était publiquement démarquée de Jean-Marc Ayrault – Ndlr), mais c’était trop tôt. Quand on accepte une fonction ministérielle, on doit assumer et savoir serrer les dents pendant un temps donné, et mes dossiers culturels me tenaient à cœur : le plan d’aide à la librairie, l’exception culturelle, la loi sur l’indépendance de l’audiovisuel, la féminisation des nominations dans le monde de la culture.
Partir n’est pas une décision facile à prendre, même quand on a des doutes profonds. Il faut se décider par rapport à des moments : la discussion sur la ligne économique a été ce moment. Ce débat aurait dû pouvoir avoir lieu au sein du gouvernement, tout simplement parce qu’il a lieu partout ailleurs, dans le pays, en Europe et parmi les économistes. Il aurait dû aboutir à des inflexions.
J’ai été la ministre qui a dû assumer – et c’est le rôle d’un ministre d’assumer un choix collectif même quand il l’a combattu – la baisse du budget de la culture de 6 % sur deux ans, dont 4 % dès la première année. C’était une décision très lourde et c’était inutile. La culture représente 0,75 % du budget de l’État ; ce n’est donc pas comme cela que l’on réduit les déficits. La culture aurait dû être préservée, parce qu’elle est un symbole et une force pour la France. C’était déjà un symptôme de la politique d’austérité qui a jeté la France, mais aussi l’Europe, dans une situation de blocage économique.
Cette décision sur le budget de la culture se prend assez vite après l’élection de François Hollande…
Elle est prise tout de suite.
Le virage du quinquennat vers une politique de l’offre et la focalisation sur la réduction du déficit public se fait dès le 6 mai 2012 ?
La question de la réduction du déficit était présente dans la campagne présidentielle. Mais elle ne résumait pas, à elle seule, le pacte de confiance et d’espoir avec le peuple de gauche qui était le seul pacte que l’on aurait dû suivre. Elle n’aurait pas dû devenir un mantra.
Vous étiez de l’équipe de campagne de François Hollande, vous avez même été sa porte-parole. Vous n’avez vu aucun signe précurseur ? Cette inflexion politique est-elle la conséquence d’une crise plus grave que prévue ou bien le révélateur des véritables convictions du chef de l’État ?
La doxa idéologique libérale exerce une pression extrêmement forte sur tous les gouvernants. Tout comme celle qu’impose la technocratie. Et je ne parle pas seulement de la technocratie de Bruxelles, mais celle qui existe en France. Il est très difficile de résister à cette pression. Il faut une volonté politique très forte. Face au discours ambiant qui présentait les politiques d’austérité comme l’unique solution, il aurait fallu être plus imaginatif.
Malheureusement, même s’il y a eu les emplois d’avenir et un effort notable pour l’éducation nationale et la justice, la priorité a été de tenter de convaincre les marchés plutôt que le peuple. Notre électorat a été désorienté. Et sans résultat. La situation a même empiré pour le chômage. C’est un drame absolu. Car c’est la baisse du chômage qui peut permettre de recréer de la croissance et donc de faire rentrer de l’argent dans les caisses pour réduire les déficits.
Mais vous avez été un des soutiens de François Hollande dès la primaire ! Ministre, vous avez aussi fait partie de ceux qui ont défendu le remplacement de Jean-Marc Ayrault par Manuel Valls. Quelle est la cohérence de ces choix avec votre discours aujourd’hui ?
Dans la primaire, François Hollande était à mes yeux le plus à même de l’emporter, de gagner contre Nicolas Sarkozy et de donner confiance à ceux qui aspiraient à un vrai changement. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit. Il a gagné l’élection. Il avait une position rassembleuse et j’appréciais sa manière assez simple de vouloir incarner la fonction présidentielle. L’idée du “président normal” avait été mal interprétée, mais sa volonté de laïcisation du rapport au pouvoir me semblait très saine. Il aspirait à être président de la République, tout en ayant une forme de lucidité par rapport à lui-même, réjouissante dans un monde politique souvent contaminé par le mythe de l’homme providentiel. Il était entouré de gens motivés et engagés politiquement, pas de technocrates coupés du monde.
Quant à Manuel Valls, il a joué un rôle crucial dans la campagne présidentielle. Il en était le pivot. Après près de deux ans au pouvoir, nous vivions une vraie crise dans le fonctionnement gouvernemental : il fallait un changement fort avec une personnalité disposant de charisme et d’autorité et qui pouvait, là encore, rassembler les familles de la gauche. La composition du premier gouvernement de Manuel Valls, avec Benoît Hamon à l’Éducation par exemple, montrait que les cartes étaient rebattues, l’ensemble des familles socialistes étaient présentes…
Mais les écologistes étaient partis ! Vous faisiez donc partie de ceux qui pensaient que même si Manuel Valls était à la droite du PS, il aurait l’intelligence tactique de la situation…
Oui. Et qu’il saurait entendre les mécontentements et précisément être là où on ne l’attendait pas. Et porter un virage sur le fond. Le fonctionnement gouvernemental a tout de suite été plus efficace. Mais, sur la ligne politique, l’attente n’a pas été exaucée. J’ai tout de même obtenu, avant de partir, la sanctuarisation du budget et des emplois de la culture pour les trois ans à venir.
Le discours du Bourget a-t-il été trahi ?
Le discours du Bourget a montré qu’on pouvait être élu président de la République en 2012 avec un discours de gauche. Cela signifie que nous ne devons pas nous excuser d’être de gauche. Ni toujours chercher à donner des gages à ceux qui portent une vision très idéologique et néolibérale du monde et qui ont d’autres représentants dans le monde politique.
J’entends souvent dire que la gauche n’est pas majoritaire dans ce pays : elle l’a été en 2012. Nous devons nous inspirer des économistes, des chercheurs, de la société civile, de la participation citoyenne, pour trouver de nouvelles solutions économiques, qui soient des réponses de gauche. Les recettes libérales ont fait la preuve de leur nocivité.
Donc le discours du Bourget a été trahi par François Hollande ?
Le discours du Bourget semble avoir été oublié.
Comme ministre de la culture, vous avez vu votre budget baisser et les intermittents du spectacle dénoncer leur nouveau régime. Vous n’étiez d’accord sur aucun des deux points. Pourquoi avez-vous perdu tous ces arbitrages ?
L’offensive de Bercy sur le budget de la culture a été très forte. J’ai aussi dénoncé celle du Medef sur les intermittents.
Mais vous êtes-vous assez battue ? Ou bien avez-vous, vous aussi, été prise dans la machine technocratique que vous dénoncez aujourd’hui ?
Je me suis énormément battue en interne. J’ai essayé de le faire le plus longtemps possible dans la plus grande loyauté possible. Je tentais d’infléchir les décisions sans avoir à exprimer des désaccords publics. C’était ma conception de la vie ministérielle : se battre jusqu’au bout, et n’aller chercher l’expression médiatique qu’au dernier moment.
Maintenant que vous êtes redevenue députée, vous voulez incarner une « partie de la gauche ». Dans votre lettre de départ du gouvernement, vous avez parlé d’une « politique réaliste mais de gauche ». Quelle est cette gauche ?
La gauche, c’est le présupposé de l’égalité entre les citoyens. Ce n’est pas seulement un objectif mais un point de départ. Et l’idée que la réussite des individus est le fruit d’une œuvre collective. La société n’est pas l’ennemie de l’individu mais l’un des leviers de son épanouissement. Il faut donc donner à chacun les moyens de s’inventer dans la vie sociale. Cela passe par des politiques de redistribution, par la promotion de valeurs qui ne soient pas seulement matérielles, mais humanistes, la culture, l’éducation au premier rang.
Mais vos anciens camarades du gouvernement disent que cette gauche de la redistribution est celle du XXe siècle, qu’elle n’est plus adaptée au monde dans lequel on vit et que les électeurs n’en veulent plus, puisqu’ils votent à droite ou à l’extrême droite, plutôt qu’à la gauche de la gauche.
Mais les électeurs ont voté pour cela en 2012 ! C’était la gauche de 2012. Si les gens se tournent aujourd’hui vers le Front national, c’est bien plus par défiance vis-à-vis de la parole politique que par adhésion à leurs propositions. Leurs solutions sont des impasses, tout le monde le sait. Le vote FN est une critique très forte de la trahison de la confiance dans la politique. Pour réussir, il faut de la confiance et des solutions innovantes.
Quant à cette accusation de passéisme, elle est elle-même très idéologique. Une juste régulation économique est un idéal moderne. À l’inverse, on pourrait dire que le néolibéralisme déterritorialisé est une vision économique du XIXe siècle. Un exemple : entre le modèle économique monopolistique ravageur d’Amazon, dénoncé par des centaines d’auteurs cet été, et un dense réseau de librairies territorialisées variées, le plus moderne et le plus pertinent n’est pas forcément celui qu’on croit. Diffuser des films sur internet, c’est bien, participer au financement de leur création, c’est ce qui a permis au cinéma français d’être le deuxième au monde.
Vous siégez de nouveau à l’Assemblée, à la commission des finances. Que pensez-vous du budget pour 2015, présenté mercredi, et que vous allez examiner ?
On est en récession profonde en Europe à cause de l’austérité. Dans ce budget, il y a eu une très légère inflexion sur le rythme de réduction des déficits. Mais la politique dite de l’offre est toujours la seule boussole. Il y a clairement un manque sur la demande, aujourd’hui totalement bloquée. On fait 12 milliards pour les entreprises et 3 milliards pour les ménages : le rééquilibrage est insuffisant. Je soutiendrai certains amendements allant en ce sens.
Ceux qui seront défendus par les députés “frondeurs” ?
Mes votes seront libres. Je travaille beaucoup avec Pierre-Alain Muet, qui a voté la confiance tout en ayant une parole forte sur la politique économique (lire notre entretien avec Pierre-Alain Muet – Ndlr). Je voterai en conscience et surtout en responsabilité vis-à-vis de mes électeurs.
Vous auriez voté la confiance ?
La question ne se pose pas. Je n’étais pas encore redevenue députée. Ma position, je l’ai exprimée le 25 août, et de manière je pense suffisamment forte, en quittant le gouvernement.
Vous estimez que vos électeurs vous demandent de défendre une inflexion sans rompre avec le gouvernement ?
Les électeurs, y compris les jeunes, sont mécontents et décontenancés, voire désenchantés. Ils attendent des résultats en terme d’emplois et de crédibilité de la parole politique. On peut et on doit opérer un vrai changement de la politique économique – ce que j’appelle un virage sur l’aile. Il est toujours temps de le faire. Tout est ouvert.
François Hollande et Manuel Valls ont pourtant clos le débat.
L’Assemblée a un rôle à jouer. Il y a une vie au sein du groupe socialiste : elle est très agitée et c’est très sain ! On ne peut pas être sourd à ce que nous disent les gens, partout, tout le temps. Il faut que cela se retrouve au sein de la majorité. C’est très utile. Sinon, on serait dans un syndrome Potemkine. L’esprit de cour doit s’arrêter aux portes de l’Assemblée nationale.
Il faut aussi relancer le chantier, que l’on a abandonné, d’un changement institutionnel. Il faut une VIe République, avec une répartition moins monarchique du pouvoir. Le système de la dyarchie à la tête de l’État, qui confine à l’absurdité kafkaïenne, est à bout de souffle. Il faut un pouvoir plus horizontal, et des contre-pouvoirs plus structurés.
Cette architecture institutionnelle est-elle une des raisons de l’échec du début du quinquennat ?
François Hollande est victime de l’ultra-personnalisation du pouvoir dans la Ve République. Cela ne correspond pas à son habitus personnel. Mais quelqu’un à qui on donne les pouvoirs du président de la République a tendance à vouloir les exercer et à s’y enfermer. On se laisse happer par cette mécanique à laquelle il est très difficile d’échapper. Il faut donc un changement institutionnel pour ne pas devoir s’en remettre à la « vertu » individuelle, comme disent les philosophes…
La révélation de votre relation avec Arnaud Montebourg a conduit à une relecture machiste de votre départ du gouvernement selon laquelle vous n’auriez fait que le suivre.
Je ne laisserai pas s’installer cette lecture. Je suis députée de Moselle depuis 2007. Je suis engagée en politique depuis 15 ans et j’ai gagné des élections législatives, cantonales, municipales à Metz avec le maire Dominique Gros. J’ai expliqué les raisons de mon départ de manière très claire dans une lettre que j’ai rendue publique. Il est regrettable que l’on en soit toujours là vis-à-vis des femmes politiques, mais le machisme est aussi une manière bien commode d’éviter de répondre aux questions gênantes que je posais dans cette lettre restée sans réponse. C’est donc à nous de les inventer, ces nouvelles réponses dont la gauche a besoin.
BOITE NOIREL'entretien a eu lieu vendredi à Paris. Il a été relu et légèrement modifié par Aurélie Filippetti.
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